Christine HamonSirejols*

Résumé

Populisme ou démagogie ? Les orientations de la politique théâtrale française soulèvent depuis quelques années  un certain nombre de questions. Tandis que les courants populistes gagnent du terrain dans la vie politique et que le modèle du théâtre populaire selon Vilar semble s’éloigner à jamais, les artistes se trouvent aujourd’hui tiraillés entre l’obligation de s’engager toujours davantage en faveur de l’action culturelle et celle de remplir les salles de spectacle. Au nom du rejet des élites intellectuelles et parisiennes, nombre de lieux théâtraux, sous la pression des élus, n’hésitent plus à satisfaire les demandes les moins exigeantes du public. Le succès du Puy du Fou serait-il l’un des signes de cette évolution du théâtre populaire vers le populisme ? Tandis que l’offre de spectacles ne cesse d’augmenter et que les subventions stagnent, quel avenir s’ouvre dans ces conditions pour les compagnies de théâtre les plus exigeantes ?

Mots-clés

Populisme-Démagogie-Théâtre français- Politiques publiques – Théâtre populaire- Spectacles de masse

Les dernières élections présidentielles ont récemment donné aux Français l’occasion de réfléchir aux différents visages du populisme. Jamais, en effet, il n’avait autant été question de « rendre la parole au peuple » pour « en finir avec les élites qui nous gouvernent ». Ce discours entonné par l’ultra-droite nationaliste a fait trembler la France et l’Europe lorsque Marine Le Pen s’est retrouvée au deuxième tour des élections, menaçant de faire alliance avec les tenants du Brexit pour faire éclater l’Union européenne. Cependant, ce discours dont on retrouve un écho inquiétant en Grande-Bretagne, mais aussi en Belgique, en Autriche, aux Pays-Bas, dans les pays nordiques et bien sûr en Pologne et en Hongrie, n’était pas au cours de la dernière campagne électorale l’apanage du seul Front national. On pouvait aussi l’entendre, plus ou moins fort, dans la bouche d’autres leaders politiques critiquant à qui mieux mieux les élites à la tête des partis politiques traditionnels, tout en exaltant le peuple d’en bas (Chantal Mouffe) ou les gens (Jean-Luc Mélenchon). Ils reprenaient en cela des slogans qui sont devenus depuis l’élection de Donald Trump un lieu commun de la vie politique dans un grand nombre de pays occidentaux. Cette flambée populiste révèle incontestablement une crise de la représentation des citoyens dans les démocraties occidentales. Elle s’incarne cependant depuis quelques années en France sous de multiples aspects, y compris dans la vie culturelle où il est souvent difficile de faire la part entre ce qui relève du populisme ou de la simple démagogie.

Deux mots sur le populisme français

Je voudrais tout d’abord préciser les critères que je souhaite retenir pour parler du populisme dans le contexte politique français. J’adopterai volontiers ceux de Pierre-André Taguieff qui distingue dans son essai L’Illusion populiste (2004), quelques grands traits fondamentaux du populisme contemporain, bien différent du populisme historique, celui des Narodniki russes. Je souligne au passage qu’en français, jusqu’aux années 1990, le terme de populisme désignait uniquement ce mouvement.

1- Le populisme n’est pas une idéologie, mais un style politique adopté aujourd’hui par certains leaders charismatiques qui prétendent parler au nom du peuple tout en utilisant abondamment les médias.

2- Il convient donc selon eux de redonner la parole au peuple authentique à travers l’usage du referendum, voire le retour à la démocratie directe de type suisse ou athénien, éventuellement par tirage au sort des représentants du peuple (pour certains, à gauche de la gauche française).

3- Le leader en appelle parallèlement à la nécessité de dégager les élites (même s’il en est lui-même issu), qui ont confisqué le pouvoir politique. Ces traits se retrouvent à l’extrême droite comme à l’extrême gauche de l’échiquier politique français dans le discours de Marine Le Pen aussi bien que dans celui de Jean-Luc Mélenchon (qui s’est fait le chantre du dégagisme).

4- Ajoutons à cela le refus de l’Europe et le rejet du capitalisme sauvage commun aux deux leaders ainsi que la défiance envers les médias, supposés être aux mains des élites,  mais largement utilisés cependant.

