Christiane Makward*

Solitude. Adaptation et mise en scène de Fani Carenco de La Mulâtresse Solitude d’André Schwarz-Bart. Avec Marie-Noëlle Eusèbe : Rosalie/Solitude, narratrice, Laure Guiré : Bayangumay/Man Bobette/narratrice, Laurent Manzoni : Homme blanc/narrateur. Assistante à la mise en scène : Lili Sagit. Chorégraphie : Francis Viet. Scénographie : Fani Carenco, Nicolas Natarianni et Christophe Charamon. Lumières : Nicolas Natarianni. Son : Nicolas Natarianni et Thibault Lamy. Création vidéo : Thibault Lamy. Spectacle vu le 11 mai 2017, Salle Boris Vian, Grande Halle, La Villette, Paris.

Le décor ressemble à un chantier ou une cour de garage rural : lanterne suspendue, cordages, pneus de poids lourds, gros bidons rouges, vieilles planches empilées formant plateforme, bobines de câbles, caisse, siège décati et deux projecteurs à gauche et à droite.  Par la magie des éclairages, de la sonorisation, la vie s’installe, la mort rôde. Ainsi, un discret balancement de la lanterne évoquera le tangage du bateau négrier tandis que Bayangumay – Africaine captive qui deviendra l’esclave Man Bobette et donnera naissance à la mulâtresse Rosalie/ Solitude – tente laborieusement d’avaler sa langue. Ainsi, ce tas de vieilles planches évoque un cercueil (toujours la funeste embarcation) d’où se redresse la déportée comme Lazare d’entre les morts : elle lance dans les ténèbres et dans sa langue son cri de résistance : « Diolas, Diolas, n’y a-t-il pas un seul Diola dans ce poisson ? » Ainsi, telle bobine de câble sera sublimée en socle de statue lorsque Solitude, peu avant sa mort, prendra la pose d’une Liberté en grande jupe et ceinture rouge, sans torche et sans drapeau, mais tout aussi splendide et insoumise.

Rosalie devient une poupée mécanique démontrant les belles manières des blancs sous le regard cynique de Man Bobette.
Photo Céline Cagnas

Rappelons que La Mulâtresse Solitude, parue en 1972, est un bref et poignant roman historique signé par André Schwarz-Bart (prix Goncourt 1959 pour Le Dernier des Justes) et que Simone Schwarz-Bart a collaboré à cette œuvre marquante de la littérature de la Caraïbe.  Le spectacle commence par un anachronisme espiègle : un touriste blanc entre en scène. Il n’échappera pas aux spectateurs avertis que ce personnage narrateur évoque aussi un certain André Schwarz-Bart grisonnant. De même, Marie-Noëlle Eusèbe fait davantage penser à Simone Schwarz-Bart qu’à la seule gravure conservée de la malheureuse Solitude. Ceci constitue donc une distribution astucieuse que complète très bien l’actrice burkinabé Laure Guiré : son élocution marquée concorde avec son incarnation de Mère-Afrique et d’esclave bossale. Sur le site de l’habitation d’Anglemont avec mornes en arrière-plan, le touriste donc s’offre un égoportrait qui provoque les rires du public… Il nous explique (comme le faisait Schwarz-Bart dans l’épilogue de son récit) que c’est ici, à Matouba, que Delgrès se fit sauter avec les derniers résistants à Richepanse, le 28 mai 1782, honorant la devise : « Vivre libre ou mourir ». Puis, une scène de danse sur une musique qui évoque le folklore ashkénaze signe cette introduction.

Entrent bientôt en jeu des projections qui ponctuent tout le spectacle, avec des effets de surprise et d’incongruité, toute une mise en procès de l’histoire coloniale et africaine récente. Il y aura, outre le portrait d’Élisabeth II, celui d’une famille américaine ou sud-africaine du début du 20e siècle, où les enfants portent des armes à feu automatiques, ou encore un gros plan cauchemardesque de crabe rouge. On verra la photo de 1916 du bel Africain captif de Bétou, Haut-Oubangui, entravé dans son filet, ou une photo contemporaine d’enfants-soldats congolais. Et l’on verra encore celle d’un vidé de mercredi des Cendres aux Antilles.  On aura aussi, dans ce très beau travail de documentation de Thibault Lamy pour la projection, la photographie sépia (plan fixe de film peut-être) d’un groupe d’Africains déportés en guenilles pour illustrer la vente de Bayangumay en Guadeloupe, et l’on pense alors à Amistad. On ne peut que savourer la pertinence de la plupart de ces images qui soutiennent, illustrent parfois directement, parfois métaphoriquement ou par antithèse, les extraits du texte et l’écriture somptueuse qu’a voulu honorer Fani Carenco. Voici des gros plans de troncs d’arbres aux branches torturées ? Nous sommes perdus dans la forêt des songes et l’univers de Wilfredo Lam et nous suivons le rêve de Solitude : retrouver la mère qui l’a abandonnée après avoir tout fait pour que son enfant – fruit d’un viol sur le négrier – se détache de cette négritude que la mère bossale incarne. L’enfant Rosalie, celle qui a « Deux-âmes » et les yeux pers, cherche ses racines africaines. Son désespoir est par ailleurs ponctué par la berceuse « Pitite dodo / Papa pa la / Se manman tou sel / Ki dan lanbara» et sa schizophrénie, grand leitmotiv du roman, est bien illustrée par le jeu de Marie-Noëlle Eusèbe en « chienne jaune »… Mais comme on sait, Solitude va recouvrer l’Afrique en elle, elle va renaître auprès de Maimouni et des marrons qu’elle a rejoints sur l’appel lancinant de « Sanga ! » qui nous intrigue si nous avons oublié le roman : Sanga est le chef des marrons.

