Christiane Makward*
Mettre un texte en musique est un exercice du fond des âges mais il est question ici, plutôt que de musique au sens habituel, de travail de création sonore pour la scène partant d’un texte et dialoguant diversement avec lui: pour l’oreille, pour la vue et pour cette instance indéfinissable, l’âme ou psychè qui, si elle est atteinte, fait le succès de l’entreprise. Les recherches et réflexions qui suivent concernent deux textes brefs de Marie NDiaye, Te craindre en ton absence[1] et Délivrance[2], textes moins connus ou moins accessibles du fait qu’ils ont uniquement fait l’objet de spectacles éphémères, noble et dure loi des arts vivants.
Un plasticien (Denis Cointe), un compositeur (Hector Parra) sont à l’origine des demandes faites à NDiaye de textes d’environ une demi-heure devant être mis en espace sonore et en musique. On trouve des traces de ces spectacles sur internet, en particulier un film documentaire d’Antoine Pecqueur sur le site de l’IRCAM pour le monodrame Te craindre. Délivrance est une suite de huit lettres enregistrées par Jean-Yves Cendrey, écrivain partenaire de l’auteure, le document-texte sonore étant alors mis en scène par Cointe. Suite aux spectacles, et sans la moindre prétention d’ordre musicologique, je propose de faire connaître ces oeuvres en hommage à NDiaye.[3] Je présente donc ici des considérations et quelques données obtenues grâce à la bonne volonté de responsables à la Maison de la Poésie, au Centre de Documentation sur la Musique Contemporaine et aux artistes eux-mêmes que j’ai interviewés par téléphone dans le cas de Délivrance.
J’ai écrit sans songer à la musique. J’ai une relation si distante avec elle…
(Le Monde 03.03.2014)
Te craindre en ton absence, un “opéra” ou “monodrame” de 75 minutes environ, a été créé au théâtre des Bouffes du Nord en présence de NDiaye. Enregistrée le 4 mars 2014 – jour où j’ai pu la voir – l’oeuvre a été diffusée le 31 mars sur France Musique dans l’émission d’Arnaud Merlin, “Le Concert contemporain.” On peut l’écouter au Centre de Documentation sur la Musique Contemporaine de La Villette (Cité de la Musique, Paris) mais la captation vidéo n’est pas accessible. Le texte – dit par l’actrice Astrid Bas – reste inédit en dehors du programme du spectacle qui en donne la version intégrale avec des extraits d’entretiens avec Hector Parra et Georges Lavaudant. Deux brefs extraits d’enregistrement sont accessibles en ligne.[4] La musique de Parra, assistée par ordinateur, était composée pour un ensemble de douze instruments (Ensemble Intercontemporain). Peu après, Parra a de nouveau composé sur un texte de NDiaye, “La vie sacrifiée,” oeuvre créée en traduction allemande à Fribourg, le 31 mai 2014, sous le titre: Das Geopferte Leben.[5]
Le titre énigmatique de Te craindre est une réminiscence de la Bible mais NDiaye ne peut en préciser la source (elle avait participé à l’édition Bayard de 2001 de La Bible). Le décor de Te craindre était frappant de simplicité. On connaît les courbes enfumées du théâtre avec son cadre d’arabesques limitant le plateau qu’occupait l’orchestre à cette occasion. La sublime idée était un merveilleux chemin de plumes blanches qui coupait en deux le plan d’avant-scène couvert d’une bâche noire. Une grosse bûche noire déracinée séparait aussi l’actrice de l’orchestre, le chemin neigeux se déroulant jusqu’aux pieds des spectateurs. Au bout de quelques minutes on comprend qu’il s’agit du “négatif” au sens photographique de l’espace dont on entend parler: un ruban de bitume, une autoroute mène la conductrice du Brandebourg où elle-même réside à un coin de France où sa mère est mourante. Aucun autre élément du décor ne vient distraire le spectateur du drame intérieur que déploient tour à tour ou conjointement la récitante, l’orchestre et la sonorisation électronique. En pantalon et gilet noirs, l’actrice sera seule d’un bout à l’autre. Il y aura une douzaine d’intermèdes purement musicaux, des moments où seule la voix de l’actrice se fait entendre, des passages où l’orchestre accompagne la voix ou “réagit” au texte allant jusqu’à le dominer. Le mode principal du spectacle est le dialogue à parité avec la voix qui porte le texte.
