Irina Antonova*
RÉSUMÉ
Elément à part entière de la scène théâtrale internationale, la Marionnette fait clairement évoluer son image traditionnelle, sous l’influence des changements interculturels et politiques agressifs qui surviennent dans les sociétés actuelles. Non seulement le théâtre de marionnettes contemporain modifie de façon très nette son espace d’expression habituel (les paravents et la scène), mais il va également au-delà son fondement originel : un corps créé artificiellement. En effet, aujourd’hui, le marionnettiste ne dissimule plus son corps derrière un paravent ou dans un costume noir, il est un partenaire de sa marionnette, et se trouve souvent être lui-même un modèle de marionnette, avec ses spécificités, ses capacités et ses fonctions, y compris intermédiaire. Ainsi, nous n’avons plus une marionnette qui imite un être vivant dans ses mouvements et ses émotions (à la fois en s’opposant à lui), mais un comédien qui officialise son existence sur la scène en imitant sa marionnette. De telles expériences sont souvent présentées lors des festivals de théâtre de marionnettes. À cet égard, il apparaît nécessaire d’étudier, et éventuellement de revoir, les limites du théâtre de marionnettes, d’élaborer une nouvelle compréhension de son esthétique, et de reconsidérer les aspects éthiques de l’utilisation du corps humain comme un « instrument » manipulé par lui-même.
La marionnette, élément du théâtre mondial en évolution, change clairement et ostensiblement la vision traditionnelle d’elle-même, sous l’influence des transformations culturelles et des politiques agressives de la société. Non seulement le théâtre de marionnettes contemporain rompt-il brusquement avec son espace habituel (les paravents et la scène), mais il remet également en cause sa propre essence : un corps créé artificiellement. Dans le théâtre contemporain, le corps de l’artiste – qui ne se cache plus derrière un paravent ou sous un costume noir de marionnettiste, et qui, surnommé le « plan vivant », est considéré comme un partenaire plus ou moins égal à sa marionnette – représente souvent lui-même un modèle de marionnette, avec ses spécificités, ses capacités et ses fonctions, y compris celle d’intermédiaire entre deux mondes. Ce n’est pas une marionnette qui imite un comédien dans ses mouvements et ses émotions (en s’opposant parfois à lui), mais c’est un comédien qui officialise son existence sur la scène en imitant la marionnette.
Des expériences artistiques de ce type sont souvent présentées dans les festivals de théâtre de marionnettes. De plus, si l’on se base sur l’hypothèse du journaliste allemand A. Furst concernant les travaux de l’historien français C. Magnin sur l’origine rituelle d’une marionnette et son essence sacrée, apparaît inévitablement l’intention tout à fait consciente du marionnettiste de s’approprier non seulement le corps d’une marionnette, qui remplace le sien, mais aussi son implication dans les actions et les rituels qui vont au-delà du monde sensible humain. Le comédien contemporain ne se satisfait plus de ses fonctions d’inventeur, d’animateur et de maître illusoire de sa marionnette ; il est maintenant pleinement conscient de la supériorité évidente de cette dernière dans le processus du jeu théâtral.
Ainsi, nous parlons de la transformation consciente de la marionnette, en tant qu’objet artificiellement créé par l’être humain qui s’attribue et accomplit les missions, dont la plus importante est celle de médium reliant le monde réel et le monde imaginaire, immatériel, le monde des idées et des significations.
À cet égard, il est nécessaire de chercher et d’affiner les frontières du théâtre de marionnettes, de former une nouvelle compréhension de son esthétique, ainsi que des limites éthiques de l’utilisation du corps humain comme un instrument manipulé par lui-même.
