Roman Paska
Nele Wynants*
Résumé : Au sein des arts du spectacle occidentaux se manifeste une tendance interactive. Ces spectacles décalent les cadres de théâtre traditionnels et mettent le public au cœur du dispositif en lui accordant un rôle de protagoniste, ou du moins de participant à l’événement théâtral. Mais une dramaturgie interactive présente des limites manifestes. De plus, la force politique ou émancipatoire des formes participatives et interactives du théâtre est souvent surestimée et exagérée dans le discours des théoriciens du théâtre participatif. Elle repose sur une division obstinément binaire entre l’actif et le passif. Cependant, la réalité est bien plus complexe et stratifiée.
Μots-clés : dramaturgie interactive, immersion, arts participatifs, spectateur émancipé
Au sein des arts du spectacle occidentaux se manifeste une tendance interactive. Ces dernières décennies, un nombre remarquable de spectacles à l’affiche jouent sur l’écart séparant la scène de la salle et installent délibérément les spectateurs au cœur de l’action. L’artiste britannique Ant Hampton, par exemple, est connu pour son « Autoteatro » dans lequel les spectateurs répondent à des partitions créées en temps réel et sans répétitions. Dans cette série, les spectateurs jouent eux-mêmes la pièce, généralement en duo. Au moyen d’écouteurs, ils reçoivent des instructions, des répliques visuelles ou du texte leur indiquant que faire ou que dire. Et l’histoire se déploie en suivant ces instructions.
Le duo suédois Lundahl & Seitl place, lui aussi, toujours le spectateur au cœur de ses projets. À travers leurs projets interactifs, Lundahl & Seitl guident les visiteurs dans des musées internationaux, en les munissant d’un casque sans fil et d’un bandeau. Symphony of a Missing Room (2014-2017) est un voyage à la fois collectif et éminemment personnel. Les visiteurs sont baladés dans l’architecture physique et imaginaire du musée et des œuvres exposées. Mouvements chorégraphiques, illusions sensorielles et enregistrements sonores détournent l’attention du monde visible et sensible, et dirigent le regard vers une nouvelle expérience du temps et de l’espace. « Conduits par la main au sein d’une pièce plongée dans une totale obscurité, ils entendent des voix inconnues et parfois étrangères mener en direct plusieurs conversations auxquelles ils peuvent mêler leur propre voix » ; ainsi le programme du Festival d’Avignon 2014 décrit-il le rôle du spectateur dans The Infinite Conversation.
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Lundahl & Seitl, Symphony of a Missing Room, I Kochi-Muziris Biennale 2016
Idem pour les créations de CREW, une compagnie bruxelloise expérimentale. Depuis des décennies, Eric Joris sonde, avec sa compagnie, le potentiel des médias numériques pour une mise en récit interactive et immersive. La compagnie est surtout connue pour son utilisation inventive des médias immersifs dans le théâtre. Ces projets live-art s’articulent autour de la fascination pour la relation entre l’homme et son environnement technologique. Dans sa toute dernière performance immersive, Hamlet’s Lunacy (2019), la compagnie plonge ses spectateurs dans un monde où les sept sphères célestes et leurs planètes tournent encore autour de la Terre. À la faveur de scanners 3D, d’art graphique numérique et de reconstitutions live, des parallèles sont dressés entre les doutes d’Hamlet et nos conflits contemporains. Dans cet Hamlet virtuel, le public est mis au défi de prendre la place d’Hamlet et de réfléchir à l’éthique de son action. Tout comme Hamlet le découvre dans la dramaturgie de Shakespeare, ne rien faire revient aussi à prendre position. Faire ou ne pas faire ?