Astrid Bas avait déjà travaillé avec Georges Lavaudant et souhaité que Parra compose pour elle un monodrame, terme qui désigne une forme allégée d’opéra ou de mélodrame, les grands antécédents du genre étant Lélio (1832) de Berlioz ou Erwartung (1909) de Schoenberg. Te craindre dure environ 70 minutes. C’est Parra qui a sollicité NDiaye et s’est trouvé transporté par le texte, l’ayant analysé avec Daniel Loaysa, assistant de Lavaudant selon le documentaire de Pecqueur.[6] Parra connaissait certains textes dramatiques de NDiaye: “Je sentais dans son écriture la façon dont le personnage se rapporte, dont il cache aussi parfois ses émotions et toute l’irridescence émotionnelle de caractère.” Il touche à l’essentiel du génie de l’auteure lorsqu’il déclare à Marie qu’il s’agissait pour lui “peut-être d’explorer mes propres émotions par rapport à ton texte /…/ tu donnes là des pistes, des autoroutes vers sentir des sentiments qui parfois restent cachés dans notre vie… sans aucune emphase. [Il n’y a] pas de pathos…[Ca laisse la] possibilite à la musique d’agir en pleine liberté… l’histoire est dure, avec le suicide etc. [mais il n’y a pas de pathos], on ne duplique pas les émotions.”[7]
Sans majuscules ni ponctuation, le texte est présentifié d’emblée par projection sur écran de la phrase d’ouverture: “il fut un temps où je suppliais qu’on ne rie pas de moi…” Ce motif de l’insécurité, de la marginalisation est familier aux lecteurs de NDiaye. Il revient très vite, lesté d’une angoisse énigmatique: “il fut un temps où j’étais ainsi/ où le pire malheur avait la figure du sarcasme.” Il y aura, parcimonieusement, d’autres fragments de texte projetés. Soulignée par un jeu très retenu, la diction d’Astrid Bas est particulière: jamais sa voix ne baisse en fin de phrase ou de syntagme, elle reste en suspens comme pour amener la suite par une pause, un silence qui est une attente, pour faire place à la musique ou à la phrase suivante sans qu’il y ait de rupture.
Ceci correspond parfaitement à la nature non ponctuée et formellement poétique du texte, avec ses retours de formules et ses leitmotive: souffrance des animaux, morgue et cruauté des adultes, sang des lapins sacrifiés et écorchés, sang des menstrues, probablement d’une fausse-couche, désir frustré d’enfant car l’excellent mari n’en désire pas. Et il y a deux douleurs suprêmes. D’abord la vision du corps de la soeur “en suspens” (réminiscence du suicide de Madeleine dans Tous les matins du monde?): la tendre soeur s’est suicidée pendant qu’elle-même était à une fête. La seconde blessure suprême: ne pas pouvoir partager la première avec la mère. En fin de vie et moins que lucide, la mère s’étonnera à peine (c’est ce que fantasme la conductrice-narratrice) que sa fille tienne tout entière dans l’urne funéraire qu’apporte la narratrice.
Alors la voix de l’actrice peut s’approcher du hurlement: révolte de la vie et du sang contre la mort et l’absence. L’exemple le plus frappant en sera “pas dispersées” qui suit “je prendrai soin de vous/cendres unies pas dispersées” comme un ultime cri. Il signifie que la jeune femme ne pourra pas se séparer (en les dispersant) des cendres de la soeur suicidée qui seront mêlées à celles de la mère. Cependant, en un précédent paroxysme du texte et de la voix, la fille avait déclaré: “notre mère se meurt il faut qu’elle entende les martèlements/de mon coeur furieux/ je ne la laisserai pas s’en aller dans sa robe pourpre/avant qu’elle ait entendu et appris/ …/ mère j’ai un cadeau pour toi/ mère j’ai pour toi/ un présent terrible un amour rancunier et du sang et du sang/ versé pour rien/ puisses-tu être assez lucide encore pour apprécier à sa mesure/ la boisson amère que je te forcerai de boire/” Ces fantasmes, ces injonctions contradictoires qui possèdent la narratrice accréditent la bizarre mise en garde du début du texte: “tout entière tournée/ vers mon coeur tracassier / grisé enivré de modestie/ et d’humilité diabolique.” Comme l’a fort bien compris et déployé Parra, nous entendons en réalité le discours de l’inconscient en proie au cauchemar de passions antagonistes.
