Irina Antonova*

Résumé : Lorsque le Kazakhstan a obtenu son indépendance en 1991, le théâtre devient un champ de conflits organisationnels, artistiques et idéologiques. Le pouvoir politique continue à suivre le système soviétique de gestion de la culture, y compris pour le théâtre. Dans les conditions concrètes d’existence de la collectivité du théâtre alternatif, l’idée d’organiser un festival international de théâtre est apparue dans la capitale culturelle du Kazakhstan, Almaty, en 2013. Cet événement a été mis en œuvre par des gestionnaires de théâtre jeunes et ambitieux, qui, malgré l’absence d’allocations de l’État, réunissent tous ceux qui étaient opposés aux institutions « officielles » de la culture.

Mots-clés : théâtre du Kazakhstan, communauté théâtrale, festival international des arts visuels, théâtre indépendant.

Depuis sept décennies, le théâtre professionnel au Kazakhstan a fait partie intégrante de l’espace théâtral soviétique et de son système idéologique. Quand les processus de stagnation se renforçaient dans toutes les sphères de la société soviétique, le théâtre du Kazakhstan représentait de plus en plus, volontairement et involontairement, des traits de la société de crise. Il convient de souligner que nous ne parlons pas seulement du théâtre kazakhophone, mais aussi des autres théâtres nationaux qui ont fonctionné sur le territoire du Kazakhstan soviétique (les théâtres du Kazakhstan ont joué et jouent jusqu’à présent en six langues : kazakh, russe, ouïgour, coréen, ouzbek et allemand). La pression idéologique sur les collectifs théâtraux du côté de la machine d’État, la position humiliante du théâtre en qualité de vecteur obéissant d’idées du « réalisme socialiste », qui était la seule méthode artistique permise, ainsi que le décrochage croissant de la majorité des théâtres soviétiques de province du processus théâtral mondial ont rapidement relégué les théâtres du Kazakhstan aux limites du monde du théâtre.

Après 1989

Suivant l’effondrement de l’URSS, le théâtre du Kazakhstan est devenu un champ de conflits idéologiques, artistiques, organisationnels. Pendant un quart de siècle d’indépendance, le pouvoir politique a conservé non seulement le système soviétique de gestion publique en matière de culture, notamment théâtrale, mais a continué à s’opposer aux manifestations de tendances non traditionnelles du théâtre national, ainsi qu’à l’existence de quelques compagnies de théâtre indépendantes. La machine bureaucratique de gestion culturelle, se considérant à juste titre comme une partie importante du travail idéologique d’éducation patriotique, mise sur le soutien et la promotion de professionnels « solides ».

Dans de telles circonstances, semble-t-il, il est temps de faire revivre le célèbre underground comme forme la plus probable d’une collectivité théâtrale contestataire. À l’époque soviétique, l’underground culturel (surtout musical et artistique) avait, de façon perceptible, beaucoup influencé le contenu de la culture soviétique dans son ensemble. Cependant, cela n’existe pas au Kazakhstan aujourd’hui.

La première raison est l’absence réelle d’underground théâtral sur le territoire du Kazakhstan pendant la période soviétique. Il convient de noter que dans les années 1960 à 1970, la République possédait un underground artistique très intéressant et original, dont les idées permettent même aujourd’hui aux artistes du Kazakhstan de se positionner activement sur le marché international de l’art. Pourquoi ce phénomène n’a-t-il pas surgi et ne s’est-il pas développé dans la sphère théâtrale ? De toute évidence, parce que le théâtre a toujours été un domaine trop lourd et peu maniable, et avait une structure interne complexe de subordination, en reproduisant totalement le système bureaucratique de la société. L’artiste (le peintre, le sculpteur) pouvait créer seul, en dehors du cadre de toute institution culturelle ; le comédien, jamais. Dans le système culturel soviétique, il ne pouvait que faire partie d’un ensemble, sinon d’un théâtre, d’une autre organisation théâtrale ou musical.Il ne pouvait pas organiser ses activités de sa propre initiative. Cette situation a conduit au développement de plusieurs générations de comédiens et de metteurs en scène qui étaient convaincus que le champ professionnel est séparé du non professionnel par un mur infranchissable constitué de diplômes d’études reçus et de l’affiliation indispensable de l’acteur à une quelconque institution de théâtre d’État. Dans ce système, le spectateur jouait un rôle de contemplateur d’un objet d’influence idéologique et esthétique. Les peintres et les sculpteurs, avec leur pratique de co-création, d’exposition et de communication, étaient beaucoup plus disponibles dans le cadre d’un appartement privé, d’un grenier, d’une cave ou d’autres locaux similaires. Le théâtre a toujours été perçu comme un temple, c’est-à-dire un bel endroit, mais pas « le sien ».

