Roman Paska
Karolina Svobodova* et Emilie Garcia Guillen**
Résumé : Cet article tend à rendre compte de la diversité et de la richesse de la scène théâtrale actuelle, et plus largement des arts de la scène, à Bruxelles et plus généralement en Belgique. Pour donner cet aperçu – subjectif –, la forme de l’abécédaire nous a paru particulièrement adaptée, car elle contribue à mettre en lumière les échos, les influences et les connexions existant entre les acteurs de cette scène multiforme et bouillonnante.
Mots-clés : Belgique, Bruxelles, théâtre, danse, subjectivité
Pour donner un aperçu de la scène bruxelloise et plus largement belge, l’abécédaire est une forme intéressante, qui favorise les échos et les chevauchements. Il nous semble particulièrement adapté au territoire belge, petit pays sans longue histoire théâtrale où chacun s’abreuve à des sources diverses, où les générations se croisent, où nombre de jeunes artistes se sont formés auprès de « grands » (→ Vieux de la vague) qui ont précisément mêlé les genres, les références et les univers. En outre, cette forme non achevée exprime bien le caractère diversifié, expérimental, toujours en recherche, d’une scène qui a été marquée depuis les années 1980 par le goût de la liberté et de la réinvention. Le théâtre à Bruxelles est un perpétuel work in progress (→ In progress), la forme de l’abécédaire traduisant bien le bouillonnement lié aux nombreux jeunes artistes qui s’y implantent pour créer sans trahir leur hétérogénéité.
Accueillir
Bruxelles, par son caractère très cosmopolite et sa situation au carrefour de l’Europe, est très ouverte à l’accueil d’artistes internationaux. Les scènes bruxelloises ont ainsi vu naître de nombreuses pièces portées par des metteurs en scène de renom, comme le Cendrillon du Français Joël Pommerat ou La Reprise. Histoire du théâtre du Suisse Milo Rau (aujourd’hui directeur du NTGent à Gand), créés au Théâtre National, en 2011 et 2018. La création contemporaine internationale se retrouve également à Bruxelles lors d’un rendez-vous annuel d’un mois, le Kunstenfestivaldesarts, festival de référence pour les professionnels et amateurs exigeants de théâtre contemporain, qui accueille les grands noms de la scène internationale (Amir Reza Koohestani ou Romeo Castellucci, découvert en 1997 par Frie Leysen, fondatrice dudit festival), tout en jouant un rôle de défricheur (El Conde de Torrefiel, Tiago Rodrigues). (→ Belgique)
Belgique
Passée sous la domination de grands empires (espagnol, autrichien, français) tout au long de son histoire, faisant coexister trois communautés linguistiques, située au carrefour de l’Europe germanique et latine, la Belgique est un pays contrasté et complexe, culturellement comme institutionnellement. Il n’est pas hasardeux que ce soit dans cette terre du surréalisme, cultivant un sens fort de l’autodérision et des libertés individuelles, sans héritage écrasant en matière d’arts de la scène, qu’une génération d’artistes iconoclastes et très innovants ait émergé dans les années 1980 et 1990. « Nous n’avions aucun père à tuer », observait en effet Alain Platel en revenant sur cette époque. La réalité de l’identité belge et de la Belgique prend donc davantage la forme d’une question qu’elle ne constitue une balise ou l’arrière-fond d’un imaginaire. Jan Fabre lui rend ainsi un hommage tendre et décalé, teinté d’absurde, dans Belgian Rules/Belgium Rules. D’autres sondent ses traumatismes collectifs, de l’histoire coloniale (Missie, de David Van Reybrouck) aux faits divers récents (Milo Rau s’emparant de l’Affaire Dutroux dans Five Easy Pieces). (→ Réel).
La Belgique est investiguée comme terrain d’exploration, par exemple dans le projet interdisciplinaire et participatif Une aube boraine, produit par la compagnie Lorent Wenson, né d’un parcours partagé pendant deux ans à travers le Borinage, région wallonne marquée par le passé industriel. Pays de Bruegel, portée par un goût profond pour la matière, l’exubérance et la trivialité, la Belgique est aussi une terre fertile pour la divagation, un pays rêvé où tout peut naître. « Peter Pan vit au Pays Imaginaire. Moi, j’habite en Belgique. C’est pas grave »: c’est par ces mots que commençait Manger des épinards c’est bien, conduire une voiture c’est mieux (2015), où Eline Schumacher évoquait le monde de l’enfance dans un « théâtre d’objets et de peau » sensible et déroutant.