La musique de Parra s’inspire de ce chatoiement textuel d’images et d’émotions qui est ponctué d’éléments narratifs suffisants pour créer une situation dramatique et pour communiquer angoisse et douleur. C’est Parra lui-même qui parle d’”iridescence émotionnelle” – cette qualité qu’ont certaines surfaces de diffracter le spectre de la lumière lorsque l’angle de vue change sur l’objet (bulle de savon, labradorite). Il a composé en recherchant d’abord la texture musicale à partir du texte et suggère que le basson d’abord associé au lapin écorché finit par incarner la femme. Après avoir – cela arrive aux écrivains – attribué des couleurs aux motifs dominants il a fini par concevoir son oeuvre comme un lac perturbé par des vagues avec des “trous noirs.” Ses propos recueillis par Szpirglas précisent:
Concernant l’articulation entre acoustique et électronique, je me suis attaché à distinguer, dans ce monologue qui relève de l’auto-psychanalyse, ce qui relève du présent et de l’anecdotique – incarné par l’instrumental – et ce qui rappelle les abîmes du traumatisme /…/ Ainsi la partition est-elle à l’image du paysage que traverse cette femme, transpercée par ces vortex vertigineux, véritables trous noirs dans lesquels elle se laisse parfois glisser, par complaisance masochiste ou pour tenter de s’en sortir. Ces trous noirs sont le domaine de l’électronique, parfois d’une tendresse séduisante et ambiguë, parfois d’une aridité étouffante, presque claustrophobe.[8]
Le travail conjoint de l’informaticien et flûtiste Thomas Goepfer, réalisateur en informatique musicale, intervient comme “moteur du tragique.” Selon Para, tout ce qui se rapporte au passé lointain, à l’enfance et ses grands “petits” drames et traumatismes serait le domaine de l’électronique. On remarque en particulier le son récurrent des battements d’ailes furieux d’un oiseau. C’est le bruit numérisé d’un vrai pigeon entravé qui veut s’échapper et qui résume à lui seul le drame de la jeune femme prisonnière de sa voiture et surtout de ses angoisses et de son “coeur tracassier.”
Il ne s’agit pas de tenter une expérience mais de renouveler ma pratique de l’écriture, de l’inscrire et d’essayer de la déployer dans une forme pour moi inédite, celle d’un monologue qui ne peut s’entendre, peut-être même se comprendre sans la musique. Ce ne devra être ni de la narration ni de la poésie mais un mélange de fiction et de lyrisme. C’est une femme qui s’exprimera.[9]
C’est ce que déclarait l’auteure dans une note d’intention conjointe avec Parra qui annonçait la création de l’oeuvre. La gageure était donc de créer un texte qui dépendrait de son espace musical pour être entendu et compris, c’est pourquoi il n’est pas publié séparément de la partition de Parra et du programme de la représentation.
Alors le défi de NDiaye est-il gagné? Non dans la mesure où le texte est en soi un magistral poème narratif lyrique. Il distille un drame et un chant d’amour quintessentiel de l’écriture de NDiaye, avec les pulsions contradictoires et l’énigmaticité qui sont sa marque. Même s’il n’est jamais publié séparément du programme, le texte en soi crée un univers et clame la douleur de la perte et l’angoisse devant la mort telles que l’opéra lyrique les exhale depuis toujours. Ce mélodrame s’éprouve d’abord par le texte, surtout pour les personnes qui ont vécu les situations de perte dont il est question: “mort vivante” d’une personne âgée sénile, choc de la plus cruelle perte qui soit, le suicide d’un proche. Mais tout de même… oui, le pari est tenu car ce texte est absolument sublimé par sa mise en scène et l’espace musical créé pour lui comme le mythe dans les tempêtes orchestrales de Wagner.
