Par Alvina Ruprecht*
Né à Antananarivo en 1967, Jean-Luc Raharimanana, poète, acteur, auteur dramatique, conteur et musicien, part en 1989 pour faire des études en France, mais rentre en 2002 lorsqu’il apprend que son père, historien et animateur à la télévision, a été arrêté et torturé par le régime de Ravalomanana. Depuis, le poète s’oriente sur le passé tragique de Madagascar. Son essai Rano Rano, (Frictions 13, 2008, p.74-63), son roman Za (Éditions Philippe Rey, 2008) et Les Cauchemars du gecko, pièce adaptée et mise en scène par Thierry Bédard en 2010, sont parmi les exemples les plus puissants de cette tendance. L’auteur évoque la répression féroce menée par le régime colonial français (1896-1960) et ses manifestations actuelles depuis l’indépendance (1960). L’insurrection de 1947 [la Bataille des Sagailles en 1947] occupe une place importante dans ce travail de mémoire et il en est question dans son texte Madagascar 1947 (Vents d’ailleurs, 2007). Peu après, le livre est adapté à la scène par l’auteur et le metteur en scène Thierry Bédard (Frictions 13, octobre 2008) qui a fondé l’Association Notoire (en 1989) avec des comédiens et des musiciens connus. En 1991, Bédard prend la direction de la compagnie et oriente le « cahier des charges » Notoire sur des travaux en cycles thématiques. (http://www3.carleton.ca/francotheatres/b_artistes.html#ref13). Plus tard, Des Ruines, (Vents d’ailleurs, 2012) de Raharimanana, mise en scène par Bédard, reprend cette hantise du passé colonial qui devient le croisement entre un théâtre documentaire et une réflexion sur la pratique scénique : l’effort d’un acteur pour renouveler les conventions de la scène, cerner les musiques de toutes les langues afin de guérir les plaies d’une extermination culturelle héritée du passé. (http://theatredublog.unblog.fr/2012/01/24/des-ruines/). Jean-Luc Raharimanana a reçu le Prix Tchicaya U’Tamsi du théâtre interafricain (1990) et le Prix de la Poésie au Salon du Livre insulaire de Ouessant, pour Les Cauchemars du gecko (2011).
Cet entretien, à bâtons rompus, a eu lieu le 18 avril, à Tours (France) 2012 et à Paris, en octobre 2016.
Je connais Thierry Bédard depuis la sortie du livre Madagascar 1947 (2007). Déjà en 1995, j’avais joué dans une de mes pièces, Le Prophète et le président, dans le cadre du TILF (Théâtre international de langue française) à Avignon, et après j’avais créé ma propre mise en scène au Théâtre des déchargeurs à Paris, mais je n’ai pas vraiment réussi à trouver ce que je voulais.
Qu’est-ce que vous cherchiez ?
Un acteur qui évite de coller de trop près au texte. J’ai déjà commencé à chercher d’autres formes de théâtre qui ne comportent pas toujours des dialogues ou des récits, puisque la rencontre des voix dans l’espace suffit pour faire surgir des personnages.
Parlez-moi de cette expérience.
Dans cette première œuvre, il y avait « le prophète » et « le président », ainsi que des figures de l’art oratoire malgache, le Kabary. Ensuite j’ai arrêté le théâtre pour aborder mon roman Za. La richesse vient des formes de l’oralité malgache et aussi des références dont l’origine n’est pas de la langue française tout en assurant que le texte soit compris par tous. À un moment donné, je travaillais sur le passage d’une douceur vers une émotion intense et une musicalité plus expansive.
Peut-on reconnaître l’art oratoire malgache dans le spectacle Les Cauchemars du gecko que vous avez présenté en Avignon (2009) ?