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L’esprit belge sur scène, ce serait alors peut-être cette volonté de ne pas imposer de lecture, de ne pas tenter de fermer les interprétations au bénéfice d’une relation ludique avec le spectateur – que l’on cherche (au moins un peu) à déstabiliser. En somme, ne pas trop se prendre au sérieux, refuser un paternalisme dont les Belges francophones furent, culturellement, très longtemps victimes face à l’hégémonie et l’autoritarisme de ladite « Grande Culture » française. Mais cela n’empêche pas d’être sérieux dans ce que l’on fait : Magritte, peintre du surréalisme et de la fausseté des images, travaillait à ses tableaux habillé en costume…
Bricoler
Parent pauvre du « Hollywood » (→ Hollywood), le bricolage est le fait d’artistes qui développent une pratique centrée sur le « jeu » : celui des enfants, un jeu très sérieux et très heureux dans lequel rien d’autre que le jeu lui-même ne compte. Claude Schmitz décrit dans un article le plaisir qu’il avait, enfant, à fabriquer des théâtres de marionnettes et l’excitation et l’enthousiasme que ce « bricolage de gamin » suscitait chez lui. Ce bricolage est une affaire d’humilité : petites « boîtes à jouer », théâtres dans le théâtre, scènes sur la scène, manipulation d’objets divers qui racontent – ou non – des histoires et réveillent chez le spectateur un peu de cette joie première du jeu.
Benjamin Verdonck, artiste anversois, construit depuis quelques années de petits théâtres de triangles. Tout en finesse, il crée des spectacles très simples et profondément poétiques : le spectateur observe des triangles que Verdonck anime en les faisant passer d’un côté à un autre de son dispositif, se croiser et se retourner. Le spectateur retient son souffle, étrangement et malgré lui touché par ces simples objets géométriques et ces gestes concentrés. Le plasticien Patrick Corillon développe quant à lui de petites formes hybrides, entre la performance et le conte. Il utilise pour ce faire des objets qu’il nous montre, manipule, accroche de part en part des petites scènes où il s’installe. Le dispositif est simple et redoutablement efficace, le rapport au spectateur intime et complice. Dans Les vies en soi, il raconte sa propre histoire, déployant devant nous les livres-objets, comme supports et acteurs de la narration. On retrouve la simplicité de matériaux et de moyens dans le théâtre d’objets, notamment celui d’Agnès Limbos qui revendique le recyclage et la récupération.
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De même, la jeune compagnie Karyatides se donne pour défi d’adapter les classiques de la littérature en spectacles d’acteurs, marionnettes et objets. Contre le lisse et l’illusion, on joue à jouer avec ces objets trouvés, ces ready-made remobilisés au sein d’assemblages bruts mis au service de la narration, dans une émouvante dramaturgie de l’intime. Citons encore Ressacs d’Agnès Limbos et Grégory Houben qui met en scène le revers de fortune d’un couple. Les thèmes de la société de consommation, de l’insécurité, du néo-colonialisme sont habilement traités au moyen des manipulations d’objets : une valise vide = la banqueroute ; un panneau « to sale » apposé à la maison de poupée = la saisie bancaire ; une veste Adidas endossée par les acteurs = la production de masse. Enfin, on ne peut évoquer les bricoleurs sans parler du Tof Théâtre (fondé en 1987 par Alain Moreau) investissant la relation marionnette-marionnettiste et une démarche du « réalisme réduit ». Depuis peu, la compagnie dispose de son propre lieu, le Monty à Genappe (Wallonie).
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Collectif
Dans les années 1980 et 1990, le renouvellement de l’esthétique théâtrale en Belgique (→ Vieux de la vague) s’est accompagné d’une évolution dans les façons de s’organiser et de créer. Sont ainsi apparus des collectifs d’acteurs (comme tg STAN, De Koe, De Roovers ou Skagen du côté néerlandophone ou Transquinquennal du côté francophone), qui ont contribué à faire éclater la figure du metteur en scène et de l’auteur en mettant à l’honneur le décloisonnement et l’expérimentation. S’ils ne se réfèrent pas toujours explicitement à cet héritage, de plus jeunes artistes perpétuent aujourd’hui ce type d’aventure, en se groupant au sein de collectifs souvent nés dans les écoles de théâtre comme Raoul Collectif, Nimis Groupe, le Collectif Mensuel, ou Art&tça. La question du collectif, du « comment faire et vivre ensemble ? », devient alors souvent chez ces groupes la matière même des pièces, qu’ils l’abordent par exemple en donnant à voir des organisations en crise (Rumeurs et petits jours, du Raoul Collectif) ou des sociétés déstabilisées face à l’altérité (Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu, de Nimis Groupe).