Ces spectacles décalent les cadres de théâtre traditionnels et mettent le public au cœur du dispositif en lui accordant un rôle de protagoniste, ou du moins de participant à l’événement théâtral. Ces spectacles se situent à cheval entre les arts du spectacle et l’art de la vidéo ou de l’installation. Ils mettent à l’épreuve les relations spatiales et placent le corps du spectateur au cœur du jeu sensoriel. La perspective théâtrale est inversée : le spectateur est plutôt visiteur, participant, voyageur, habitant ou co-acteur. Dans ce contexte, les « créateurs de théâtre » se servent souvent d’anciens et de nouveaux médias et établissent ainsi une relation interactive avec le spectateur.
La dramaturgie interactive
Interactivité et participation sont actuellement les concepts à la mode au sein de notre culture médiatique, y compris dans la discipline des études du théâtre. Depuis le recours aux médias numériques sur les scènes de théâtre au cours des dernières décennies, le discours sur l’interactivité se concentre sur l’impact de la technologie sur la mise en scène, l’acteur et la scénographie. Jusqu’à présent, le rôle participatif du spectateur n’a pas reçu toute l’attention qu’il mérite. Les études sur l’immersion et l’interactivité dans l’art[1] ne s’intéressent guère au théâtre interactif et les études existantes sur le théâtre et la technologie (numérique) considèrent l’immersion et l’interaction avant tout comme un effet de la réalité virtuelle.[2] Voilà tout un champ de spectacles dans lesquels le spectateur se voit accorder un rôle actif – que ce soit ou non par le truchement de la technologie – qui reste dans l’ombre.[3]
Le présent article se concentrera sur le rôle du spectateur et formulera quelques réflexions critiques face à la tendance contemporaine à l’interactivité. En observant des stratégies interactives pour intégrer le spectateur dans la dramaturgie d’une pièce, nous verrons que le public est souvent invité à rentrer (au propre comme au figuré) « dans » le cadre du tableau et à faire partie de l’univers théâtral. Il s’agit de spectacles de théâtre et d’installations théâtrales qui impliquent délibérément les spectateurs, par exemple en les intégrant à la narration, en leur attribuant un rôle dans le scénario et la mise en scène, parfois même en les invitant à co-déterminer le cours du récit. En déplaçant les spectateurs au centre de l’action, les artistes explorent d’autres formes d’action dramatique et visent un rapport original avec le public en invitant ce dernier à participer.
Ces productions promettent non seulement une expérience cognitive et physique renforcée, mais elles font également glisser le rôle du public d’un spectateur contemplatif à celui d’un participant. Souvent, l’objectif est d’atteindre un rapport explicite avec le spectateur, parfois même dans un esprit rituel ou communautaire, dans le but de libérer ou d’émanciper le public des carcans culturels dominants. Dans ce cadre, Claire Bishop a remarqué que l’art participatif a connu son apogée pendant des périodes de crise politique. Elle puise ses exemples dans un éventail varié allant du futurisme en Italie au constructivisme russe, en passant par le dadaïsme à Paris, l’œuvre d’Augusto Boal et les formes contemporaines d’art socio-artistique et d’esthétique relationnelle.[4]
Ce dernier terme a été défini par Nicolas Bourriaud, historien et critique d’art contemporain. Dans son ouvrage très controversé, il théorise des pratiques artistiques qui « pren[nent] pour point de départ théorique et/ou pratique la sphère des rapports humains ».[5] Loin de se limiter à un art « interactif », il s’agit de montrer comment la sphère des relations humaines reconfigure les pratiques artistiques et produit des formes originales. Dans l’art relationnel, l’accent est mis sur « l’expérience de la relation sociale ».
Limites d’une dramaturgie interactive
Or, le rôle participatif ne rencontre pas le même enthousiasme chez tout le monde. Nous avons tous déjà ressenti le sentiment de malaise qui nous envahit lorsqu’un acteur nous regarde droit dans les yeux et nous apostrophe directement pendant un spectacle. Lorsque, de surcroît, on nous demande d’intervenir réellement, il n’est pas surprenant de constater qu’une partie du public rechigne à le faire.