En plus de son caractère idéologique unique, la marionnette possède un net avantage sur l’homme : son existence sur la scène ne dépend que dans une faible mesure de son aspect physique. Pulcinella se débrouille très bien sans jambes, car c’est un être extraordinaire, capable de se déplacer sans toucher le sol. Dans le spectacle I, Sisyphus, la scénographe bulgare Marieta Golomehova donne à Sisyphus juste une tête, ou plutôt des têtes, commandées par un seul manipulateur. Les marionnettes qui jouent sont parfois des objets complètement inattendus. Ainsi, le comédien et réalisateur espagnol David Espinosa, dans le spectacle Much Ado About Nothing, nous présente, pendant 40 minutes de temps réel, une grande variété de personnages de Shakespeare aux aspects des plus bizarres : de souvenirs kitsch à des poupées Barbie. Lors du festival de théâtre de marionnettes de Białystok en 2015, les Espagnols Julián Saenz-Lopez et Izaskun Fernández ont montré le spectacle A Mano, où les personnages étaient de petits objets, y compris les souvenirs qui jouaient eux-mêmes.
Une autre artiste, la comédienne japonaise Tsugumi Tsukada, a présenté son spectacle Fake, dans lequel la marionnette, une copie d’elle-même, est d’abord complètement dépendante de la plasticité de sa « maîtresse » pendant le processus d’animation. Une fois animée et « vivante », la marionnette assume immédiatement les fonctions de manipulation, et la comédienne, dont le visage est masqué, agit désormais comme une marionnette dirigée par sa « manipulatrice ». Cette approche artistique a été appliquée de manière très différente, mais également formidable, dans le spectacle Borgia, comédie contemporaine présentée par le théâtre belge Point Zéro lors du Festival International de Charleville-Mézières en 2015.
Esthétiquement beau et fortement provocateur, le spectacle brésilien La philosophie dans le boudoir (Cie Pigmalião Escultura Que mexe) du Marquis de Sade, également présenté à Charleville-Mézières en 2015, était si émotionnellement intense que les marionnettistes, contaminés par leurs marionnettes d’une sensualité vibrante et théâtralement excitante, ont remplacé ces dernières à la fin de la représentation. Comme si la nature humaine était plus forte que le rationalisme professionnel inhérent à toute création théâtrale. Les mouvements fluides et plastiques des comédiennes avaient presque imperceptiblement fusionné pour donner une image unique avec son propre sens et son rythme, en continuant le jeu non achevé de leurs marionnettes sophistiquées. L’idée de la naissance d’un sentiment à partir des mouvements mécaniques d’une part, et la supériorité du corps humain d’autre part, renvoie le spectateur à l’affrontement dialectique, au rejet et à l’attraction du spirituel et du matériel, du terrestre et de l’irrationnel.
Le corps qui change : le théâtre d’objets et de marionnettes
Une dépendance psychologique consciente liée à la puissance de la marionnette fait souvent se rebeller les marionnettistes contemporains, rejetant l’idée de leur existence dans le « cadre » de l’objet artificiellement fabriqué. Il est évident que des possibilités pratiquement illimitées sont offertes aux marionnettistes qui font du théâtre de marionnettes et d’objets. Ainsi, le projet de la comédienne française Pauline Delerue révèle visuellement l’une des lois de la dialectique de Hegel, à savoir la négation de la négation.
La performance de Pauline Delerue Pink Lady, quelques minutes avant de finir en compote… n’est autre que le processus de préparation d’une compote de pommes devant les spectateurs. C’est un exemple de transformation d’une substance en une autre, comme des émotions changeantes dans la vie d’une femme. Des métamorphoses se produisent en elle : la passion et la frustration, la douleur et le bonheur qui accompagnent le destin de toute femme – tout est présenté par la comédienne à l’aide de pommes, d’un couteau, d’eau bouillante, de casseroles et même d’un ustensile infernal pour éplucher les pommes et en retirer les pépins… Une belle image, reconnaissable et émotionnellement intense, que Pauline Delerue crée en silence, celui-ci n’étant rompu que par des bruits de douleur : un resserrement des corps de pommes coupées, un tintement métallique de l’éplucheur, le son de l’eau bouillant dans une grande casserole… Pauline Delerue traverse tous ces défis et tourments ; elle gère tout l’arsenal de la chambre de torture. Les pommes ne restent que des pommes dans ses mains, elles ne jouent pas de rôle, elles n’imitent pas de gens (comme c’est le cas avec les pelotes de laine dans son spectacle Barbe et Brigitte, présenté dans le cadre du Festival international de théâtre de marionnettes à Almaty en 2011) ; dans ce spectacle-ci, l’idée principale est qu’une personne joue deux rôles à la fois, celui de la victime et celui du bourreau, comme cela arrive souvent dans la vie réelle. Le choix de l’objet de manipulation est lui aussi clair et lisible : une pomme, symbole de la chute, mais aussi de la libération. La chambre de torture en tant que moyen d’existence pour la plante. Le choix conscient de la souffrance en échange de la tentative vouée à l’échec d’être libre.