Car le texte est démultiplié par la diction et la musique, il est enluminé par la mise en scène dans le lieu magiquement pauvre qu’est le théâtre des Bouffes du Nord. Alors le texte prend place, il s’installe dans deux ou trois fois la durée probable d’une lecture. Et dès lors ce n’est plus de la marche d’une ligne à la suivante mais de la danse pour paraphraser Paul Valéry sur prose et poésie. Ce ne sont plus des mots mais des pléiades d’images qui vont jaillir et revenir composer un tableau d’immenses proportions. Certes on ne retiendrait pas grand chose de la musique sans le texte, sinon ces impressions de déchirement, de cacophonie délibérée, de tempête acoustique avec en prime les ineffables battements d’ailes d’un oiseau prisonnier. Mais la colonne vertébrale de l’oeuvre reste le narratif et ses atours, les images et la situation entre deux pays, entre deux amours perdus et le paradis d’enfance, là où la cruauté des adultes n’est pas consciente et n’en déferle que plus violemment sur le présent de la femme.
Délivrance, spectacle de forme radicalement différente et nouvelle, a été créé à Bordeaux en mars 2016 et repris en particulier à la Maison de la Poésie à Paris le 14 avril 2016, suivi d’un débat avec NDiaye et Jean-Yves Cendrey.[10] C’est une seconde collaboration entre Denis Cointe et l’auteure. La première était une mise en espace d’une lecture par NDiaye elle-même avec des videos originales prises à Berlin par Cointe. Y penser sans cesse (Die Dichte en allemand) évoque les débuts du séjour à Berlin de la jeune étrangère avec son enfant, ses appréhensions non explicitées, et les fantômes de la Seconde Guerre. Cette “lecture” mise en scène a été donnée en particulier au Théâtre du Rond Point en avril 2011, théâtre qui acceuillait en mars 2017 le nouveau travail de Marie NDiaye, Honneur à notre élue, pièce formellement plus “normale” que les oeuvres discutées ici; c’est une fable politique étonnante dans le contexte de la campagne présidentielle de 2017.
Mieux vaut, pour apprécier Délivrance, avoir fréquenté les “outrenoirs” de Pierre Soulages, les silences de John Cage et la pensée zen. Noirs, silences, percussions audacieuses et subtiles, ce sont les ingrédients majeurs qui encadrent, affrontent et contestent une voix d’homme. Elle est grave et monolithique, c’est celle d’un amant tourmenté par le silence d’une lointaine épouse qui ne lui répond jamais. L’homme fait d’abord sourire par ses exigences, ses suppliques (elle doit aller prier avec ses vieux parents plutôt que soigner des vieillards débiles, elle doit leur apporter des bonbons mais pas du vin, leur enfant est-il bien de lui? etc). Il se plaint de tout, de sa solitude mais aussi d’une tourterelle qui le réveille, dans une froide contrée avec une affreuse vieille comme domestique… Il est fonctionnaire au consulat d’un pays peu hospitalier du genre obscure république socialiste.[11]
Le décor implique que nous sommes bien avant l´ère numérique et que le téléphone n’est pas une option. Car naguère on correspondait par audio-cassettes, en situation de pauvreté et d’illettrisme, ce qui a inspiré le superbe monologue du mari dans Ton beau capitaine de Simone Schwarz-Bart. Nous sommes donc bien avant l’implacable déluge des communications numériques instantanées. Ici, le spectacle s’ouvre par un noir prolongé d’où émerge lentement l’acteur principal: un énorme magnétophone ancien qui bourdonne plus ou moins discrètement pour délivrer huit “lettres” dont l’une est divisée en deux parties. Ce monologue intermittent répond à des intermèdes de silence, il est parfois synchrone avec la percussion ou la projection de paysages hypnotiques d’immobilité. Au milieu du spectacle, la percussion se tait, elle reviendra mais elle est supplantée pour une dizaine de minutes par un écran où sont projetés deux plans en temps réel de paysages lacustres embrumés. Seul le passage d’oiseaux, et le glissement imperceptible d’un minuscule bateau nous font comprendre que ce ne sont pas des photographies.
Selon Cointe et ses collègues, la sonorisation de la voix est passée du numérique à l’analogique et le bruit de la machine intervient délibérément par moments car il n’était pas question d’avoir une voix “off” diffusée en surplomb et à l’écart: la voix est centrale. Jamais l’intention n’est d’illustrer le texte: le frottement de la peau du tambour coïncidant avec le motif des chaussons de la vieille est un hasard. On a cependant l’impression que le tambour dialogue avec la voix, qu’il s’excite et accompagne sa frustration ou au contraire proteste contre cette parole.