Une zone de liberté

Contrairement à ceux qui aimaient le théâtre, les amateurs soviétiques d’art et de musique rock ont eu l’occasion de « respirer librement » chez quelqu’un dans le « kvartirnik » artistique ou musical (il s’agit d’un concert illégal ou d’une exposition dans l’appartement d’un particulier). La communauté des spectateurs de théâtre (qui existe encore aujourd’hui) faisait partie de l’intelligentsia soviétique, des gens cultivés et instruits, qui ont joué le rôle d’experts en théâtre, assidus à toutes les premières. Plus ces experts vieillissaient, plus leurs évaluations et leurs attentes étaient rétrospectives. Après l’effondrement de l’Union soviétique et de l’idéologie artistique dépassée, les théâtres d’État ont commencé à s’agiter pour conserver leurs anciens admirateurs (plus exactement, leurs amateurs vieillissants), et attirer l’attention des jeunes. Cependant, dans les conditions de surabondance d’information, il n’était pas facile de le faire. Certaines mises en scène de compromis qui ont été faites sur le principe « comme cela se fait aujourd’hui en Occident » (à savoir, des œuvres classiques en costume moderne, un pêle-mêle de constructions incompréhensibles sur la scène, une musique tonitruante, une parole indistincte et des mouvements hystériques des comédiens), ont mis en colère certains et en ont amusé d’autres. La critique théâtrale était alors silencieuse. Les jeunes critiques n’ont pas été en mesure de parler publiquement, d’ailleurs, ils n’y étaient pas habitués par le système de l’enseignement professionnel dans son ensemble. Ceux à qui cela était permis ont fait une pause, sachant que les outils théâtrologiques qu’ils ont acquis il y a trente ou quarante ans sont absolument dépassés et ne peuvent plus être applicables à l’analyse du théâtre contemporain. Ils n’ont pas d’autres moyens.

Les théâtres professionnels étaient de nouveau livrés à eux-mêmes dans leur recherche incohérente. Après leur agitation, ils ont pris la décision raisonnable de ne pas bouleverser par leurs expériences la machine d’État de la gestion culturelle qui les avait sérieusement soutenus dans leurs périodes difficiles.

Le début du siècle actuel n’a rien apporté de fondamentalement nouveau, mais une nouvelle génération émergeait progressivement, sentant une faim culturelle et spirituelle aiguë. La deuxième décennie du xxie siècle a soudainement révélé l’existence auparavant cachée d’une grappe entière de compagnies théâtrales indépendantes qui, de temps en temps, ont présenté leurs spectacles, fondamentalement différents de ce qu’ils avaient appris (si tant est qu’on les enseignât) dans la seule école de théâtre du pays. Presque toutes ces collectivités théâtrales se sont retrouvées à Almaty, dans la capitale culturelle du Kazakhstan.