Le corps de la marionnette et le corps humain : compétition
Le corps de la marionnette peut faire plus que le corps humain. C’est évident. Les différentes fonctions de la marionnette représentent certes un outil artistique important au théâtre, mais il existe aussi un aspect agaçant, reconnu par les comédiens. Le théâtre de marionnettes contemporain révèle la compétitivité entre le comédien-marionnettiste et sa marionnette. Ainsi, la talentueuse comédienne tchèque Andréa Miltnerová, dans son spectacle solo Danse de la ballerine magnétique (Charleville-Mézières, 2015), a montré la libération complète de l’être humain par rapport à la supériorité d’une marionnette ou un objet équivalent. Grâce à son talent de danseuse de ballet virtuose, Andréa Miltnerová montre qu’elle peut faire la même chose que la marionnette. Elle devient elle-même une marionnette, contrôlée par un marionnettiste invisible dont la présence s’exprime dans le rythme musical. Andréa Miltnerová subordonne son ego à la musique, et non pas à une personne ou à une chose. Le spectateur, déconcerté, se retrouve inopinément dans la position d’un juge, poussé à faire un choix en faveur de la comédienne dynamique ou d’une marionnette. Il faut bien sûr prendre en compte le contexte spatiotemporel : le spectacle est présenté dans la partie officielle du festival et, par conséquent, il prétend à une nouvelle compréhension du théâtre de marionnettes.
Dans la mortelle lumière bleue de rêves futuristes et, en même temps, d’un cabinet médical, la comédienne « sans visage », habillée en tutu, évolue pendant une heure, en se concentrant sur ses mouvements et sur le rythme musical mécanique, qui irrite par son volume et son absurdité. Ses muscles apparents donnent l’impression d’un athlète au corps masculin, et non d’une silhouette féminine de danseuse classique. Ses mouvements sont laids du point de vue de l’esthétique d’un ballet traditionnel, mais, fragiles et découpés, ils permettent de comprendre leur signification.
Le théâtre de marionnettes connaît actuellement dans le monde de nombreux spectacles qui font intervenir des marionnettes-danseuses, où la préoccupation principale du manipulateur est d’atteindre une déformation et une flexibilité maximales du corps de sa marionnette, une subtilité et une transparence des nuances dans le contrôle des différents éléments qui la composent. Andréa Miltnerová a choisi cette même approche, mais en l’inversant : elle cherche à copier fidèlement les marionnettes-danseuses mécaniques, charmantes et maladroites, qui semblent très capables, même plus que des êtres humains, mais qui ont néanmoins « quelque chose » qui ne fonctionne pas, ce « quelque chose » qui fait justement tout le charme de la marionnette. D’ailleurs, la marionnette a l’audace de rester elle-même dans son apparence irréelle, « inhumaine ».
Malgré la simplicité apparente de l’arrangement de ce spectacle, ainsi que d’autres performances avec seulement un ou deux comédiens, il est clair que ce type de représentations est fondamentalement irréalisable en extérieur. Cela ne serait pas possible, par exemple, dans la rue ou sur des places publiques, qui sont pourtant des espaces ouverts traditionnels pour le théâtre de marionnettes au sein de l’environnement urbain, et qui étaient, depuis des siècles, un décor parfait pour les marionnettistes, offrant une communication vraiment interactive avec le public.