Man Bobette en bonnet phrygien chante une parodie discordante de « La Marseillaise » du colon blanc. Photo Céline Cagnas

Le rythme du spectacle est savamment construit aux dépens, dira-t-on, de la linéarité chronologique. On peut douter que cette adaptation – chef-d’œuvre du genre et incontestablement très réussie – puisse être pleinement appréciée par des spectateurs qui ne connaîtraient pas le texte (la lacune est réparable et un dossier pédagogique a été mis à disposition des professeurs). L’horreur alterne avec un peu de légèreté, que ce soit dans les documents vidéos ou la scénographie même qui inclut plusieurs épisodes de danse. Un très riche réseau de références modernes à l’histoire de la diaspora noire et de l’Afrique est ainsi mis en œuvre. La plus mémorable sans doute est une scène de cabaret burlesque, sur musique de genre klezmer et boogie-woogie, scène où le narrateur, le Blanc en histrion, est affublé d’une ceinture de bananes tandis que le collant noir et les gants blancs de la mulâtresse évoquent le Blackface. C’est d’ailleurs cette scène qui a été retenue pour la bande-annonce qu’on trouve en ligne, de quoi assurer les spectateurs à venir qu’on ne va pas s’ennuyer, mais ce choix pour le teaser, radicalement étranger au roman, ne paraît pas représentatif de la pièce. On peut cependant interpréter la scène comme une « traduction » de l’ironie de Schwarz-Bart, laquelle va du ton le plus sardonique au plus doucereux.

D’autres éléments de scénographie sont plus faciles à décoder, tel l’excellent jeu de Marie-Noëlle Eusèbe/Rosalie en poupée mécanique, tandis que le rire cruel de Man Bobette dénonce le « devoir de servilité » : elle déclare quant à elle que le jus de manioc n’est pas mortel que pour les poules. Autre scène plus attendue, la fête de l’abolition en Guadeloupe et la jubilation des foules arborant les insignes tricolores pour passer abruptement à la catastrophe de 1802. Il faut alors évoquer le « feu d’artifice » suicidaire de Matouba et la pendaison de Solitude, superbement rendue par l’actrice dans un jeu très épuré.

Solitude escalade les mornes à la recherche de sa mère (morte ?) qui restera introuvable. Photo Céline Cagnas

Tandis que le roman séparait nettement la vie africaine de Bayangumay-Man Bobette jusqu’au Passage de l’Atlantique et celle de son enfant Rosalie-Solitude, Fani Carenco a choisi de déconstruire partiellement la chronologie du roman pour composer son spectacle. Elle ménage en effet un contrepoint soutenu entre d’une part les grands épisodes de la vie de Solitude (enfance, adolescence troublée, libération lors de la première abolition et quête de la Mère-Afrique, Matouba et exécution), qui respectent la chronologie, et d’autre part les nombreux retours en Afrique (rapt et déportation, horreurs du Passage, souvenirs du mariage au vieux Djadju, esclaverie de Gorée, souvenir d’une vieille tante qu’elle réincarne selon les croyances diola). Après l’exécution de Solitude, le point d’orgue est encore une ultime vision de Bayangumay en Afrique.  Ce pourrait être l’illustration de cette « Guinée » mythique où retournent les âmes des victimes africaines des crimes de l’Europe dans le Nouveau Monde.

Video 1

La majeure partie du texte énoncé par les acteurs est constituée d’extraits du livre de Schwarz-Bart. C’est le parti pris de Carenco. Il s’agissait autant de rendre hommage à un chef-d’œuvre littéraire que de célébrer la figure de Solitude devenue, grâce aux Schwarz-Bart, l’icône de la résistance guadeloupéenne et de celle de la Caraïbe (on l’appelle Maroon Nanny dans les îles caraïbes anglophones). Le travail est magnifié dans les « tableaux » savamment éclairés sur scène qui évoquent l’esthétique des grands peintres de Poussin à Delacroix. C’est un splendide travail, digne de sa source littéraire et de son héroïne de légende.

Video 2

Ceci est la troisième adaptation de l’œuvre, la première étant due à Patrick Chamoiseau (avec Marie-Line Ampigny, mise en scène d’Yvan Labéjof, en 1977 au Théâtre Benoît XII, Festival d’Avignon) et la seconde – narration théâtrale avec deux acteurs – était de Guila Clara Kessous en 2013, dans le cadre d’une résidence subventionnée par l’IMERA (Marseille). La pièce de Fani Carenco, sans la moindre longueur, dure environ 1h 10. Elle a été créée à Annecy en janvier 2016 et reprise à Lyon en avril 2016.  Elle a été diffusée sur France O, présentée par Greg Germain.  Elle a tourné aux Antilles au printemps 2017, puis a été jouée au Festival off d’Avignon en juillet 2017. Souhaitons-lui une très belle carrière au nom de l’Histoire et de la République des Lettres.

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*Christiane Makward, professeur émérite de l’Université d’État de Pennsylvanie, a publié de nombreux articles dans des revues savantes, des encyclopédies et dictionnaires, un essai biographique (Mayotte Capecia), un Dictionnaire littéraire des femmes de langue française, de Marie de France à Marie NDiaye. Elle a construit l’autobiographie de Corinna Bille, édité deux volumes de théâtre (Corinna Bille et Ina Césaire), et deux volumes de co-traductions en anglais (Corinna Bille et théâtre de femmes francophones).

Copyright © 2017 Christiane Makward
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411

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