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Court
Les formats courts ont le vent en poupe à Bruxelles ces dernières années. Au festival XS (pour « eXtra Small »), créé en 2011, des comédiens, des circassiens, des danseurs investissent pour quelques jours les espaces du Théâtre National, des sous-sols au quai de déchargement. Le XS, porté par le plus gros théâtre de la ville, est devenu un incontournable, mais plusieurs festivals intimistes, jouant sur la proximité et la convivialité, ont éclos ces dernières années pour mettre à l’honneur les créations courtes (le festival Tri-Marrant au Théâtre de la Vie, le festival SINGULIER à l’Atelier 210. Ce sont souvent des occasions pour de jeunes artistes de tester leur travail face au public, bien que des artistes confirmés se prêtent également à ce jeu de la brièveté. (→ In progress)
Dérision
Ces dernières années, les différents théâtres bruxellois, des plus grandes aux plus petites scènes, s’ouvrent régulièrement aux créations des très jeunes artistes, nous faisant découvrir leur sensibilité à la fois thématique et formelle. Ils revisitent les procédés du théâtre de la dérision, lequel, pour aborder la question du réel, recourt à l’ironie et à l’absurde. Ørigine de Silvio Palomo, Eden expérience de Céline Ohrel ainsi que les deux premiers spectacles de Simon Thomas (Char d’Assaut et Should I stay or should I stay)mettent en scène des personnages décalés (du point de vue de leurs costumes ou de l’environnement dans lequel ils sont placés), embarqués dans des conversations beckettiennes. Vacuité existentielle, ironie révélant plus qu’elle ne la protège la pudeur des sentiments, absurdité de situations, jeu sur la répétition et la mise en abyme sont les caractéristiques principales de ces formes qui, à leur manière, témoignent du rapport sensible au monde de leurs auteurs-metteurs en scène. Ces dramaturgies de l’absurde s’enfoncent dans l’épaisse couche de la banalité du quotidien et tout ce que celle-ci révèle de nos rapports aux autres, à notre environnement et à nous-mêmes. Les spectacles demandent aux acteurs un jeu distancié, ironique, souvent même flegmatique, parvenant pourtant à susciter une grande empathie chez les spectateurs. Une filiation évidente existe entre ces artistes et ceux de la « génération » précédente, engagée depuis les années 2000 dans une pratique de déconstruction théâtrale et un intérêt pour le « méta ». (→ Méta)
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Diversité
La diversité constitue une thématique privilégiée pour un certain nombre d’artistes, mais ne se retrouve que peu chez les acteurs eux-mêmes (encore moins chez les metteurs en scène) et dans la composition des salles. La différence est nette entre les structures francophones et les structures néerlandophones qui travaillent depuis beaucoup plus longtemps sur la question de l’ouverture et de la représentativité des acteurs issus de l’immigration dans leurs créations. Ainsi le KVS et le Beurschouwburg se distinguent particulièrement par leur souci d’une programmation ouverte, correspondant davantage à la réalité multiculturelle bruxelloise. Par ailleurs, soulignons également que des individualités issues de l’immigration sont placées à la tête d’institutions flamandes (Sidi Larbi Cherkaoui à l’Opéra/Ballet Vlanderen ; Dris Douibi récemment nommé avec Sophie Alexandre et Daniel Blanga Gubbay comme nouveau directeur du prestigieux festival Kunstenfestivaldesarts).
Du côté francophone, si la question est fréquemment débattue et considérée comme importante, relativement peu d’initiatives semblent effectivement prises pour changer la situation et celles qui le sont portent davantage sur le public que sur les choix de programmation. On constate ainsi que si des initiatives sont développées pour des populations qui ne vont pas au théâtre, si des projets de quartier sont élaborés dans de nombreux théâtres francophones, ces derniers ne modifient pas encore la composition des spectateurs de théâtre. Au peu de mixité dans la salle répond le manque de mixité sur la scène, dévoilant ces théâtres dans leur réalité de « bulles » culturelles relativement hermétiques au reste de la société à laquelle ils affirment, pourtant, le désir de se connecter.