La marionnette en espace 3D
Depuis quelque temps, les marionnettistes du monde entier sont inspirés par les nouvelles technologies de la scène, et les annonces attirantes portant la mention « 3D » semblent prouver que les comédiens sont en phase avec leur temps. La pauvre marionnette devient parfois l’otage de ces transformations de l’espace théâtral et se trouve masquée par un système d’effets visuels complexes. Avons-nous besoin d’une marionnette dans le spectacle ou pourrait-on bien s’y débrouiller sans elle ?
De toute évidence, les technologies multimédias peuvent et doivent jouer un rôle différent dans les spectacles. Dans le programme off du Festival d’Avignon en 2013, j’ai eu l’occasion d’assister au superbe spectacle Si loin, si haut !. Les marionnettistes français de la Compagnie Rouges Les Anges, dans une petite salle de classe de collège sur la place Pasteur, ont créé un monde incroyable et fabuleux, composé de petits animaux, de leurs maisons, de meubles minuscules et d’autres éléments qui ont tous joué un rôle dans un espace à la décoration traditionnelle, accompagné d’un panorama vidéo en toile de fond. Dans ce cas, la rigidité des nouvelles technologies n’était pas gênante, mais au contraire, permettait de faire naître de la surprise et du ravissement, car les marionnettes n’étaient pas en retrait, mais avaient la possibilité d’explorer d’autres espaces, d’aller plus loin dans la scène et de s’approcher de la rampe, ce qui rendait le spectacle intéressant et novateur.
Une autre performance magnifique, Feral, a été présentée dans le cadre du Festival d’Édimbourg en 2014 par des comédiens anglais (Tortoise in a Nutshell / Show and Tell / Cumbernauld Theatre). Il est très rare de voir un si grand nombre de spectateurs adultes assister à un spectacle de marionnettes, comme ce fut le cas cette fois. Le spectacle a évidemment eu une certaine résonance, ce qui a attiré un public sérieux. L’orchestrateur de toute cette action était devant un ordinateur, tandis que les acteurs déplaçaient leurs minuscules personnages sur un plan incliné, dans un décor de ville contemporaine. Grâce à l’ordinateur, des fragments de la scène étaient projetés sur un grand écran, les actions des marionnettistes étaient accentuées et synchronisées, et la performance théâtrale prenait une allure de documentaire, voire de production cinématographique. Les petites marionnettes, dépourvues d’éléments mobiles, ressemblaient à des constructions d’enfants. De minuscules voitures voyageaient à travers une ville monotone, au milieu de bâtiments de papier gris. La banalité de l’environnement et des individus était soulignée par l’indifférence d’une caméra qui surveillait l’action. Les aventures qui se produisaient dans la vie de chaque personnage étaient montrées pour quelques instants seulement, et immédiatement oubliées dans le déroulement général de l’histoire.
La marionnette et les arts associés
Les changements sur la scène du théâtre de marionnettes contemporain impliquent non seulement les nouvelles technologies informatiques, mais supposent également une nouvelle compréhension des moyens d’expression des arts associés dans le cadre du développement de l’art de la marionnette. Dans l’espace et le temps déterminés du spectacle, la marionnette ne s’oppose pas aux autres performances artistiques, mais au contraire coopère harmonieusement avec celles qui lui sont proches par leur nature et leur expression.
À l’inverse de cette image de jungle de pierre, le comédien français Philippe Saumont propose un univers romantique dans le spectacle Le temps d’une histoire – une histoire d’amour à distance. Les marins et leurs femmes sont séparés, positionnés de chaque côté de l’espace scénique et enfermés dans des boîtes de jeu distinctes : à droite les femmes, à gauche les hommes. Et entre eux, il y a le sable symbolisant la mer et le temps, infinis. Les marionnettes traditionnelles cèdent la place à des personnages de sable, créés l’un après l’autre par le comédien, sous les yeux du public. Un projecteur éclaire seulement les mains de l’artiste, qui sont elles-mêmes une véritable œuvre d’art. Le regard du spectateur erre entre les images de sable sur un grand écran et les mains du comédien. Dans cette alternance, il n’y a pas de contradiction parce que la dramaturgie du spectacle est construite sur les oppositions entre ce que la personne fait et ce qu’elle obtient au final. En manipulant un matériau aussi fluide et informe que le sable, en le jetant et en le ramassant, le marionnettiste transforme l’espace scénique et ses frontières devant les spectateurs. Les marionnettes de sable de Philippe Saumont, à tige, à ombre et à gaine, repoussent les limites du théâtre traditionnel tout en nous ramenant au cadre traditionnel de l’art de la manipulation.