Dans « The Rise of the Character named Spectator », Sophie Nield s’en prend à la tendance à l’immersion du théâtre.[6] Elle commente une discussion à l’occasion de The Factory de la Badac Theatre Company, un spectacle de théâtre immersif monté au festival d’Edimbourg en 2008. La performance reconstruit la dernière heure de quelques prisonniers d’Auschwitz-Birkenau sous le régime nazi. Les spectateurs y étaient mis dans la position des prisonniers du camp. On les insultait, on les parquait de chambre en chambre et on les torturait en les bombardant de bruit. Le critique de théâtre Chris Wilkinson racontait dans son blog qu’il avait refusé d’obéir à l’ordre « to fucking move ».[7] Il décrit sa réaction comme une réaction instinctive, viscérale mais irréfléchie : « The performers clearly weren’t prepared for my response », écrit-il, « and were unable to incorporate it into the show ».[8] Après coup, les concepteurs du spectacle ont tourné le dos à Wilkinson et leur directeur artistique l’a hué.
Il n’est guère étonnant de voir l’attitude paternaliste du metteur en scène – qui agit ici au propre comme au figuré comme un homme de pouvoir – se heurter à une certaine résistance du public. Une relation de pouvoir se met en effet en place. Au départ d’une attitude ambiguë, autoritaire, les concepteurs de théâtre visent à tendre un miroir social à leur public. Comme en témoignent les déclarations des concepteurs, cette intention justifie les moyens mis en œuvre. « Some people may leave, others may cry », témoigne Steve Lambert, le metteur en scène de la compagnie, « but the only thing that matters is that they’ve felt something ».[9] Une telle déclaration paraît évidemment perverse, car toute forme de participation est ici manipulatrice et ne permet pas une vraie participation, bien au contraire. Par conséquent, nous devons, à juste titre, nous interroger sur l’éventuelle signification de l’effet émancipatoire visé d’un tel théâtre de participation. La question se pose de savoir si la participation est capable de conduire réellement à d’autres compréhensions ou à d’autres expériences, au-delà du malaise, de la gêne ou du sentiment d’être insulté ressenti par le spectateur qui ne se sent pas à l’aise dans le rôle qu’on lui impose.
Le spectateur émancipé
Nous pouvons mettre en perspective ces réserves avec la participation au théâtre – et son effet prétendument émancipatoire – dans un contexte théorique plus large qui adopte une attitude critique face à la « participation » dans l’art. C’est dans ce contexte que Jacques Rancière, sans aucun doute l’un des penseurs contemporains les plus éminents de ce moment, a développé une critique qui place la question du spectateur au centre de la discussion sur les rapports entre l’art et la politique. Le théoricien estime que ces deux domaines sont indissociablement liés. Dans cette optique, Rancière interroge le potentiel politique de ce que Nicolas Bourriaud appelle « l’esthétique relationnelle »[10] et reproche à ces pratiques artistiques contemporaines de ne plus croire au changement radical de l’ordre existant. Rancière considère en effet que « l’art relationnel » est orienté vers le consensus. La politique étant, d’après lui, fondée sur le conflit, il en résulte qu’au bout du compte, dans l’art relationnel, la politique de l’esthétique est dépolitisée. L’auteur de l’ouvrage Politiques de l’esthétique met en évidence le potentiel politique de l’art, parce que l’art est capable de traduire des voix et des oppositions esthétiquement observables.