Écrire
Il existe en Belgique un véritable attrait pour l’écriture, que ce soit de la part de compagnies qui font le choix de mettre en scène des auteurs contemporains (Transquinquennal, Le Groupe Sanguin), de metteurs en scène qui s’associent à des auteurs (Antoine Laubin avec Thomas Deprijk et Patrick Declerck, Philippe Sireuil avec Jean-Marie Piemme) ou encore d’auteurs qui mettent en scène leurs propres textes (Anne-Cécile Vandalem, Fabrice Murgia, Jan Lauwers, Claude Schmitz, Stéphane Arcas, Martine Wijkaert, Laurent Plumhans, Axel Cornil, Louise Emö, Pauline d’Ollone).
Dans cette écriture, certaines thématiques se dégagent, comme l’exploration de ses propres racines, un certain lien au « territoire » de ces auteurs souvent wallons, et la question de cet héritage (Loin de Linden de Veronika Mabardi qui aborde l’histoire de ses grands-mères, Nés poumons noirs de Jean-Marie Piemme, Du béton dans les plumes d’Axel Cornil). Après la vague du théâtre postdramatique, les auteurs contemporains n’hésitent pas à affirmer leur désir d’histoire et de raconter des histoires, sans que celles-ci soient nécessairement soumises à un schéma narratif linéaire, sans nécessairement recourir à la psychologie et sans avoir toujours besoin de personnages.
Hollywood
À Bruxelles, il arrive qu’on en prenne plein la vue. Des artistes appartenant à diverses générations développent ainsi une veine spectaculaire, utilisant des dispositifs sophistiqués dans le but de produire des effets puissants. Ce recours à la technique est loin d’être homogène. Initié dans les années 1990, le travail de Guy Cassiers, une des grandes figures du théâtre flamand, a très tôt mobilisé les outils multimédias (projection d’images, vidéos, écrans, effets de son et de lumière) pour faire vivre au spectateur une expérience sensible dense et troublante, visuelle et sonore, jouant sur la démultiplication des niveaux d’espace et de réalité. Chez le trentenaire Fabrice Murgia (actuel directeur du Théâtre National), l’usage fréquent de la technologie peint la violence chaotique du monde contemporain ou le malaise des jeunes générations à l’âge du numérique, élaborant un langage sombre et immersif. L’usage de l’audiovisuel rapproche parfois le théâtre du cinéma, comme dans les pièces d’Anne-Cécile Vandalem, dont la vidéo renforce le côté thriller, ou chez Michèle Noiret, qui fait du travail sur le son et les décors un élément de sa « danse cinéma ». Mais la technique est aussi le territoire du jeu, de l’imagination débordante et de l’art de l’illusion. Certains spectacles reposent ainsi sur le détournement et le trucage, exhibant les ficelles des « super productions » sans renoncer au spectaculaire. Ainsi, dans Blockbuster (2015), le Collectif Mensuel compose en direct une satire du capitalisme à partir d’un mashup d’extraits de blockbusters hollywoodiens, à grand renfort de bruitages et d’effets sonores.