D’autres caractéristiques s’y ajoutent dans le cas du national-populisme incarné par Marine Le Pen, caractéristiques toutes liées à la défense de la France contre les ennemis extérieurs qui sont censés la menacer. Cette posture conduit tout d’abord à prôner le patriotisme économique, c’est-à-dire une forme de protectionnisme étroit visant à taxer les importations pour privilégier l’agriculture et l’industrie nationales. Toujours au nom du patriotisme, bien différent selon Marine Le Pen du nationalisme (distinction également chère à Vladimir Poutine), le Front national réclame la fermeture des frontières et l’arrêt de l’immigration, essentiellement celle des populations de confession musulmane, volontiers confondues avec les islamistes radicaux. Les musulmans sont soupçonnés de vouloir remplacer les Français de souche à l’intérieur des frontières nationales pour imposer la charia au peuple de France, avec l’appui des islamo-gauchistes (comprendre la gauche soupçonnée de favoriser le communautarisme). En agitant le spectre du grand remplacement (la formule est de Renaud Camus), le national-populisme cherche à dénoncer toutes les menaces qui pèsent sur la culture occidentale, c’est à dire chrétienne. Les Juifs ont été la première cible historique du Front national de Jean-Marie Le Pen, mais, depuis les attentats terroristes et la montée de l’immigration, le parti a changé d’ennemi.  C’est donc au nom de la défense des valeurs occidentales que les élus frontistes tiennent à interdire le port du foulard à l’université, à servir du porc à tous les enfants dans les cantines ou à installer des crèches dans leur mairie à l’approche de Noël. Sur ces différents points, le discours de Marine Le Pen rejoint celui de la plupart des national-populistes européens et particulièrement celui des leaders hongrois et polonais.

Y a-t-il un théâtre « populiste » en France ?

Dans un tel contexte politique, quels liens le théâtre peut-il encore entretenir avec le populisme ? Ma première réaction serait de répondre : aucun, si ce n’est une position de rejet radical. À la réflexion, la situation est sans doute un peu plus complexe.

Rappelons rapidement, pour préciser les choses, l’organisation du théâtre en France. La vie théâtrale se développe depuis des décennies à travers un maillage serré de structures subventionnées par l’État, héritées de la politique de décentralisation culturelle : théâtres nationaux, centres dramatiques nationaux et régionaux, scènes nationales sont les différents labels présents un peu partout sur le territoire. Cette politique publique est renforcée par le dispositif de l’intermittence[1], dispositif unique au monde, qui favorise l’existence de quelque 25 000 comédiens professionnels.

La Comédie-Française est le seul théâtre en France à disposer d’une troupe permanente ; tous les autres comédiens sont à la pige ou travaillent régulièrement, sous le régime de l’intermittence, pour des compagnies indépendantes diversement subventionnées. Que le gouvernement soit de droite ou de gauche, républicain ou socialiste, il est impensable qu’il soutienne ou autorise un discours favorable au national-populisme. Bien au contraire, les théâtres subventionnés présentent fréquemment des pièces prenant à contre-pied la politique du Front national.

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Les Tragédies romaines, Festival Avigon, 2008

Je pense aux textes dénonçant les souffrances des migrants comme la trilogie Lampedusa de Lina Prosa jouée à la Comédie-Française[2], ou encore les pièces de Falk Richter et Roland Schimmelpfennig contre l’ultra-capitalisme (les textes d’auteurs français sur ces questions sont rares). Cependant, je ne vois pas de spectacle attaquant frontalement le national-populisme sur le mode de la satire, si ce n’est à travers la représentation de textes du répertoire actualisés. Cela a été le cas pour La Résistible Ascension d’Arturo Ui[3] mise en scène par Dominique Pitoiset au lendemain de l’élection de Donald Trump, une démarche comparable aux nombreuses mises en scène du Coriolan de Shakespeare produites à travers le monde au cours des dernières années[4].

Ivon van Hove (1958-) le metteur en scène de Les Tragédies romaines

Parallèlement au ministère de la Culture, les villes françaises soutiennent, elles aussi, un large réseau de théâtres municipaux. Dans ces théâtres, beaucoup plus soumis à la pression des élus locaux, la situation peut être parfois tendue. Dans les quelques villes dirigées par le Front national, la politique culturelle s’est même traduite par des conflits et le renvoi ou la démission de responsables de lieux théâtraux ou de festivals. Cela a été récemment le cas à Orange, où le directeur du festival d’art lyrique qui se déroule chaque été dans le théâtre antique a démissionné. Cependant je serais tentée de dire que la pression vient davantage d’un certain public proche de l’extrême droite, qui au nom des valeurs chrétiennes a cherché à empêcher certains spectacles. Les catholiques traditionalistes ont ainsi organisé dans plusieurs villes françaises des manifestations contre le spectacle de Castellucci Sur le concept du visage du fils de Dieu jugé blasphématoire. C’est une forme de pression qui s’apparente beaucoup à celle des groupes ultra-orthodoxes en Russie (contre la mise en scène de Tannhauser à Novossibirsk ou celle de Noureev plus récemment à Moscou par exemple).