Dans Le spectateur émancipé,[11] l’auteur se focalise plus particulièrement sur la tendance croissante de l’art moderne à l’activation du spectateur soi-disant « passif ». Cette dichotomie entre un spectateur actif et un spectateur passif est une fausse opposition. Pour reprendre les termes de Rancière, il s’agit là de l’éternel « paradoxe du spectateur » :
Ce paradoxe est simple à formuler : il n’y a pas de théâtre sans spectateur (fût-ce un spectacle unique et caché, comme dans la représentation fictive du Fils naturel qui donne lieu aux Entretiens de Diderot). Or, disent les accusateurs, c’est un mal que d’être spectateur, pour deux raisons. Premièrement, regarder est le contraire de connaître. Le spectateur se tient en face d’une apparence ou de la réalité qu’elle recouvre. Deuxièmement, c’est le contraire d’agir. La spectatrice demeure immobile à sa place, passive. Être spectateur, c’est être séparé tout à la fois de la capacité de connaître et du pouvoir d’agir.[12]
Dans le théâtre du vingtième siècle, toujours d’après Rancière, cette conception prédominante a fait naître deux esthétiques apparemment contraires mais poursuivant un objectif identique : l’implication active du spectateur dans une expérience collective. Les modèles de ces deux approches paradigmatiques sont le théâtre épique de Brecht et le théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud. La première approche prône la distanciation maximale du spectateur, la seconde, par contre, la suppression maximale de toute distance. D’après le philosophe, les entreprises modernes de réforme du théâtre au vingtième siècle ont constamment oscillé entre ces deux pôles « de l’enquête distante et de la participation vitale. »[13]
Suite à ces constats, Rancière inverse le raisonnement et se demande si ce n’est pas précisément cette tentative de réduire la distance qui a pour effet de la creuser. Un raisonnement moins insolite qu’il n’y paraît si l’on pense à l’exemple de la Badac Theatre Company. À cause de son approche agressive, la tentative compulsive de procurer au public une expérience de l’intérieur des camps nazis – et donc d’effacer la distance entre le réalisateur et le spectateur – se transforme en son exact contraire : la distance réelle entre le public offensé et l’univers représenté se voit précisément renforcée. Rancière se pose par conséquent la question de savoir pourquoi nous identifions notre position assise, immobilisée, à l’inactivité et pourquoi nous partons de la prémisse d’un abîme radical entre l’activité et l’inactivité. L’attitude paternaliste des metteurs en scène ayant développé un projet émancipatoire part du principe de l’existence d’un paradoxe, d’une appréciation inégale du regard et de l’action : les acteurs possèdent la connaissance et la capacité d’agir, alors que, par son ignorance, le public ne se doutant de rien est incapable d’agir. Une émancipation effective part, d’après Rancière, du principe exactement opposé, le principe de l’égalité :
L’émancipation, elle, commence quand on remet en question l’opposition entre regarder et agir, quand on comprend que les évidences qui structurent ainsi les rapports du dire, du voir et du faire appartiennent elles-mêmes à la structure de la domination et de la sujétion. Elle commence quand on comprend que regarder est aussi une action qui confirme ou transforme cette distribution des positions. Le spectateur aussi agit, comme l’élève ou le savant. Il observe, il sélectionne, il compare, il interprète.[14]
Finalement, chaque œuvre d’art présuppose une interaction entre le spectateur et l’œuvre. Dans ce sens, toute œuvre d’art est interactive dans la mesure où elle met en place une rencontre, une confrontation ou une négociation cognitive entre le spectateur et l’objet qu’il regarde.
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L’alignement du statut de l’observation sur celui de l’action correspond en outre à une approche cognitive de la question. De récentes découvertes neuroscientifiques ont en effet montré que l’impact cognitif de l’interaction et de la participation doit être relativisé en tant que stratégie artistique. L’interaction est difficile à définir sur le plan cognitif car toute forme de réception de l’art suppose une implication et une interaction cognitives avec l’œuvre. Interagir avec une œuvre d’art, c’est à la fois la regarder, la toucher, la sentir, entrer en elle, la manipuler, la commenter, la critiquer, et ainsi de suite.