L’esprit changeant des personnages et des histoires anciennes
Concernant le théâtre de marionnettes traditionnel, il semble intéressant d’explorer, entre autres choses, les innovations dans le domaine de l’interprétation des personnages et des histoires anciennes sur les plans sémantique et visuel.
Quels spectacles du théâtre de marionnettes sont généralement qualifiés de traditionnels ? Ceux qui présentent l’art de la manipulation d’une marionnette, qui proposent une compréhension de la marionnette en tant que partie de la nature humaine. Mais ce sont surtout les spectacles où il y a de célèbres personnages anciens, et manipulés par les technologies connues dans le monde entier : les marionnettes à gaine, à tringle, à fils, etc. Cependant, l’utilisation des technologies traditionnelles n’est pas contraire à la nouvelle compréhension d’un personnage, à sa « modernisation ». Certes, il ne s’agit pas de changer soudainement l’apparence de Guignol, de Pulcinella ou de Petrouchka, dont les noms évoquent immédiatement un nez rouge, un catogan ou un demi-masque noir (avec quelques exceptions : dans certains spectacles russes sur la guerre, Petrouchka porte un uniforme militaire). La reconnaissance du personnage et de son caractère est toujours une expérience joyeuse, la perspective d’émotions pour lesquelles le public assiste justement à ce genre de spectacles.
Mais sur la « scène » principale du monde du théâtre de marionnettes – soit la Place Ducal de Charleville-Mézières (2015) –, Pulcinella apparaît derrière un demi-masque blanc. Le jeune comédien Geoffrey Saumont décide ainsi de contester le sanctuaire originel : il rejette le symbole qui relie Pulcinella non seulement au théâtre « humain » commedia dell’arte, mais aussi au monde inférieur (cette caractéristique du demi-masque noir m’a été expliquée par le guarattellari italien Bruno Léone). Le marionnettiste français, élève de Bruno Léone, propose sa propre interprétation de l’un des personnages les plus reconnaissables du théâtre. Voici les paroles de Geoffrey Saumont :
« La première fois que j’ai fabriqué un masque blanc chez Bruno Léone, j’ai bien entendu pris des gants, car je connais l’importance de la tradition. J’ai demandé à Bruno si le masque blanc le dérangeait et il m’a répondu que c’était une bonne idée. J’ai alors joué devant des Napolitains à Naples, et certains enfants ont demandé à Bruno pourquoi le masque était blanc. Il a simplement répondu que c’était parce que le manipulateur était Français. Je sais que certaines personnes pensent que Pulcinella doit se jouer dans la plus pure tradition, à Naples, et par des Napolitains, ce que je ne suis pas. Je suis Français, j’ai cette identité, et je la montre par ce biais. »
Cependant, il semble que la « pureté » de la tradition ait des racines philosophiques profondes qui nous conduisent dans les labyrinthes de l’esprit humain, sur une route pleine de craintes et d’idées fausses. Le demi-masque noir de Pulcinella est une image visuelle de son caractère infernal, de sa mystique, de sa bouffonnerie rationnelle. Et le demi-masque blanc, que symbolise-t-il ? La subjectivité de cette interprétation ne peut pas encore rivaliser avec la tradition culturelle puissante dont Pulcinella est un symbole.