Naissance d’un festival

En 2012, à l’initiative de la fondation culturelle privée « Ya.N.O.T. » et de sa jeune directrice Olga Soultanova, une enquête sur les attitudes à l’égard du théâtre a été menée parmi les jeunes de la ville d’Almaty âgés de seize à vingt-cinq ans. Les résultats de l’enquête, prévisibles, ont été décevants : 80 % des représentants de la jeunesse d’Almaty n’ont pas mentionné le théâtre dans leurs préférences culturelles et de divertissement, et ce fait a été l’un des moteurs d’une initiative culturelle privée unique, à savoir la tenue à Almaty du premier festival des théâtres de la jeunesse de la ville, « Révélation ». La présence dans la plus grande ville du pays (la population d’Almaty est de plus d’un million et demi d’habitants) d’un si grand nombre de théâtres d’après les standards du Kazakhstan (au total en 2012, vingt-deux groupes de théâtre urbains ont été identifiés : neuf publics et treize privés) a stupéfié, de toute évidence, non seulement les initiateurs du festival, mais aussi les chefs du département de la culture de la ville, devenant pour eux une véritable révélation. Le résultat de cette révélation générale a été un soutien matériel tout à fait tangible du premier festival, en 2013, par le akimat (la mairie) de la ville et son administration de la culture.

En 2014, le festival Révélation a tenté encore une fois d’attirer l’attention du département de la culture : un représentant du département a été élu président du jury international. Cependant, après cela, le flirt momentané des organisateurs avec les structures culturelles autoritaires de la ville a pris fin. Les fonctionnaires « culturels » ont fait le point très rapidement sur la situation, et ont préféré agir désormais en stricte conformité avec leurs positions et les attitudes du ministère de la Culture, c’est-à-dire, sans refuser directement, mais en retardant la décision sur la question jusqu’au moment où elle ne serait plus d’actualité. Par conséquent, les organisateurs en étaient réduits à faire les trois festivals suivants sans aucune aide, financière ou autre, des structures officielles, en se fondant uniquement sur des liens personnels et le parrainage, ce qui n’a pas été facile à obtenir. Les sponsors potentiels au Kazakhstan préfèrent soutenir des actions plus compréhensibles par leur produit final et moins illusoires par leurs objectifs.

Le festival a été conçu dans le but de former dans la ville d’Almaty (et puis, peut-être, dans le pays) une nouvelle « communauté théâtrale », en combinant les amateurs de théâtre d’Almaty de différentes générations, ainsi qu’en encourageant les médias à regarder le théâtre sous un angle différent. Pour atteindre cet objectif, on a approché, pour participer au premier festival, surtout des compagnies de jeunes indépendantes.

Théâtre de danse des sœurs Gabbassovs.Sans paroles. Photo : Marina Konstantinova

Le premier festival a offert un petit programme de dix spectacles (dont deux ont été présentés par le théâtre d’État) et a rencontré le succès. L’affiche du festival a frappé par les noms de dramaturges importants : Anton Tchekhov, Andreï Platonov, Franz Kafka, Sophocle, Bertolt Brecht… Cela a suscité un vif intérêt du public qui s’habituait progressivement, au fil de plusieurs années, à des performances commerciales, et pour qui la mise en scène créative ou les jeux brillants des acteurs sont restés dans un passé lointain. Cependant, le niveau des spectacles du premier festival était désespérément bas. Les membres du groupe de théâtre officiel – du théâtre kazakh Aouézov et du théâtre de marionnettes – se sont démarquésdans l’ensemble par leurs techniques professionnelles et leurs poncifs travaillés, sans que cela soit considéré comme une révélation.

Le théâtre d’Etat des marionnettes (Kazakhstan). Cœur de la Mèred’E. Ionov.
Photo : Diana Balayan

En ce qui concerne les compagnies indépendantes, les spectacles de la plupart d’entre elles s’apparentaient à un club de théâtre amateur, ou à des représentations d’étudiants. Elles ont essayé de masquer l’incompétence et le mauvais goût par l’effronterie et l’impertinence. Le festival qui venait de naître se trouvait clairement dans une impasse : les professionnels, ayant fureté avec plaisir dans la direction des « amateurs », ont méprisé ouvertement une telle « union corporative ». Les « indépendants » se convainquaient de l’incapacité fondamentale des « dépendants » à percevoir les formes théâtrales contemporaines. La critique méditait, comprenant ce qui s’était passé, mais pour toute conclusion, les raisons étaient encore absentes. Le public n’avait qu’à attendre ce qui allait se passer ensuite.