Le duo formé par Jaco Van Dormael et Michèle Anne De Mey, respectivement cinéaste et chorégraphe, installe dans Cold Blood et Kiss & Cry un double espace : celui de la machinerie, sur scène, où une dizaine de mains s’activent autour d’astucieux, infimes et minutieux bidouillages, à base de Playmobils et de trains électriques ; et celui de la superproduction, sur un écran où est projeté en direct le résultat filmé, tendance film à gros budget, du savant bric-à-brac orchestré sur scène. Chez eux, comme dans la danse-théâtre de la compagnie Peeping Tom, la technique participe à la création d’un univers onirique et fantasque, à la lisière de la magie, où le plaisir de voir n’exclut pas la cruauté ou l’ironie. Hollywood,enfin, aurait ces dernières années tendance à se faire Broadway : si la musique est depuis longtemps intégrée chez Jan Lauwers ou Stéphane Arcas, on assiste de plus en plus à des spectacles musicaux, déplaçant le centre de gravité du spectacle vers le dialogue entre le théâtre et la musique (Sylvia de Fabrice Murgia, Meyoucycle d’Eleanor Baueur). La galaxie hollywoodienne de Bruxelles est à son image, multiforme et contrastée. Le point commun des artistes évoqués ici réside certainement dans leur ambition : soutenues par des moyens techniques et financiers importants, les créations de Fabrice Murgia, Jaco Van Dormael et Michèle Anne de Mey ou Guy Cassiers ne s’abreuvent pas aux mêmes imaginaires et n’explorent pas les mêmes émotions, mais elles sont toutes destinées à être sinon des bestsellers, du moins des productions qui tournent. (→ Bricoler)
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In progress
Bruxelles semble avoir un goût particulier pour la fabrique du « spectacle en train de se faire ». Préférant l’inachevé et les tâtonnements de l’œuvre en cours à l’efficacité de la forme léchée, certains festivals dédiés aux formats courts présentent des étapes de travail ou des versions provisoires des œuvres (→ Court). Ces événements sont initiés par des lieux très institutionnels (le festival XS au Théâtre National) ou des lieux de diffusion interdisciplinaires (le festival SINGULIER à l’Atelier 210). L’accent mis sur la visibilité des processus créatifs, à Bruxelles, s’explique aussi peut-être par le fait que la capitale belge est une ville d’implantation de la création. Elle accueille notamment de jeunes artistes, en raison d’une combinaison de facteurs : l’attractivité des loyers par rapport à d’autres capitales européennes, la disponibilité d’espaces de travail, la présence d’écoles d’art renommées internationalement (PARTS, La Cambre).
Laboratoire
Ces formes hybrides sont élaborées par des artistes aux parcours et casquettes multiples, régulièrement rejoints par des chercheurs, quand ils ne viennent pas eux-mêmes du monde de la recherche scientifique (biologie, philosophie, linguistique…). Ces spectacles à la forme expérimentale assumée tant dans la scénographie, le positionnement des acteurs, la dramaturgie et le rapport aux spectateurs, se développent le plus souvent autour d’une question ou d’une hypothèse, de type « et si ». « Si on avait la possibilité de repartir à zéro, à l’intérieur de huit mètres par dix, on ferait comment ? » se demandent par exemple Antoine Defoort et Halory Goerger. Des tentatives de réponse à cette question naît leur spectacle Germinal, rendant compte d’un désir de faire système et monde devant les yeux des spectateurs. L’actrice Isabelle Dumont développe quant à elle de petits spectacles autour des cabinets de curiosités, qu’elle décrit comme de « petits théâtres du monde » et qui lui permettent de développer sa curiosité ainsi que de jouer avec celle des spectateurs. (→ Bricoler)
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Méta
Dans les années 2000, différents collectifs et compagnies d’acteurs cherchent – en Belgique comme ailleurs – à déconstruire les codes de la représentation en jouant avec la fiction, la narration, le statut de personnage. Dans le large spectre du théâtre postdramatique, nous soulignons ici le « meta », qui correspond plus précisément aux pratiques ludiques des artistes dont la dramaturgie développe un jeu avec le théâtre lui-même. Le feu groupe Toc, le collectif Rien de spécial, la Clinic Orgasm Society ou encore Transquinquennal sont emblématiques de ce courant, cherchant, dans chacun de leurs spectacles, à brouiller de manière toujours renouvelée la machine théâtrale. Citons à ce titre le fameux J’ai gravé le nom de ma grenouille dans ton foie (2005) de la Clinic Orgasm Society, joué à l’envers avant d’être repassé à l’endroit. Plus récemment, Y a pas grand-chose qui me révolte pour le moment estdécrit comme un laboratoire autour du mensonge, « spectacle placebo, pratique et fonctionnel, où les règles du jeu ont changé, où le faux est plus vrai et plus beau que le vrai et où la réalité file à 200 km/h sur une autoroute avec un mur construit en plein milieu[1]. » Du côté flamand, Tristero s’inscrit joyeusement dans cette tendance et collabore régulièrement avec les groupes francophones cités plus haut. Dans The script, leur de[2]rnier spectacle créé avec Kassys, ils proposent aux spectateurs d’observer pendant un peu plus d’une heure six acteurs exécuter un même scénario, et de relever ainsi toutes les nuances possibles de l’interprétation des mêmes injonctions.