L’intention des artistes est d’ouvrir aux spectateurs leur propre espace mental pour créer du sens. L’éclairage est mesuré à l’extrême, les contours de visage, parfois les mains seules sont à peine perceptibles quant au percussionniste, et derrière sa console électronique à droite, Cointe demeure quasiment invisible. On est sans cesse en train de deviner et non de voir: tout est suggestion, mise en présence de l’absence (femme, lettres, personnage, certitude) d’un bout à l’autre du spectacle. Cela s’obtient en ménageant des vides: “on nourrit un état de contemplation” dit Cointe. Un paroxysme en l’occurrence est ce silence et ce noir total de quatre minutes qui suit lui même un descrescendo de deux minutes de battement de baguette sur le pourtour de la grosse caisse.
C’est à la mi-temps du spectacle. Pour le public, c’est un test de Rorschach collectif et silencieux, épreuve de déprivation sensorielle pour les uns, mise au cabinet noir dans les histoires d’enfants maltraités pour les autres. C’est une approche très formelle qui veut faire éprouver la présence au monde ou la pleine conscience des philosophies orientales, vulgarisée récemment par bien des mouvements post-religieux en Occident. Ceci va dans le sens même du fil narratif et du progrès du personnage qui médite, sans nous faire sourire, comment on fait pour “Devenir un saint? Serait-ce ne plus pouvoir distancier son esprit de la férocité du monde?” Il demande (aux trois quarts de son parcours): “Qui suis-je?” puis lâche prise: “Si tu m’abandonnes, tes raisons sont justes/ Si tu me rejoins [aussi]… mais comme c’est dur!” Il accepte tout avec gratitude, la haine (qu’il imagine) pour ses vieux parents, la non-paternité (qu’il imagine) de l’enfant. Il va sans dire que nous sommes loin de tout registre réaliste, dans un texte et une mise en espace sonore radicalement novateurs.
Il faut saluer particulièrement la performance du percussioniste Lasserre, spectacle captivant en soi car il travaille avec une subtilité consommée ses instruments particuliers: grosse caisse à peaux rares, horizontale sur trépied, archet turc sur le pourtour de la caisse, tapotements et caresses en divers points d’une petite cymbale ancienne, balayage de la peau avec tige de bois. Il précise qu’il aura travaillé tout particulièrement les roulements avec mailloche en bois et baguette. Il aime, dit-il, mais n’emprunte pas les pratiques japonaises ou coréennes. C’est en effet surtout avec les roulements de sa caisse qu’il dialogue avec la voix “de granit” de l’homme en renaissance existentielle. On en jugera grâce à cet extrait de l’avant-dernière lettre (minutes 56-60 du spectacle): l´écran à demi-obscurci, Didier Lasserre à gauche, Denis Cointe à droite.
Video
Au cours du débat Cendrey confirme ce que les spectateurs avertis avaient compris: ce personnage, c’est “l’homme discuté par les féministes”, cet homme nouveau qui doute enfin de lui-même au point de se détacher de sa dépendance amoureuse égocentrique. En effet, le cheminement narratif qui se dégage est celui d’un voyage intérieur de durée indéterminée, quelques semaines ou mois. C’est le contraire d’une anamnèse, c’est aussi le chemin contraire de la jeune femme de Te craindre. Ici, l’angoisse est presque résolue, elle est du moins sublimée en progression spirituelle vers le renoncement au besoin de l’autre. Il réussit l’apprentissage du respect de l’être même de l’autre, la femme aimée, en tant qu’être essentiel et non plus en tant que (sa) femme. On peut d’ailleurs se demander qui domine ou manipule qui dans cette situation? NDiaye, en sphynge avisée, déclare lors du débat: “J’ai fait en sorte qu’on ne sache jamais.”