Théâtre expérimental des jeunes « Les Visages » (Kazakhstan). Antigone de Sophocle. Photo : Marina Konstantinova

Le deuxième festival – et tous les suivants – a changé de format, en se proclamant festival international et ayant invité des théâtres de la CEI[1] à participer, notamment ceux de l’ex-Union soviétique. L’Ukraine, l’Ouzbékistan, l’Arménie et la Russie ont répondu. On a invité, de Russie, le célèbre Gogol-Centre de Moscou, avec Neuf de Valéri Petcheïkin (mise en scène Sergueï Vinogradov), et La Vieille Maison, de Novossibirsk qui a présenté Peer Gynt, un spectacle très fort, de Henrik Ibsen (mise en scène Antonio Latella, Italie). Mais la bombe du festival a été La Pluie derrière le mur (théâtre The Ilkhome, mise en scène Vladimir Pankov), d’après la pièce du musicien rock Youri Klavdiev.

Secouer le public

De toute évidence, l’invitation de The Ilkhome avait pour but de « faire exploser » la communauté théâtrale d’Almaty etd’initier le public au nouveau lexique théâtral et verbal. Mais il y avait une circonstance intéressante. Les organisateurs du festival ont sous-estimé la connaissance d’un amateur lambda de théâtre. En supposant que la représentation ne serait pas acceptée par le public « traditionnel », les organisateurs ne semblaient pas s’attendre à ce que ces spectateurs prennent eux-mêmes le rôle des « traditionnels ». La majorité du public, y compris les comédiens et les metteurs en scène des théâtres d’Almaty, a compris La Pluie derrière le mur comme un hommage aux années quatre-vingt-dix avec leur esthétique de la cruauté, de la saleté, de la violence, des jurons vulgaires et des policiers stupides et sans scrupules. Le spectacle semblait ouvertement dépassé dans sa forme ainsi que dans ses idées à interpréter. Tout cela était déjà dans le passé. Les organisateurs étaient pris à leur propre piège : n’étant pas professionnels du théâtre, ils donnaient leur propre révélation théâtrale comme le dernier mot dans le monde du théâtre. Les déclarations nerveuses des proches aux critiques des milieux théâtraux du festival au sujet de l’« indisponibilité » des citoyens d’Almaty pour comprendre et apprécier ce matériel scénique complexe avaient été prises ironiquement, et pas plus, par les gens qui ont vu le spectacle.

Si le premier festival a seulement révélé des soupçons quant à la constitution illusoire d’une communauté théâtrale dans la ville, le second a mis fin à cette question.

Après la réaction vague sur The Ilkhome, le festival avait évidemment besoin d’une position plus active de la critique théâtrale avec laquelle il coopérait. En outre, le soutien d’information était nécessaire aux théâtres kazakhstanais, dont le public était constitué en grande partie de « siens ». Le niveau du « showcase kazakhstanais » restait faible. Le problème d’amener au festival des théâtres kazakhophones (au deuxième festival il y avait un seul théâtre des jeunes kazakhophone, d’Astana) se résoudrait à peine. Cette question était fondamentale. Sa résolution pourrait changer l’attitude non seulement des autorités, mais aussi de la jeunesse kazakhophone pour le festival. Il était évident qu’une partie du public potentiel du festival manquait.

En 2014, le festival a radicalement changé son concept, cessant d’être compétitif. De plus, son programme a comporté non seulement des représentations, mais aussi une partie d’éducation comprenant des conférences d’observateurs invités, des master-classes d’experts étrangers, des projets collaboratifs, y compris sociaux. Ce programme a été conçu principalement pour le public étudiant (aujourd’hui, principalement kazakhophone) et les jeunes acteurs, metteurs en scène et gestionnaires de théâtre. Néanmoins, le programme éducatif a aussi suscité l’intérêt des spécialistes de théâtre expérimentés ayant besoin d’unecommunication professionnelle.