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Romeo Castellucci, Sur le concept du visage du fils de Dieu

Enfin, il existe à Paris plus de 160 salles de théâtre privé dont les spectacles attirent un public nombreux, spectacles qui peuvent tourner ensuite en province. À côté d’une cinquantaine de théâtres situés dans les salles historiques de la capitale et qui présentent souvent des spectacles de qualité, on a vu fleurir un grand nombre de petits espaces, à la façon des lieux investis par le festival off d’Avignon, qui proposent des spectacles de divertissement médiocres, dont beaucoup de one man shows. Certains d’entre eux se sont fait une réputation sulfureuse. Je mentionnerai le cas de Dieudonné, humoriste métis de nationalité française qui, depuis quelques années, s’est fait une spécialité des attaques antisémites au point d’avoir été condamné à plusieurs reprises pour incitation à la haine raciale. Son dernier spectacle vient d’être interdit à Marseille et à Grenoble, mais  il est régulièrement défendu par certains leaders du Front national, dont Jean-Marie Le Pen, et il a acquis à travers son blogue une réelle influence politique.

Populisme ou démagogie ?

Au-delà des exemples que je viens de citer, je voudrais maintenant interroger les liens complexes qui unissent en matière de politique théâtrale populisme et démagogie. La question est vaste et je ne pourrai que l’esquisser.

Romaine Rolland (1866-1944)

La France est sans doute le pays d’Europe où le concept de « Théâtre populaire » est le plus ancien (rappelons le succès, dès le début du XXe siècle, du Théâtre du peuple de Romain Rolland) et le mieux ancré. Né après la dernière guerre, porté par la figure emblématique de Jean Vilar, soutenu durant des décennies par une politique de décentralisation culturelle combattive, ce modèle de démocratisation théâtrale a montré ses limites. Si le public des théâtres est resté globalement stable en pourcentage de population (10 à 12% des Français adultes sont allés au théâtre au moins une fois dans l’année), il ne s’est pas élargi à l’ensemble de la société comme l’espérait Vilar. Les études sociologiques décrivent un public composé d’enseignants, de professionnels du théâtre (ce qui fait dire parfois que le théâtre français s’auto-consomme) et en troisième position de professions supérieures et intermédiaires.

Le ministère de la Culture ne cesse donc, depuis des décennies, de chercher à élargir le public, par une politique dite d’action culturelle en direction du non-public. Les stratégies mises en œuvre sont multiples et les incitations, diversement efficaces, vont de la mise en place d’abonnements et de tarifs préférentiels à l’organisation de rencontres, classes de maître, stages pour les amateurs, jusqu’à la création de spectacles professionnels impliquant les habitants d’un territoire donné. Dans les lieux de spectacle situés dans des zones sociologiquement défavorisées, les artistes sont, par choix ou par nécessité économique, amenés à participer à la réduction de la fracture sociale. Certaines jeunes compagnies se plaignent par exemple de devoir, pour obtenir de jouer deux soirs dans un lieu subventionné, assurer 50 heures d’action culturelle.

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Je m’appelais Marie-Antoinette, mise en scène de Robert Hossein, Palais des sports, 1993

Depuis quelques décennies, des subventions spéciales ont également été créées pour soutenir la politique de la ville et permettre aux compagnies de faire toutes sortes de propositions (spectacles dans les quartiers difficiles, dans les écoles, incluant des amateurs, etc.) qui leur donneront le droit d’émarger sur ce budget spécifique. Parallèlement, d’autres dispositifs soutiennent les actions culturelles dans les milieux fermés : prisons ou hôpitaux. Les compagnies, surtout les plus fragiles économiquement, sont ainsi amenées à consacrer une grande partie de leur énergie à s’investir dans ces actions qui les éloignent souvent de leur projet artistique.