Le marionnettiste français d’origine italienne Frédéric Féliciano, qui jouait Guignol dès 18 ans, est prêt à proposer un langage théâtral contemporain pour une marionnette que l’on considère depuis longtemps « infantile, démagogique et obsolète ». Au cours de notre conversation, il a suggéré que Guignol pouvait être vu comme un médium poétique et théâtral
« sans coup de bâton ni cri pour jouer dans des territoires plus intérieurs. Notre Guignol garde donc les caractères du mélodrame traditionnel : maladroit, roublard, sympathique, sans le sou, mais dans un registre de jeu qui fait appel au travail de Stanislavski et non à celui des bateleurs de rue, dit Féliciano. J’ai passé le mélodrame traditionnel à la moulinette de l’analyse psychanalytique. Cela a permis de justifier la présence permanente du marionnettiste et de rendre ambigu le récit. L’ambiguïté est une particularité de l’art contemporain. J’ai ainsi opté pour une direction artistique dans laquelle le spectateur doit trancher entre le vrai ou le faux. Pour cela, j’ai laissé mon inconscient diriger quelques scènes. »
Son spectacle Les Pov’Gants est rempli d’idées provocatrices : Guignol joue le rôle du prêtre dans une scène de mariage homosexuel (la scène a été écrite à l’époque où la question du mariage pour tous était le sujet de tous les débats politiques au niveau national), et Frédéric Féliciano, placé dans un castelet transparent, viole facilement une des lois du théâtre de marionnettes traditionnel : celle de la création de l’illusion des marionnettes « vivantes » qui jouent. De plus, le marionnettiste tue lui-même le policier et le crucifie. L’ambiguïté et la provocation sont des caractéristiques de l’art contemporain, soumises à une analyse stricte dans les pitreries de Guignol du spectacle Les Pov’Gants. Contrairement à de nombreux comédiens, Frédéric Féliciano n’est pas prêt à se soumettre à la marionnette ni à la remplacer par son corps. Il clame sa présence agressive parmi les marionnettes, la « main de fer » du marionnettiste donnant clairement à comprendre qui est le patron dans cette maison. Dans cette performance, tout est remis en cause, y compris l’espace traditionnel du spectacle de marionnettes. Ne laissant qu’un squelette du paravent, Frédéric Féliciano détruit l’isolement du théâtre de marionnettes, devenant à la fois un manipulateur virtuose et un spectateur qui réagit émotionnellement aux actions des personnages.
Ainsi, le théâtre de marionnettes contemporain utilise tous les moyens pour préserver son attrait esthétique et émotionnel pour le public. Des expériences dans lesquelles se confrontent le corps de l’homme et celui de la marionnette reflètent presque toujours l’insécurité humaine en soi-même, son sentiment de contrôle, son manque de liberté dans la prise de décision, sa vulnérabilité et sa fragilité face à des monstres politiques ou économiques. L’individualité et la personnification, en tant que principes artistiques, touchent ce problème à un niveau personnel, sans affecter les couches culturelles profondes. La personnalité du comédien est parfois en désaccord avec la complexité de la situation, exposant la futilité de la pensée et de l’interprétation subjective de tel ou tel événement, y compris de l’art. Même Gordon Craig a fait remarquer que l’être humain était trop spécifique dans ses manifestations et ses sentiments. En jouant la marionnette sans posséder ni sa plastique ni son symbolisme, l’homme assume avec arrogance des fonctions qui vont bien au-delà de ses capacités.
Je suis profondément convaincue que, quelles que soient les expériences audacieuses menées par des marionnettistes, la manipulation reste une compétence primordiale dans leur métier. En fin de compte, le spectateur est tout particulièrement intéressé par l’art de faire fonctionner les marionnettes. Les spectacles dans lesquels le corps humain est le personnage principal, le sujet, l’objet, etc. peuvent être appelés « théâtre physique » ; cela est aujourd’hui très à la mode. De ce fait, la discussion devrait se tourner vers ce genre théâtral et ses limites stylistiques, laissant de côté le théâtre de marionnettes. Puisque, pour ce dernier, c’est avant tout Sa Majesté la Marionnette qui naît des mains de Sa Majesté le Marionnettiste.
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*Irina Antonova: Critique indépendante du Kazakhstan, membre de l’AICT, de l’Unima et d’Eurodram – réseau traduction. Participante et lauréate des festivals internationaux des théâtres de marionnettes en Russie (2016-2017), en collaboration avec le théâtre Les Tarabates, France.
Copyright © 2017 Irina Antonova
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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