De plus, notre imaginaire cognitif et notre impulsion à l’action reposent sur une base neurologique commune. Les recherches neuroscientifiques, menées entre autres par Antonio Damasio, Vittorio Gallese et Marco Iacoboni, ont étudié la relation neuronale entre le mouvement, l’imitation et l’empathie.[15] Plusieurs expériences confirment que nous pouvons ressentir, par l’imitation, ce que d’autres ressentent. Entre-temps, de nombreuses données empiriques appuient cette hypothèse de simulation. Ces scientifiques ont démontré que les neurones miroirs répondent en partie à la question de la relation entre notre faculté d’empathie, la connaissance et le mouvement : regarder une action active le même substrat neurologique qu’exécuter cette action.[16] De même, observer les expressions du visage génère un mécanisme miroir interne par lequel nous sommes capables, rien qu’en observant, de nous glisser dans l’action.[17] Par conséquent, nous pouvons comprendre les schémas de mouvement des performeurs en les reflétant intérieurement. Les recherches neurologiques ont aussi démontré que même lorsque nous ne faisons que regarder une action, la partie motrice de notre cerveau est également activée. Regarder n’est donc pas passif, mais suppose une activité neuronale motrice. Bref, regarder et agir sont bien plus liés neurologiquement que nous le pensons.
Double conscience
Nous pouvons peut-être en conclure avec prudence que cette empathie cognitivo-motrice nous permet de nous glisser tout aussi bien, sinon mieux, dans la peau des personnages en les observant, que lorsqu’on nous demande de jouer nous-mêmes un rôle dans le spectacle. Cela tient peut-être à notre incapacité à faire face cognitivement à de nouvelles situations inexpérimentées. Car, comme le disait déjà Richard Schechner en 1971, ni l’acteur ni le spectateur ne sont « exercés » à un degré d’interaction plus complexe.[18] Aucun cadre cognitif, aucun script social ne nous dit que faire. Cette situation inconfortable nous fait surtout prendre conscience de l’absurdité de la situation théâtrale. Dans ces moments-là, la machine théâtrale se manifeste de manière explicite et éreinte l’illusion théâtrale. Dans le meilleur des cas, elle produit un méta-théâtre qui rompt avec le format du théâtre classique et déconcerte notre mécanisme cognitif d’observation, faisant prendre conscience au spectateur des règles d’interaction et cadres sociaux autrement implicites. Dans ce cas, l’ambivalence si propre au théâtre apporte encore une plus-value critique. Mais dans le pire des cas, le spectateur se sent mal à l’aise, méprisé ou offensé.
Une dramaturgie interactive présente donc des limites manifestes. De plus, la force politique ou émancipatoire des formes participatives et interactives du théâtre est systématiquement surestimée et souvent exagérée dans le discours des concepteurs et théoriciens du théâtre participatif. Elle repose en effet sur une division obstinément binaire entre l’actif et le passif et il est tentant de la rapprocher d’autres oppositions binaires telles qu’intérieur/extérieur, émotionnel/rationnel, proximité/distance, progressiste/traditionnel. Ces oppositions présentent les choses de manière extrêmement simplifiée et nous amènent à confronter les formes de théâtre interactives, forcément incarnées, aux formes théâtrales plus traditionnelles. Les premières libéreraient le spectateur des cadres et conventions consacrés du théâtre traditionnel. Cependant, la réalité est bien plus complexe et stratifiée.