Après les années 80 qui avaient vu un doublement du budget de la culture sous le ministère de Jack Lang, cette tendance s’est beaucoup accentuée avec la Charte des missions de service public de 1997, qui fixe par contrat aux différentes structures subventionnées les objectifs à atteindre pour démocratiser la culture. Les différents lieux labellisés (Centres dramatiques, Scènes nationales, etc.) s’efforcent désormais de satisfaire ces objectifs en rédigeant les contrats qui les lient aux artistes invités.

Si certaines compagnies s’inscrivent avec bonheur dans ces dispositifs, on voit bien quelle dérive peut en conduire d’autres à assumer une part de travail social au détriment de leur travail artistique.

Je m’appelais Marie-Antoinette, mise en scène de Robert Hossein, Palais des sports, 1993, Paris. Le spectacle a fait la une de la revue people Point de vue et images du monde

Rentabilité vs démagogie

Phénomène plus inquiétant encore : à ces contraintes liées au désir de démocratiser le théâtre, s’ajoute depuis quelque temps une forte pression économique pour accroître la rentabilité des lieux théâtraux. C’est ici qu’une forme de populisme s’introduit insidieusement.

Sous prétexte que les lieux théâtraux subventionnés coûtent cher et qu’ils doivent développer leurs ressources propres, le taux de fréquentation des théâtres est surveillé de près par les pouvoirs publics. Or on a construit en France, au cours des dernières décennies, un grand nombre de salles de spectacle, dans les petites villes et les banlieues notamment, qui ne sont pas toujours dotées d’un budget de fonctionnement suffisant. Leurs responsables sont donc invités, tout comme ceux de nombreux grands théâtres municipaux, à augmenter leur taux de fréquentation en satisfaisant une supposée demande du public largement tournée vers le divertissement.

L’heure n’est plus en effet aujourd’hui au théâtre élitaire pour tous, comme en rêvait Antoine Vitez nommé en 1981  à la tête du Théâtre national de Chaillot, mais bien plutôt à la dénonciation des élites culturelles. Dans ce contexte, la critique porte principalement sur le choix du répertoire qui ne serait pas assez populaire, trop intello ou réservé à une élite parisienne. Il en résulte une forte pression sur les programmateurs pour qu’ils invitent davantage de spectacles tout public (cirque, marionnettes, théâtre d’objets, music-hall – quelle que soit par ailleurs la qualité de ces spectacles), des comédies du répertoire (de Molière à Feydeau), des spectacles venus  des théâtres privés parisiens où jouent des acteurs célèbres, ainsi que des productions de divertissement médiocres. Priorité est donnée dans ce dernier cas aux one man shows humoristiques et aux mauvais vaudevilles contemporains qui attirent un public de plus en plus nombreux, refusant de se prendre la tête avec des pièces de Marguerite Duras, souvent citée comme modèle du théâtre intello. Si les lieux théâtraux subventionnés par l’État résistent généralement assez bien à ces injonctions, les salles municipales, placées sous la dépendance étroite des élus locaux, s’y soumettent souvent. L’argument suivant lequel le public a droit aux spectacles qui lui plaisent, puisqu’ils sont subventionnés avec ses impôts, fait florès parmi les élus du Front national qui se moquent volontiers de l’art contemporain[5], mais il est aussi largement partagé sur tout l’échiquier politique.

Ce discours trouve d’autant plus d’écho que le ministère de la Culture lui-même a été amené ces dernières années à utiliser des arguments d’ordre économique pour défendre le théâtre et justifier le maintien du statut des intermittents du spectacle[6]. À la suite des grèves qui ont accompagné l’annonce de la modification de ce dispositif et provoqué l’annulation du festival d’Avignon en 2003, le discours officiel a tendu à démontrer la « rentabilité » du spectacle vivant en mettant l’accent sur les retombées économiques que génèrent les festivals d’été. Avec les 1500 spectacles présentés en 2017 au festival d’Avignon off et les quelque 3 millions de places vendues, on peut en effet mesurer l’impact de l’événement sur l’économie locale, mais on est bien loin de l’esprit d’exigence artistique des premiers festivals… Cependant, face à une offre de spectacles croissante et à la stagnation parallèle des subventions, on comprend mieux pourquoi les arguments d’ordre économique ont tendance à prendre le pas sur l’idéal d’accès démocratique de tous à une culture de haut niveau.

