Selim Lander*
De Meiden (Les Bonnes) de Jean Genet. Mise en scène de Katie Mitchell, avec Thomas Cammaert (Madame), Marieke Heebink (Claire) et Chris Nietvelt (Solange). Dramaturgie Peter van Kraaij, scénographie Chloe Lamford, costumes Wojciech Dziedzic, musique Paul Clark, lumière James Farncombe, son Donato Wharton. Production Toneelgroep, Amsterdam. Création le 11 décembre 2016 au Stadsschouwburg, Amsterdam. En Avignon en juillet 2017 lors de la 71e édition du Festival IN.
Résumé : Lors du dernier festival d’Avignon, Les Bonnes de Jean Genet ont été jouées en néerlandais et en polonais par des comédiens du Toneelgroep (Amsterdam). Si le choix d’un comédien homme pour porter le rôle de Madame (à côté des deux comédiennes interprétant les bonnes) illustre la fécondité d’un emploi à « contre-genre », ni la virtuosité de la mise en scène ni l’élégance du décor ne parviennent à communiquer tout à fait la violence des sentiments des personnages de Genet.
Summary: During the 2017 Avignon Festival, Les Bonnes by Jean Genet were performed in a mixture of Dutch and Polish by three actors of the Toneelgroep (Amsterdam). If the choice of a male actor to interpret the role of Madame (besides the two female actors interpreting the maids) illustrates the fecundity of the contre-genre, neither the virtuosity of the direction, nor the elegance of the scenery do succeed in communicating entirely the violence of Genet’s characters.
Trois pièces en néerlandais dans le IN d’Avignon en 2017, cela fait quand même beaucoup ! Après Grensgeval (mise en scène Guy Cassiers), trop politiquement correct pour être honnête, et Ibsen Huis (M.E.S. de l’Australien Simon Stone), la plus belle réussite strictement théâtrale du festival[1], Les Bonnes sont interprétées comme Ibsen Huis par des comédiens du Toneelgroep d’Amsterdam, mais avec cette fois à la M.E.S. une Anglaise, Katie Mitchell. Ainsi va le théâtre aujourd’hui : des comédiens d’un pays A interprètent dans leur langue sous la direction d’un(e) M.E.S. ressortissant(e) d’un pays B où l’on parle une langue différente une pièce écrite dans une troisième langue par l’auteur d’un pays C ! On voit bien l’intérêt d’une telle circulation des artistes pour élargir les perspectives, découvrir d’autres manières de voir et de faire, néanmoins, dans le cas des Bonnes, puisque nous sommes au festival d’Avignon, en France, au pays de Genet, on aurait autant aimé entendre le texte en français, quitte à faire appel à un(e) M.E.S. étranger(ère). Encore faut-il ajouter que, question langue, Katie Mitchell a compliqué davantage la donne en introduisant de temps en temps le polonais, les deux bonnes étant censées avoir cette nationalité, des sortes de « plombiers », donc, puisque émigrées dans un pays européen plus riche que le leur, ce qui ajoute une dimension plus actuelle à la pièce.
Autre originalité, la patronne, la « Madame » de la pièce, est jouée par un homme. Dans Libération du 18 juillet 2017, un article rappelait opportunément à ce sujet la distinction opérée par Camille Khoury dans sa thèse consacrée aux travestis entre les emplois à « contre-sexe » et à « contre-genre »[2]. Le contre-sexe n’a pas de signification autre que d’opportunité (faire interpréter Chérubin par une soprano) ou de convention (dans le théâtre antique qui bannissait les femmes de la scène). Le contre-genre a une signification beaucoup plus forte. Ainsi quand Sarah Bernard se saisissait de rôles masculins (Hamlet, Lorenzaccio, l’Aiglon) voulait-elle marquer – toujours selon C. Khoury – que « ces trois personnages sont des hommes, mais dévirilisés ».
Cette analyse s’applique parfaitement, quoique à l’inverse, à la Madame de Genet. Étant la patronne, elle remplit la fonction d’autorité généralement assumée par les hommes, elle se « virilise » ! Quoi qu’il en soit, confier le rôle de Madame à un homme travesti est un parti pris qui fonctionne bien dans cette version anglo-néerlandaise de la pièce.