Pour dépasser cette dichotomie, il importe de distinguer les différentes gradations d’interaction et de participation. De nombreux auteurs contemporains ont déjà fait des tentatives très louables en ce sens.[19]. Il existe en effet une grande différence entre une représentation où le spectateur, guidé par un audioguide, suit au rythme de la promenade un parcours dans l’espace théâtral, une performance où le spectateur est invité à dialoguer avec les acteurs ou un autre spectateur, et un spectacle où le spectateur peut pour ainsi dire diriger le cours narratif de la représentation. Tant l’intention que l’impact sont différents. Mais dans tous les cas, la situation est mise en scène et le spectateur joue un rôle ciselé au préalable dans les moindres détails par les créateurs. Une véritable interaction ou participation dans le théâtre est donc généralement une illusion et, comme démontré plus haut, manque souvent sa cible. Le théâtre immersif qui poursuit l’illusion de l’interaction sous-estime ses spectateurs : le public amateur de théâtre se laisse immerger avec plaisir dans l’illusion théâtrale, mais reste à tout moment conscient de ce jeu.[20] Cette ambivalence est propre au théâtre. Nous voulons que le théâtre nous séduise, nous convainque et nous transporte dans son univers narratif. Dans le même temps, nous restons conscients du caractère fictionnel ou médial de l’environnement. Cette ambivalence a été décrite par les théoriciens du théâtre comme la « double conscience de l’acteur et du spectateur »[21] et la duplicité du signe théâtral.[22]
La valeur ajoutée du théâtre immersif, comme celui d’Ant
Hampton, de Lundahl & Seitl ou de CREW, ne réside pas tant dans la promesse
de pouvoir adapter l’intrigue d’un spectacle. Ce théâtre répond en effet tout
autant à un script préétabli et le public en est parfaitement conscient. Ce
théâtre produit par contre d’autres expériences théâtrales, qui élargissent
souvent le champ des perspectives et dérégulent délibérément notre système
sensoriel. Au moyen d’un script strictement élaboré qui guide le spectateur
(ici plutôt un participant) tout au long de l’expérience, ils proposent un jeu
plein d’attentes, de perspectives et de cadres consacrés. De son côté, le
public joue ce jeu délibérément. Ce qui résulte en ce que James Frieze
qualifiait de « resistant immersion ». Ce terme consacre la « dichotomous nature of
maintaining the critical distance needed to make sense of a new and
disorienting experience whilst surrendering to intimate engagement ».[23] L’interactivité n’est
pas ici comprise comme l’activation du spectateur au sens propre, mais au sens
figuré. Par le biais d’expériences en tous genres, ils mettent nos pensées en
mouvement ; ils dynamisent notre vision des choses et ouvrent de nouvelles
perspectives sur le monde que nous pensons connaître.
Notes de fin
[1] Grau, Oliver, Virtual Art: From Illusion to Immersion, MIT Press, 2003; Griffiths, Alison. Shivers Down your Spine: Cinema, Museums, and the Immersive View, Columbia University Press, 2008.
[2] L’impact de la technologie digitale sur les scènes de théâtre a été étudié dans Giannachi, Gabriella, Virtual Theatres, Routledge, 2004; Causey, Matthew, Theatre and Performance in Digital Culture: From Simulation to Embeddedness, Routledge, 2006; Dixon, Steve, Digital Performance, MIT Press, 2007; Bay-Cheng et al. Mapping Intermediality in Performance, Amsterdam University Press, 2010.
[3] L’exemple clé de l’histoire récente du théâtre « interactif » est sans doute le théâtre d’environnement (environmental theatre) de Richard Schechner. Ce terme définissait un mouvement au sein du paysage théâtral des années soixante. Lors de ces années bouillonnantes, les artistes ont tenté de redéfinir la relation traditionnelle avec les spectateurs en étendant de différentes manières leur rôle et la place qu’ils occupaient dans l’événement théâtral. Avec le Performance Group, il a (ré)introduit une tradition participative permettant aux spectateurs de prendre part à un spectacle ritualisé pour dégager un effet libérateur. Voir également mon article « “Voir à travers les yeux de sa bien-aimée” : Le rôle du spectateur dans le théâtre immersif. » Critical Stages/Scènes critiques, June/Juin 2016: No 13.
[4] Bishop, Claire. Artificial Hells: Participatory Art and the Politics of Spectatorship, Verso, 2012. Voir également mon article « “Voir à travers les yeux de sa bien-aimée” : Le rôle du spectateur dans le théâtre immersif. » Critical Stages/Scènes critiques, June/Juin 2016: No 13.
[5] Bourriaud, Nicolas. Esthétique relationnelle. Dijon : Les Presses du réel, 1998.
[6] Nield, Sophie. “The Rise of the Character named Spectator.” Contemporary Theatre Review, no. 18, 2008, pp. 531-44.