Plastique
Plutôt que de traiter ici d’un « théâtre de l’image » produit par des plasticiens ou scénographes, le terme désigne ici des metteurs en scène qui fabriquent sur scène des environnements semblant posséder une autonomie propre pour y placer et faire évoluer leurs personnages. Dans Darius, Stan et Gabriel contre le monde méchant,Claude Schmitz construit une caverne comme refuge final pour ses acteurs qui tentent une échappée vers un monde où la vie serait plus facile. Dans Bleu bleu, Stéphane Arcas installe ses personnages dans une scénographie qui tient à la fois du décor et de l’espace mental, comme une évocation de l’état d’esprit de ses vingt ans, bohème et créatif. Le souci esthétique et spatial se manifeste de façon grandiose dans le travail de la jeune compagnie anversoise FC Bergman. Dans le sublime Terminator trilogy,joué en plein air, les espaces abandonnés de la ville servent de plateau pour l’installation des décors et des comédiens qui viennent littéralement meubler ce dernier. Ces spectacles comportent une dimension souvent hypnotique, se présentant comme de véritables rêves éveillés (Kris Verdonck, Exit). De même que dans les dramaturgies de la dérision (→ Dérision), on constate une volonté d’emmener le spectateur dans un univers et de le laisser s’y perdre. Les créateurs nous plongent dans des mondes qui semblent leur échapper, se prémunissant ainsi contre la tentation d’une position d’autorité sur leur création.
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Réel
En Belgique, fleurit ces dernières années un théâtre ancré dans le réel, qui prend différentes formes. Ici, les artistes assument une démarche explicitement documentaire étayée par un travail d’enquête (Nourrir l’humanité c’est un métier, de la compagnie Art&ça, Money!, mis en scène par Françoise Bloch, L’herbe de l’oubli, écrit et mis en scène par Jean-Michel d’Hoop, J’abandonne une partie de moi que j’adapte, du Group Nabla). Là, témoignage et fiction s’entrecroisent, la représentation de la réalité via le théâtre constituant précisément le sujet de l’œuvre (Five Easy Pieces, de Milo Rau, La compatibilité du caméléon, écrit et mis en scène par Julien Lemonnier et Camille Sansterre). Qu’elle aborde le système bancaire (LIES, de la compagnie Ontroerend Goed, Money!), le monde rural (Nourrir l’humanité c’est un métier, La montagne, de la Compagnie Les 2 Frida) ou les frontières (Simple as ABC #2: Keep Calm & Validate de Thomas Bellinck), cette veine assume souvent un positionnement critique et/ou humaniste. La confrontation au réel s’exprime aussi par des formes jouant sur l’ambiguïté, aux frontières du jeu (LIES, de la compagnie Ontroerend Goed), de la conférence (La Convialité, d’Arnaud Hoedt et Jérôme Piron, Home Visit Europe de RIMINI PROTOKOL) ou du débat public (Caliméro, de Transquinquennal). Certains théâtres bruxellois, comme le Théâtre de la Vie ou le Théâtre de Poche, offrent une belle visibilité à ce type de créations. Si nombre de jeunes compagnies investissent ce terrain, la Belgique compte aussi avec des figures qui inscrivent le genre dans une histoire déjà longue.
La pièce Rwanda 1994, du Groupov, collectif transdisciplinaire d’artistes réunis autour de Jacques Delcuvellerie, présentée à Avignon en 1999 puis au Théâtre National en 2000, a eu un écho retentissant au-delà des frontières belges et a profondément marqué l’histoire de ce théâtre cherchant à « s’emparer du monde », selon les mots de Jacques Delcuvellerie. Fondé sur un travail de recherche de plusieurs années et sur la parole des témoins, le spectacle explorait le génocide des Tutsis au Rwanda quelques années à peine après la tragédie. Aujourd’hui, la présence du Suisse Milo Rau, un des plus éminents représentants du théâtre du réel en Europe, directeur depuis 2018 du NTGent et dont les spectacles ont été souvent accueillis, voire créés, à Bruxelles, est révélateur de l’ancrage de cette tendance sur le territoire.