Théâtre académique russe d’Astana (Kazakhstan). Eugène Onéguine d’Alexandre Pouchkine. Photo : DianaBalayan

Depuis 2016, le programme du festival, désormais connu sous le nom de « Festival des arts du spectacle vivant », a ainsi ouvert la voie à des solutions expérimentales ultérieures, et a été enrichi par des spectacles de théâtres étrangers : d’abord, Gecko Theatre Company du Royaume-Uni a présenté le « théâtre physique » inconnu au Kazakhstan. En 2018, unecompagnie théâtrale française indépendante Les Platonnes composée de six actrices a rendu perplexe le spectateur par un spectacle incompréhensible, mais gracieux à la française, La Banquette, avec un accent « gender », effrayant pour les Kazakhstanais, et une consommation de vin français pour les spectatrices (mais pas pourles spectateurs !).

Les hommes-spectateurs lors de la performance Les Platonnes. La Banquette (France). Photo : Marina Konstantinova

La même année, le réalisateur allemand Tilman Hecker « a enfin cassé le cerveau en pièces et a tressé les gyrus » (expression du poète russe Vladimir Vyssotski) par son projet d’auteur, Midnight, en convainquant le public du retard de sa pensée théâtrale. La mise à nu publique du transgenre Kit Redstone, du Royaume-Uni, a passionné tout le public par le jeu dynamique et la verve des Anglais dans Testosterone.

Tilman Hecker (Allemagne). Midnight. Photo : Marina Konstantinova

Depuis 2017, les interactions de théâtre inclusif du metteur en scène et professeur de Saint-Pétersbourg Boris Pavlovitch ont rejoint le programme du festival. Et en 2018, le festival a inclus des projets de collaboration kazakhstanais-croates et kazakhstanais-finlandais : la lecture de la pièce Mon Petit Lapin du dramaturge finlandais Saara Mikkonen par les comédiens kazakhstanais et le laboratoire théâtral « Théâtre + Musique ».

Rhum and Clay Compagny (Royaume-Uni). Testosterone de Kit Redstone.
Photo : Diana Balayan

De plus, en 2018, le festival a fait une percée pour attirer la participation des compagnies théâtrales kazakhophones et par conséquent, des jeunes spectateurs kazakhophones. Les journalistes ont immédiatement expliqué ce phénomène par le fait que, pendant les années d’indépendance du Kazakhstan, la population autochtone du pays a augmenté significativement (de 23,8 % en 1989 à 59 % en 2017) ; par conséquent, le nombre de jeunes créateurs kazakhs a augmenté et, malgré leur attachement aux stéréotypes culturels traditionnels, ces jeunes essaient aujourd’hui de se montrer assez européanisés.

Théâtre d’Azamat Satybaldy « 28 ». Woyzeck de Georg Büchner. Photo : Diana Balayan

Là, il convient de citer une seconde raison de l’incapacité de l’underground dans la vie théâtrale kazakhe : la politisation accentuée des sujets, lepédalage  de la thématique antisoviétique, « antitotalitaire » (parfois antirusse), « antibureaucratique », « d’anticorruption » des troupes indépendantes du Kazakhstan sont en réalité très en accord avec l’idéologie officielle en fonctionnant paradoxalement avec succès pour elle et en l’illustrant. Prenons comme exemple le spectacle assez faible – 86 – du laboratoire « Star Drama », qui était consacré aux événements dramatiques de décembre 1986 à Alma-Ata (action de la jeunesse kazakhe contre la nomination d’un Russe, et non d’un Kazakh, au poste de premier secrétaire du Parti communiste du Kazakhstan). Dans ce spectacle, les petites répliques des acteurs étaient séparées par la langue : la jeunesse kazakhe luttant pour la liberté parlait kazakh, les punisseurs du KGB[2] parlaient russe. Ceci est un exemple de la spéculation politique flagrante avec une teinte de scandale prévu, provoquant délibérément des réactions polaires du public.