Des formes artistiques consensuelles

Ces tensions qui traversent aujourd’hui le milieu théâtral font parfois le lit d’attaques envers les responsables de la culture, volontiers assimilés aux élites parisiennes[7]. Elles  aboutissent surtout à favoriser les formes spectaculaires les mieux susceptibles de plaire au plus grand nombre. On voit ainsi refleurir des procédés jugés révolutionnaires dans les années 70, mais qui ont beaucoup perdu de leur mordant : les adresses directes au public, les acteurs mêlés aux spectateurs dans la salle ou sur le plateau, tous les procédés destinés à « briser le quatrième mur » ou à « faire participer le public » retrouvent une nouvelle vigueur[8], tandis que les effets techniques empruntés aux concerts de rock[9] séduisent des spectateurs plus jeunes.

Très loin du rêve de Vilar ou de Vitez de donner à tous accès à un répertoire exigeant, on assiste également à une segmentation du paysage théâtral en fonction de critères d’âge, de sexe, d’origine sociale ou géographique et même d’orientation sexuelle ou politique[10]. La chose est d’autant plus surprenante que, parallèlement, les programmateurs des salles subventionnées sont incités à mettre au répertoire des « spectacles tous publics », à voir en famille. Dans cette quête d’un public introuvable, certaines entreprises obtiennent même parfois un succès déroutant.

Afin d’illustrer cette dernière évolution que l’on pourrait clairement qualifier de populiste, je voudrais évoquer pour finir le cas du Puy du Fou, parc d’attractions théâtrales dont le succès ininterrompu constitue un phénomène unique dans le paysage du divertissement français. Loué par le Front national qui y voit un exemple de vraie culture populaire, célébrant le patrimoine et l’identité nationale[11], le Puy du Fou est aussi plébiscité par des  spectateurs venus de tous les horizons politiques et il pourrait bien servir de modèle  à d’autres réalisations dans le monde[12].

Le Puy du fou a été fondé en 1978 dans le village du même nom par Philippe de Villiers, militant de la droite nationaliste et député de la Vendée. Il s’agissait à l’origine d’un spectacle son et lumière interprété par les habitants du village et racontant la vie d’une famille de Chouans. La Vendée a été, à l’époque de la Révolution française et jusqu’à la chute de Napoléon en 1815, un haut lieu de résistance populaire à la République puis à l’Empire, et les paysans, très attachés à la royauté et au catholicisme, s’y sont battus avec acharnement. Ce premier spectacle son et lumière a connu un tel succès qu’il s’est étoffé d’année en année jusqu’à donner naissance à un parc d’attractions théâtrales proposant simultanément plusieurs spectacles d’inspiration historique, ainsi que des reconstitutions de villages à différentes époques.

Le dernier panache, affiche du spectacle, le Puy du Fou, 2016

Aujourd’hui, le Puy du Fou attire entre avril et septembre plus de 2 millions de spectateurs et engage environ 2400 acteurs et 3600 bénévoles. Le public peut y assister à divers épisodes romancés de l’histoire de France, toujours envisagée d’un point de vue politique très conservateur. Mais le spectacle le plus attendu est traditionnellement consacré à une fiction, située à l’époque de la chouannerie, à laquelle sont réservés les moyens techniques les plus impressionnants (musique, feux d’artifice, etc.). Cette aventure hors normes n’est sans doute pas représentative de la vie théâtrale française, mais elle me paraît symptomatique d’une évolution du public et même d’un certain dévoiement de l’idéal du théâtre populaire[13].

Entre un théâtre exigeant, jugé trop élitaire, et un théâtre populaire, défini par la tyrannie du succès, la voie semble bien étroite pour les jeunes metteurs en scène d’aujourd’hui, d’autant plus que l’ensemble du paysage théâtral français ne présente pas de lignes de force artistiques très nettes et que les pressions économiques y jouent un rôle croissant. Dans ces conditions, la situation des compagnies de théâtre indépendantes est bien fragile. Confrontées d’un côté à l’expansion de l’offre et de l’autre à la baisse des subventions, elles se trouvent prises en étau entre la tentation du marché qui les pousse vers le spectacle de divertissement et les exigences de l’État qui leur enjoint d’intervenir dans le champ social. Comment dans ces conditions porter encore l’idéal d’un théâtre « élitaire pour tous » ?