Vieux de la vague
Les artistes flamands qui ont émergé dans les années 1980 et 1990, et que les critiques hollandais ont les premiers réunis sous le nom de « vague flamande », sont encore là. Certes, l’expression tend à gommer la diversité d’artistes aux univers parfois très éloignés (de Anne Teresa de Keersmaeker à Ivo Van Hove), mais on ne peut nier qu’il y eut bien, à cette époque, une singularité esthétique portée par des artistes flamands, qui a nourri le renouvellement du théâtre et de la danse en Europe à la fin du XXe siècle. Jan Lauwers, Alain Platel, Jan Fabre ou Jan Decorte ont détonné dans un monde encore très marqué par le texte, en mettant au centre de la scène le corps, avec son énergie brute, ses émotions incontrôlables, sa vie pulsionnelle et ses impuretés. Passés par la danse ou les arts plastiques, sans toujours avoir un background classique, mais riches d’une expérience parfois forgée loin de l’art (Platel, par exemple, a travaillé comme orthopédagogue avec des enfants handicapés), ils ont contribué à faire émerger des formes hybrides et transdisciplinaires, souvent débridées, mêlant pour certaines danse, performance et théâtre. Auprès de cette première génération se sont formés à la fin des années 1900 de jeunes artistes, comme Sidi Larbi Cherkaoui auprès d’Alain Platel et Anne Teresa de Keersmaeker, ou Franck Chartier et Gabriela Carrizo, qui ont fondé la compagnie Peeping Tom en 2000, après avoir travaillé notamment avec Needcompany et les Ballets C. de la B.
Les compagnies nées à l’époque (les Ballets C. de la B. autour d’Alain Platel, ROSAS d’Anne Teresa de Keersamaeker, Needcompany de Jan Lauwers, Troubleyn de Jan Fabre) sont encore bien vivantes et la vague se porte bien. Parmi ces avant-gardistes d’alors, plusieurs occupent aujourd’hui des postes importants dans de grandes institutions, à Bruxelles ou ailleurs : Anne Teresa de Keersmaeker a fondé et dirige PARTS, une école de danse internationalement reconnue ; Guy Cassiers assure la direction du Toneelhuis d’Anvers.
Aujourd’hui institués comme des figures majeures du spectacle vivant en Europe, ces « vieux de la vague » sont des habitués des scènes européennes, en particulier du festival d’Avignon. À Bruxelles, les saisons qui comptent sans un ou plusieurs spectacles de Jan Lauwers, de Anne Teresa de Keersamaeker, Ivo Van Hove et Guy Cassiers sont rares. Mais la vague, connue pour être si remuante, est loin d’être figée, et elle expérimente encore, n’hésitant parfois pas à secouer ses fondations. Ainsi, Anne Teresa de Keersmaeker propose aujourd’hui des pièces bien plus narratives qu’au temps de Phases ou Rosas danst Rosas ; Jan Lauwers s’essaie aux adaptations de romans (Guerre et térébenthine, d’après Stefan Hertmans) ; Wim Vandekeybus préfère parfois à la danse un théâtre plus textuel.
La vague, née du débordement et de la liberté, n’a cependant pas tout renversé sur son passage. Si elle imprègne clairement le travail d’artistes très prometteurs qui ne cessent de monter (par exemple la chorégraphe Lisbeth Gruwez, qui a fait ses premiers pas à la toute fin des années 1990 avec Jan Fabre), elle laisse de la place à bien d’autres mouvements (→ Bricoler, → Dérision, → Laboratoire, → Méta, → Réel).
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Note de fin
[1] Voir http://varia.be/y-a-pas-grand-chose-qui-me-revolte-pour-le-moment
*Karolina Svobodova est diplômée en philosophie et en arts du spectacle vivant de l’Université libre de Bruxelles. Elle y travaille comme assistante dans la filière arts du spectacle vivant, intervenant sur l’histoire du théâtre en Belgique francophone, sur la performance et sur la pratique de la critique dramatique. Elle prépare actuellement une thèse de doctorat sur les enjeux et effets de la création de lieux culturels alternatifs à la fin des années 70. Parallèlement, elle développe une activité de dramaturge.
**Emilie Garcia Guillen est assistante au sein du master de gestion culturelle de l’Université libre de Bruxelles, où elle intervient notamment sur la mise en œuvre de projets en lien avec des opérateurs culturels. Elle prépare une thèse de doctorat en sociologie autour du management de projet et des repositionnements de l’identité professionnelle, à travers une enquête portant sur la conception d’un grand équipement culturel en France. À côté de son activité professionnelle, elle collabore régulièrement à Alternatives théâtrales en écrivant des critiques pour le site de la revue.
Copyright © 2019 Karolina Svobodova, Emilie Garcia Guillen
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
This work is licensed under the
Creative Commons Attribution International License CC BY-NC-ND 4.0.
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