Ce que mettent en relief les deux textes brefs scénographiés et sonorisés de façon incomparable dans les deux oeuvres discutées ici c’est la quintessence même du travail de NDiaye. Il s’agit de ne pas résoudre l’ambiguité du vécu, de ne pas clarifier la complexité de la vie psychique et affective mais de la faire éprouver. Il s’agit d’aller toucher et remuer au tréfonds les spectateurs pour partager sa propre substance fondamentale qui est celle de l’angoisse et l’inquiétude devant la cruauté. Aux antipodes du divertissement dont le but est de la fuir, l’écriture de NDiaye est celle de l’angoisse vitale en pleine conscience. Dans les deux cas, un fil narratif émerge. La douleur semble résolue dans Délivrance. Le terme l’implique mais la forme de lettres sans réponses contraint la réception du texte. Contrairement à la référence majeure, pour la mise en scène de la voix enregistrée qu’est La dernière bande de Beckett, Délivrance escamote le personnage physique. Pas de dialogue du sujet avec son moi d’autrefois, pas de tragédie de la décrépitude au pied de la mort. Ici le spectateur est le seul ‘répondant’ muet de la parole enregistrée… comme le locuteur lui-même, amant épistolier qui ne reçoit jamais de réponse, le spectateur est privé de personnage sur scène. La voix enregistrée n’est pas “off”, elle est au centre même de la scène, bien en évidence, et elle domine tout sans dialoguer avec des sons et rythmes dont les auteurs, le percussionniste et l’acousticien, restent dans l’ombre, escamotés eux aussi. Cette douleur de la perte, de l’isolement absolu reste entière dans Te craindre en ton absence. Les arrière-plans géo-politiques restent en sourdine chez NDiaye mais l’angoisse règne omniprésente. Il s’agit de la subir pour s’en délivrer ne serait-ce que le temps d’un partage, dans la création artistique qui est un appel à l’autre. D’une femme qui publie depuis l’âge de 17 ans le discours n’a pas changé mais il n’a cessé de se renouveler. Les espaces musicaux créés pour NDiaye sont à coup sûr des amplificateurs de cette puissante parole: les relations proches, “en famille”, continuent d’être une expérience étrange. Les autres, l’autre sont choses étranges… et inquiétantes.
Notes de fin
[1] Spectacle vu au Théâtre des Bouffes du Nord, Paris, le 4 mars 2014.
[2] Spectacle vu à la Maison de la Poésie, Paris, le 14 avril 2016.
[3] Depuis notre entretien informel de fin décembre 1991, je suis avec bonheur cette oeuvre considérable. J’ai sous-titré mon Dictionnaire littéraire des femmes de langue française (Karthala, 1996): “De Marie de France à Marie NDiaye.”
[4] Voir https://soundcloud.com/ensembleintercontemporain/te-craindre-en-ton-absence, exemple d’une séquence où la musique domine la voix et texte.
[5] Voir http://www.resmusica.com/2014/06/04/le-troiseme-ouvrage-scenique-dhector-parra-sur-la-scene-fribourgeoise/. Selon le critique, le sujet (de la Vie sacrifiée) rejoint très subtilement le monde baroque en empruntant au mythe d’Orphée que l’écrivaine détourne.
[6] Cf le film documentaire d’Antoine Pecqueur: Hector Parra, Te craindre en ton absence, Images d’une oeuvre sur le site de l’IRCAM ou sur Youtube.
[7] Je transcris à partir du documentaire de Pecqueur; il s’agit de transcription littérale, Parra étant hispanophone de naissance, je clarifie en insérant des crochets.
[8] Jérémie Szpirglas. Extrait de L’Etincelle, le journal de l’IRCAM 10: 4.
[9] Voir la note d’intention NDiaye & Parra dans le même document de l’IRCAM, p. 3
[10] Des reprises de ce spectacle sont prévues pour la Foire du Livre de Francfort, en octobre 2017 et au Luxembourg le le 19 sept. 2017.
[11] Le point de départ du texte fut la nouvelle de la nomination de quelqu’un à un poste au Tadjikistan. La souffrance de ce personnage qui se désintègre fait évidemment penser au fameux Vice-Consul de Marguerite Duras, mais ici l’homme se recompose, “délivré” pour ne pas dire “éveillé” au sens du boudhisme.
*Christiane Makward, professeur émérite de l’Université d’Etat de Pennsylvannie, a publié de nombreux articles dans des revues savantes , des encyclopédies et dictionnaires, un essai biographique (Mayotte Capecia), un Dictionnaire litéraire des femmes de langue française, de Marie de France à Marie NDiaye. Elle a construit l’autobiographie de Corinna Bille, édité deux volumes de théâtre (Corinna Bille et Ina Césaire), et deux volumes de co-traductions en anglais (nouvelles de Corinna Bille et pièces de théâtre de femmes francophones).
Copyright © 2017 Christiane Makward
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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