D’ailleurs, du côté des responsables culturels, rares sont ceux qui croient encore, comme Jean Vilar, que le théâtre peut s’adresser au peuple rassemblé. Ce peuple idéal semble, en ce début du XXIe siècle, aussi introuvable, suivant la formule de Pierre Rosanvallon, que le peuple abstrait que la démocratie voudrait représenter. La société française apparaît aujourd’hui plus fragmentée que jamais et le théâtre, que l’on continue malgré tout d’investir plus que les autres arts de la mission de distraire et d’éduquer, ne sait plus où donner de la tête et cherche désespérément les formes artistiques neuves qui pourraient satisfaire les exigences contradictoires de la politique culturelle et du marché.


[1] Ce dispositif permet aux artistes du spectacle vivant (comédiens et metteurs en scène) de bénéficier d’un système d’allocations chômage plus favorable : 507 heures travaillées sur une durée de 12 mois ouvrent des droits pour les 12 mois suivant la fin du dernier contrat. Le calcul du montant journalier d’allocation est complexe et dépend des sommes perçues durant la période de référence. Cette allocation ne peut excéder 3857 euros par mois.

[2] Théâtre du Vieux Colombier,  janvier-février 2014.

[3] La Résistible Ascension d’Arturo Ui, mise en scène de D. Pitoiset, Théâtre Bonlieu d’Annecy, novembre 2016.

[4] Déjà en 2007, Ivo van Hove avait montré le populisme à l’œuvre  en Europe à travers sa mise en scène de Coriolan dans les Tragédies romaines. Le parallèle entre les tribuns du peuple romain et les populistes modernes a été repris off Broadway, au Red Bull Theatre, au moment de la campagne de D. Trump, et à Moscou par A. Potapova au théâtre de la Taganka, la même année 2016.

[5] C’est ainsi qu’en 2015, au moment des élections régionales en Provence, Marion Maréchal Le Pen, nièce de la candidate à la présidentielle, ironisait sur les « dix bobos qui font semblant de s’émerveiller devant deux points rouges » et en appelait à un retour à la « vraie culture populaire ».

[6] Ce statut dérogatoire est jugé trop coûteux par le patronat qui cogère la caisse d’assurance chômage.

[7] Olivier Py est coutumier de ce type d’attaques. Voir Les Parisiens présentés au festival d’Avignon, en 2017.

[8] Certains metteurs en scène sont allés jusqu’à reprendre le dispositif du procès pour faire voter le public pour ou contre tel ou tel accusé. Ainsi Robert Hossein qui, dès 1993, dans Je m’appelais Marie-Antoinette, amenait le public à se prononcer sur le sort de la reine.

[9] Le succès de la grande saga shakespearienne mise en scène par Thomas Joly (versions intégrales en 18 heures de Henri VI en 2014, puis de Richard III en 2016) s’appuie tout à la fois sur la présence d’une narratrice assurant le lien entre les différents tableaux, conçus comme des épisodes de séries TV, et l’usage d’effets lumineux et sonores empruntés aux concerts de rock.

[10] Plus l’offre est importante, plus le phénomène est sensible. Voir les spectacles proposés dans le off du festival d’Avignon où « il y en a véritablement pour tous les goûts ».

[11] Déclaration de Marion Maréchal Le Pen en septembre 2016 à la suite d’une visite au Puy du Fou.

[12] Selon l’AFP, Philippe de Villiers a rencontré Vladimir Poutine à Ialta en août 2014. Ils ont alors envisagé la construction en Crimée d’un parc d’attractions théâtrales consacré à l’histoire russe.

[13] Romain Rolland n’est-il pas l’auteur de plusieurs pièces consacrées à l’histoire de France dans laquelle il voyait une mine de sujets propres à passionner un large public populaire ?


*Christine Hamon-Sirejols est professeur émérite d’ études théâtrales Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3.Elle est auteur de : Le Constructivisme au théâtre, Coll. Arts du spectacle, éd. du CNRS, Paris, 1992, réédition 2004. La Cerisaie, Coll. Etudes littéraires, PUF, Paris, 1992, Cinéma et théâtralité, éd. Aléas, Lyon, 1994, Le Spectaculaire, éd. Aléas, Lyon, 1997, Théâtre : espace sonore, espace visuel, PUL, Lyon, 2003, et de nombreux articles sur le théâtre russe (de Meyerhold à Bogomolov) et sur le théâtre contemporain (Patrice Chéreau, Peter Brook, Peter Stein, Robert Wilson, Georges Lavaudant, Ivo van Hove),etc.

Copyright © 2017 Christine Hamon-Sirejols
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411

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Populisme ou démagogie ? La situation du théâtre en France