[7] La discussion peut être consultée sur le webblog de The Guardian : Wilkinson, Chris. “Edinburgh Festival: Holocaust Show’s Theatre of Violence Spills Offstage.” The Guardian, 22 August 2008. www.guardian.co.uk.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Bourriaud, Nicolas, Esthétique relationnelle, Dijon : Les Presses du réel, 1998.
[11] Rancière, Jacques, Le spectateur émancipé, Paris : La Fabrique, 2008.
[12] Rancière, op. cit., p. 8.
[13] Rancière, op. cit.
[14] Rancière, op. cit., p. 19.
[15] Iacoboni, Marco, Het spiegelende brein: over inlevingsvermogen, imitatiegedrag en spiegelneuronen. Amsterdam: Nieuwezijds, 2009, p. 97.
[16] Gallese, Vittorio, and George Lakoff, “The Brain’s Concepts: The Role of the Sensory-motor System in Conceptual Knowledge,” Cognitive Neuropsychology, no. 21, 2005, pp. 455-79; Freedberg, David, and Vittorio Gallese, “Motion, Emotion and Empathy in Aesthetic Experience,” Trends in Cognitive Science, vol. 11, no. 5, 2007, 197-203; Damasio, Antonio R., De vergissing van Descartes: Gevoel, verstand en het menselijk brein. Amsterdam: Wereldbibliotheek, 2006.
[17] Iacoboni, op. cit.
[18] Schechner, Richard. “Audience Participation.” The Drama Review: TDR, vol. 15, no. 3, 1971, pp. 72-89.
[19] Dixon, Steve, Digital Performance, 2007; Machon, Josephine, Immersive Theatres: Intimacy and Immediacy in Contemporary Performance, Palgrave Macmillan, 2013; Frieze, James (ed.), Reframing Immersive Theatre: The Politics and Pragmatics of Participatory Performance, Palgrave Macmillan, 2016.
[20] Voir au sujet de cette double conscience du spectateur : Wynants, Nele, “Spectral Illusions. Ghostly Presence in Phantasmagoria Shows.” In Frieze op. cit., pp. 207-20. Wynants, Nele, « “Voir à travers les yeux de sa bien-aimée” : Le rôle du spectateur dans le théâtre immersif. » Critical Stages/Scènes critiques, June/Juin 2016: No 13.
[21] Féral, Josette. “Foreword.” SubStance # 98/99, vol. 31, no. 2 and 3, 2002, p. 11.
[22] McConachie, Bruce. Engaging Audiences: A Cognitive Approach to Spectating in the Theatre. Palgrave Macmillan, 2008.
[23] Frieze op. cit., p. 5.
*Nele Wynants est chercheuse postdoctorale dans le domaine des sciences de l’art et du théâtre à l’Université libre de Bruxelles (centre de recherche CiASp) et à l’Université d’Anvers (Research Centre for Visual Poetics). En 2015, elle a été chercheuse invitée à l’Université Paris 3 (LIRA, Laboratoire International de Recherches en Arts), où elle a effectué une recherche en archivistique sur le théâtre scientifique au dix-neuvième siècle. Elle est membre de la Jonge Academie et fait partie du Project Management Board de B-magic, un projet de recherche à grande échelle consacré à l’histoire de la lanterne magique en Belgique. Dans ce cadre, elle étudie le rôle qu’a joué la lanterne dans les échanges culturels entre villes européennes, en se focalisant sur les familles foraines belges itinérantes et sur leur rôle dans la popularisation des sciences et des technologies et dans la diffusion des connaissances et de la culture visuelle. Elle est rédactrice en chef de la revue Forum+ voor onderzoek en kunsten et publie sur l’interaction entre le théâtre, l’histoire des médias et la science. Sont récemment parus DE BINNENKANT VAN HET BEELD. Immersie en theatraliteit in de kunsten (MER. Paper Kunsthalle) et Media Archaeology and Intermedial Performance Deep Time of the Theatre (Palgrave Macmillan).
Copyright © 2019 Nele Wynants
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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