Laboratoire « Star Drama » (Kazakhstan). 86. Photo : Diana Balayan

Les quatre premiers festivals n’ont pas été vains pour les jeunes comédiens. Pendant ce temps, ils ont appris les mots « théâtre physique », « théâtre plastique », sans vraiment pénétrer et sans comprendre, je crois, ni le premier ni le second. Cependant, on a fait la conclusion remarquable de tout ce que l’on avait vu : ces deux termes théâtraux sous-entendent clairement un minimum de texte, mais un maximum de mouvements schizophrènes sur scène. De plus, ces termes exigent que, tout au long de la représentation, l’espace scénique soit encombré de divers matériaux naturels et artificiels tels que du sable, de l’eau, des barils, des cordes, etc. Et au milieu de tout cela, des comédiens humides, sales, aux pieds nus avec les cheveux emmêlés et les visages déformés dépeignent ce « monde fou, fou »… Sans avoir le soutien de l’État ni souvent celui de sponsors, mais inspirées par l’absence proclamée et réelle de la censure [sic !], les compagnies théâtrales indépendantes ont fait les quatre cents coups en rattrapant ce que le théâtre mondial avait découvert avec succès et mis en pratique depuis longtemps.

Je crois que le théâtre actuel du Kazakhstan, comme un étudiant, doit à sa manière marcher dans cette voie et faire ses propres erreurs, et ses propres conclusions. Le vecteur de ces essais et de ces erreurs n’est pas encore clair pour les artisans du processus théâtral du Kazakhstan eux-mêmes.

Cinq ans de la vie d’un festival, c’est très peu, et, bien sûr, insuffisant pour des conclusions et des généralisations sérieuses, mais il a déjà révélé un certain nombre de conflits qui donnent une idée de la communauté théâtrale kazakhstanaise :

1. Le conflit entre l’initiative culturelle privée et les autorités qui gèrent les processus culturels dans le pays.

2. Le conflit entre les compagnies théâtrales indépendantes et les théâtres d’État. La grande majorité des théâtres d’État ne prêtent aucun intérêt au festival. Donc, sur neuf théâtres d’État d’Almaty, un ou deux y participent plus ou moins régulièrement.

3. Le conflit au sein des compagnies théâtrales indépendantes. La communauté de ces théâtres n’est pas très vaste et est économiquement faible, ce qui provoque une forte rotation du personnel au sein des compagnies elles-mêmes. Les comédiens et les metteurs en scène voyagent d’un théâtre à l’autre, mettant en œuvre leurs propres projets ou s’intégrant dans les projets de leurs concurrents, principalement sur la base des ressources matérielles. Insatisfaits de leur situation précaire, les jeunes comédiens tentent souvent de « gérer » le processus, se précipitant dans la mise en scène sans prendre en compte les spécificités de ce domaine théâtral fondamentalement différent. Tout cela conduit à la stagnation des processus dans les compagnies, dont la création elle-même semblait être causée par une protestation contre le conservatisme des théâtres académiques.

Cependant, le problème dépasse les limites de la profession. Il est évident que de telles collectivités de jeunes indépendantes résolvent aussi, avec des moyens improvisés, la question de la formation du public. La majorité de leur public est faitd’amis et de parents des comédiens. Peu à peu, cependant, autour de ces collectivités d’art semi-professionnelles se réunissent aussi les néophytes, le public « de l’extérieur », prenant au sérieux ce qui se passe sur la « nouvelle » scène, incapables de distinguer l’art de l’interprétation subjective des comédiens peu instruits et sans talent.

4. Le conflit entre le festival et le grand public. Dans la ville, il n’y a pas de publicité extérieure en raison de son coût élevé pour les organisateurs. Toutes les informations sont diffusées uniquement par les réseaux sociaux sur Internet. Cependant, cette façon de diffuser l’information s’est discréditée dès le début du festival. La majorité des citoyens (y compris ceux qui vonttraditionnellement authéâtre) n’ont pas conscience que la ville accueille un événement international. Cela conduit au fait que chaque année, le festival est suivi par les mêmes personnes (« les siens ») et, rarement, par d’éventuels spectateurs égarés « de l’extérieur ». C’est un volet de la question. L’autre est que les spectateurs d’Almaty – les abonnés des théâtres académiques – se méfient de tout type de spectacles « de sous-sol » et fréquententsans plaisir les théâtres où, au lieu de fauteuils au velours confortable, il y a des bancs et des coussins.