Les deux bonnes sont très typées, Claire est la femme de chambre, confidente de Madame, tandis que sa sœur Solange est confinée dans un rôle de boniche. Toujours à demi courbée, elle ne cesse de courir pour servir sa maîtresse, à l’occasion, et tout autant sa sœur quand celle-ci se déguise avec les vêtements de Madame. Claire endosse en effet le rôle de Madame avec autorité et qui ne connaîtrait pas la pièce pourrait s’y laisser prendre, au début de la version de la pièce concoctée par K. Mitchell, dans lequel Claire s’habille et se maquille avec l’aide de Solange sans qu’aucune parole ne soit prononcée.
Lorsque Madame paraît, le jeu devient différent. Les échanges entre elle et Claire font ressortir toute l’ambiguïté d’une relation maître-domestique, paternalisme d’un côté, haine recuite de l’autre[3]. Le fait que Madame soit jouée par un homme ne fait que renforcer la peinture de la violence des rapports sociaux.
Les deux bonnes n’y vont d’ailleurs pas par quatre chemins puisqu’elles ont décidé d’empoisonner leur maîtresse. Elles n’y parviendront pas et c’est Claire, finalement, qui boira le poison dans un acte de désespoir. Les personnages de Genet sont souvent velléitaires, à la fois révoltés et condamnés à l’échec. Que l’on pense, par exemple, au héros éponyme du roman Querelle de Brest, paru en 1947 comme Les Bonnes. C’est pourquoi sans doute les textes de Genet, avec leurs personnages de faux durs, créent une impression de malaise chez ses lecteurs ou les spectateurs de ses pièces.
Le décor, sobre et cossu à la fois, représente la chambre de Madame avec l’antichambre à cour et le dressing à jardin. Très important, le dressing, car c’est là où les deux bonnes choisissent les robes et les accessoires (bas, corsets, faux seins, perruques) revêtus tant par Claire en l’absence de la patronne que par Madame elle-même. La direction d’acteurs fait parfaitement sentir la différence de classes entre les deux femmes : la même robe, le même postiche ne font pas du tout le même effet sur Madame et sur sa bonne, la seconde ne parvenant pas à se rendre élégante, en dépit de tous ses efforts.
Ce décor gris aux murs nus contribue-t-il à la froideur de la pièce dans la version de K. Mitchell ? Est-ce la M.E.S. un peu trop sage ? Le fait est qu’on perçoit mal la folie des deux sœurs, comme si on les avait enfermées dans un bocal dont la paroi de verre filtrerait les émanations les plus malsaines. Le quatrième mur est ici un obstacle réel à la communication entre la salle et la scène, les personnages de la pièce nous demeurent étrangers ; les drames qu’ils vivent ne nous touchent pas vraiment.
Esthétiquement réussie, bien servie par des comédiens aguerris, De Meiden ne tient donc pas toutes les promesses d’un texte pourtant toujours aussi fort, soixante-dix ans après sa première création.
[1] Cf. notre article sur ces deux pièces : « Avignon 2017 (10) Ibsen Huis et Grensgeval », 19 juillet 2017, mondesfrancophones.com,
[2] Cf. Camille Khoury, « Le travesti dans le théâtre au XIXe siècle : une distribution à contre-genre ? », Double genre, 2 juin 2016.
[3] Le théâtre classique sait lui aussi montrer cette relation d’amour-haine dans le couple maître et domestique. Par exemple chez Racine, entre Phèdre et sa suivante Œnone. Sans doute Œnone croit-elle bien faire en prodiguant ses conseils à Phèdre, en chargeant Hippolyte devant Thésée. C’est pourtant elle qui, ce faisant, provoque la perte d’une maîtresse certes adorée, mais aussi celle pour laquelle la suivante a dû abandonner son pays, ses enfants. Comment ne pas voir un retour du refoulé dans la maladresse inconsciente d’Œnone ?
*Selim Lander vit en Martinique (Antilles françaises). Ses critiques théâtrales apparaissent dans les revues électroniques https://mondesfrancophones.com et http://madinin-art.net.
Copyright © 2017 Selim Lander
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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