Nous n’avions pas joué dans des conditions optimales. La salle était immense, la sonorisation n’était pas bonne et le jeu frontal proposé par le metteur en scène a dérangé les professionnels de la scène. Les comédiens étaient contents, mais les critiques ont tout remis en question. J’ai entendu dire que ce n’était pas du théâtre, mais une accusation systématique de l’Occident. On a constaté la surdité d’un certain public français qui ne pouvait pas entendre ce qui se disait par rapport à Madagascar. Venant de Madagascar, je raconte l’histoire de la France qui n’est pas très glorieuse et si on y rajoute un Congolais, un Sénégalais, un Centrafricain, un Algérien et un Marocain, on ne peut pas accepter le spectacle du premier coup. L’empire n’a pas été tendre avec les gens qui ont été colonisés et la parole africaine était difficile à entendre pour un public français. Si on adopte une mise en scène frontale, on intensifie l’impression de confrontation.
Quand vous jouez, vous placez-vous devant le public comme si vous étiez un orateur ?
Oui c’est le style du Kabary. On parle les yeux dans les yeux aux gens et effectivement le public est intégré à la scène.
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Dans notre entretien, il est question de Kabar (ailleurs, vous parlez de Kabary, la forme malagasy de Kabar adoptée plus tard par les Réunionnais !). En effet, à la Réunion, on parlait souvent des Kabars, des poètes ou de la poésie réunionnaise et des soirées Kabar organisées par les poètes pour exprimer certaines idées dans des formes particulières souvent en créole, à l’origine interdites. L’origine du mot est donc de Madagascar ?
Oui, l’origine du mot est Kabary en malgache, il signifie le grand discours tenu dans les grandes occasions : Kabary du roi ou de la reine, Kabary lors des mariages et autres cérémonies, des réunions dans les familles, les Kabary pour régler les conflits entre personnes ou clans, ou régions, ou les Kabary publics, des troupes de théâtre itinérantes. À la Réunion, les kabars sont plus liés, c’est vrai, à la poésie et aux artistes. À Madagascar, c’est dans la vie de tous les jours. C’était interdit à la Réunion puisque le kabar rappelle l’origine malgache et le kabar qui était aussi la forme de résistance des esclaves d’origine malgache.
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Vous avez aussi évoqué la notion de « contre-kabar » associée au Sôva, un style de musique actuelle.
Le Sôva est d’abord un art du langage. Mais l’industrie de la musique a pris le pas sur la parole et le Sôva est devenu un style de musique. C’est le cas pour d’autres genres comme le Jijy et le Beko. Ce sont des genres de littérature orale où la musique a une place importante. On a plus ou moins perdu les orateurs, mais il reste les musiciens. Mon écriture prend la forme du Kabary et j’y mets du contenu Sôva, soit une prise de parole Kabary – légitime par la forme –, mais Sôva par un contenu scandaleux, exprimé par des ruptures de pensée, des images disloquées, des paroles proférées par des ivrognes selon les images des danseurs selon un certain rythme énergique, pour évoquer ce qui est interdit, scandaleux.
Dans mon esprit, si je devais inventer une scène en France, l’espace ne serait destiné ni uniquement aux comédiens ni uniquement au public ! Chaque spectacle aurait besoin d’un espace particulier. La solution serait un espace en rond. Tout l’avantage du cercle serait la liberté de ces déplacements par rapport à la voix, car un pas ou un petit écart, et voilà, on réinvente le regard du public et celui du spectateur.
Et on réinvente l’acteur aussi, d’où l’importance pour lui de ne pas coller au texte pour que vous trouviez ce que vous souhaitez. Dans Des Ruines, peut-on parler d’un « ras-le-bol de la victimisation », du désir de ne plus penser « à la vertigineuse obscénité de mon histoire » (8-9) ?
Oui. Votre question est complexe. Lorsque j’ai composé mon roman Za, j’ai pris du temps à mûrir l’idée d’un personnage (Za) ; la sonorité de la langue s’est inspirée du parler de mon père dont les dents et la mâchoire avaient été abîmées en prison. Par ailleurs, je me suis documenté sur toutes mes études en ethnolinguistique pour produire différentes versions du texte. En revanche, Des Ruines est un travail plus viscéral, plus personnel. Je me suis demandé pourquoi je suis en train d’écrire et si ma vie était simplement de l’écriture. Tout d’un coup j’ai eu conscience d’avoir eu une « parole » venue de nulle part, mais que le contexte de cette parole s’effritait. Toute cette culture malgache de l’oralité, du « mpikabary », (maître de parole), toute cette transmission était en train de se perdre, de se transformer en d’autres formes d’expression qui peuvent nous emmener vers une nouvelle culture. Je ne sais pas ce que sera cette nouvelle culture, mais il faudrait regarder les ruines de l’ancienne et c’est une situation très douloureuse pour celui qui parle devant le public. Des Ruines est un vrai cri de douleur et de colère, le regard de celui qui se tire vers l’arrière, mais se propulse vers l’avant, comme si la colère, la haine, l’indignation n’avaient plus de sens.