Le festival offre plus souvent au public de se sentir comme faisant partie non seulement de la communauté théâtrale, mais de son aile la pluscontestataire. Cela inquiète et effraie la partie rétrograde du public.

5. Le conflit entre les organisateurs du festival et la communauté théâtrale existante. Sur la base de préférences personnelles, les organisateurs du festival donnent des badges d’hôtes aux professionnels d’élite, y compris « les siens », journalistes et théâtrologues « sérieux », en rendant l’establishment théâtral et, plus largement, culturel d’Almaty impropre à voir des spectaclesgratuitement. Cette pratique provoque une opposition au sein de la communauté culturelle urbaine, peu nombreuse et encore désunie. Les organisateurs tentent de résoudre les problèmes de la réussite commerciale du festival, sans changer la stratégie de publicité et de communication, mais souvent aux frais des spectateurs et des professionnels. Pour ces derniers, ce festival est en effet une occasion rare, et souvent la seule, de voir des spectacles de « siens » ainsi que d’« autres » qui représentent quelque chose de différent dans la vie quotidienne du théâtre de province.

Cependant, ces conflits et d’autres, comme les moteurs et propulseurs des processus culturels, provoquent après tout la formation d’une nouvelle collectivité du festival de théâtre : ce sont les acteurs et les metteurs en scène des compagnies théâtrales indépendantes et leurs amis-fans, jouant souvent le rôle de bénévoles, un ou deux critiques blogueurs sur la question de la culture à la mode dans des milieux restreints, deux ou trois théâtrologues professionnels expérimentés, qui ont encore conservé uneclarté dans la perception et qui ont déjà une grande expérience du festival, les journalistes des publications commerciales et un petit nombre de spectateurs réels pour lesquels chaque festival est conçu. Comme vous pouvez le voir, cette « nouvelle communauté théâtrale » formée par le festival rappelle encore « “la party” pour les siens » avec la participation des invités.

Mais la question principale est différente. Cinq festivals internationaux « Révélation » ont révélé l’existence de deux communautésthéâtrales opposées dans le théâtre kazakhstanais, dont chacune a maintenant son public et même son corps de critiques de théâtre. Au lieu de l’association corporative mythique de professionnels et de l’attraction dans le théâtre d’un « spectateur ordinaire », le festival a clairement tracé une ligne de démarcation entre les deux conceptions du théâtre comme une réalité sociale et spirituelle, capable d’influer sur la vie publique. L’opposition de l’art « officiel » n’est pas devenue underground, mais une collectivité émergente subculturelle devient un phénomène notable dans la société. Le paysage théâtral du Kazakhstan a commencé à se transformer sous nos yeux. Ce que sera le vecteur de ces changements, le temps nous le dira.

Note : Après avoir rédigé leprésent article, nous avons été informés que le festival n’aurait pas lieu cette année, faute de financement.


Notes de fin

[1] Communauté des États Indépendants.

[2] Le Comité pour la Sécurité de l’État. 


*Irina Antonova : PhD, critique de théâtre indépendante (Kazakhstan), membre de l’AICT etde l’UNIMA. A enseigné l’histoire du théâtre pendant quinze ans à l’Université des sciences humaines de Saint-Pétersbourg. Coorganisatrice des Festivals internationaux des théâtres de marionnettes et membre du jury du festival des arts visuels « Otkrovénié » (Almaty, Kazakhstan), participante aux festivals de marionnettes d’Ekaterinbourg, Omsk (Russie, 2016, 2017). Observatrice aux festivals de marionnettes de Binic (France),Białystok(Pologne). Auteure d’articles sur l’histoire du théâtre de marionnettes et de rue kazakhstanais et français, et sur les différentes formes de représentations contemporaines.

Copyright © 2019 Irina Antonova
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411

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Le Festival indépendant des arts du spectacle: Un espace pour la nouvelle collectivité théâtrale du Kazakhstan
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