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Comment raconter ou cerner tout cela ? Je précise que je n’ai que 45 ans, mais malgré mon âge, j’ai déjà vu des horreurs à la dimension du continent africain. Le point culminant était le Rwanda, mais après, il y a eu le Congo (Zaïre) et je me dis que ce n’est peut-être pas fini. Pourtant nous parlons d’un laps de temps très court et comment porter la parole dans ce contexte ? Je pense que le personnage dont je me suis inspiré dans Za et les blessures dont il a souffert étaient dus à la jalousie. Ce ne sont pas les seules blessures que notre génération ait connues. Nous sommes allés jusqu’à l’expérience du génocide ! Comment parler de cela ? C’est en fait la vraie grande question que j’essaie de poser dans Des Ruines. Quel verbe doit-on réinventer pour exprimer tout cela ?
On aurait tendance à penser à Adorno, qui constate que la poésie n’est plus possible après l’Holocauste. Vous croyez que le verbe ne suffit plus pour exprimer ces horreurs?
Non, il ne suffit plus. Est-ce que parler a toujours du sens ? Je me suis surtout interrogé sur cet héritage du silence légué par nos pères, qui ont refusé de parler de ce qui s’était passé à l’époque. Mon père en a parlé parce qu’il était historien et il avait été horriblement torturé ; par conséquent, j’ai vécu dans un cadre exceptionnel. Il y avait des paroles qui circulaient à la maison : les gens fréquentaient la maison et mon père n’a pas arrêté de parler. En sortant du cadre familial, je me rendais compte du silence chez les autres qui ne parlaient pas puisque beaucoup de Malgaches croyaient qu’il fallait normaliser leurs rapports avec les Français et donc ils n’exprimaient jamais leurs opinions par rapport aux Français et aux événements de 1947.
Il y a un passage où le personnage crie : « Je me tue, je me tue, je me tue. » (Ruines, p. 62). Pour moi, ce moment était une forme de mise en abyme de la voix jusqu’à atteindre un état de transe. La musique que Thierry Bédard avait choisie convenait parfaitement puisqu’il avait pris la parole du comédien en la confondant avec la réaction du corps. La fonction psychophysiologique, un sens de la parole issu du corps, joue un rôle fondamental dans mon œuvre. Les sens surgissent de temps en temps du rythme, de la tonalité des éléments extralinguistiques, et là on est pris dans une émotion qui va signifier bien au-delà du texte, au-delà des idées et des grands thèmes. Ensuite, lorsqu’on est rempli de toutes ces voix, l’être humain surgit.
Vous désignez une pensée difficile à formuler pour celui qui est sur le plateau.
J’ai toujours eu ce rêve, écrire au-delà de la langue. Quand je rêve, je n’ai pas de langue. Je rêve en images, en émotions. Je parle toutes les langues du monde. Pour moi, la langue, ou plutôt notre langage personnel et nos codes d’expression personnelle, est uniquement ce qui nous distingue des autres. Je sais que c’est uniquement par la production vocale qu’on se réinvente une identité.
*Alvina Ruprecht est professeur émérite de l’Université Carleton, actuellement professeur adjoint au programme d’études théâtrales de l’Université d’Ottawa et vice-présidente de l’Association canadienne des critiques de théâtre. Elle était critique de théâtre à la Radio nationale du Canada (services anglais et français) pendant trente ans, et est membre cofondateur de l’Association régionale des critiques de théâtre de la Caraïbe. À part ses recherches et ses nombreuses publications universitaires, elle contribue à différents sites de critique théâtrale dont Martinique et Paris, Toronto et Ottawa.
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Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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