Christiane Makward*

On va tout dallasser, Pamela ; Histoires de drague à l’africaine. Conception et mise en scène : Marielle Pinsard. Assistante à la mise en scène : Marion Noone. Scénographie : Yves Besson. Lumières : Gérald Garchey. Costumes : Séverine Besson. Musique : Grégory Duret. Chorégraphies : Jenny Mezile et Jean-Marie Boli Bi. Coachs : Nathalie Hounvo-Yekpe, Jenny Mezile, Criss Niangouna. Avec : Jean-Marie Boli Bi, Julie Dossavi, DJ Fessé le singe (Grégory Duret), Adji Gbessi, Achille Gwem, Carole Lokossou, Michael Todego, Nina Williman. Spectacle créé au Théâtre de Vidy, Lausanne, mars 2016. Vu au Tarmac, Paris, 26 novembre 2016, environ 75 minutes.

Au centre du plateau, une merveilleuse tête noire géante tenant plus de la lionne ou de la panthère que du singe. Elle évoque les masques africains mais rappelle plus particulièrement T’Challa (fils de T’Chaka), héros de la bande dessinée La Panthère noire. Sa mâchoire s’ouvre sur un trou rouge infernal, ses lèvres sont articulées, elle peut ouvrir grand ou « laisser tomber », comme on dit en anglais, sa mâchoire inférieure. La bête est douée d’une voix off caverneuse, ses yeux rougeoient, changent d’intensité ou se ferment selon les effets comiques désirés. De part et d’autre de la fantastique créature, des escaliers mènent à une console technique qui domine le plateau. Devant les platines se démène, quand il ne bondit pas sur scène pour se déhancher mieux que les acteurs africains, le DJ blanc dit « Fessé le singe », joué par Grégory Duret, danseur belge et acrobatique en diable. Il changera une vingtaine de fois de perruque et prendra aussi longuement la pose, index levé au ciel et longue chevelure, du Saint-Jean-Baptiste de Léonard de Vinci… C’est dire que le spectacle (du genre cabaret, car ce n’est pas une pièce de théâtre au sens usuel) fourmille d’idées et de références culturelles.

Côté « toubab » (européen/blanc) il y a aussi Nina (Nina Willimann, chorégraphe et performeuse suisse), une sympathique routarde en sac à dos : elle débarque dans un espace festif nocturne à ciel ouvert, cela s’appelle un « maquis » en Côte d’Ivoire.  Elle cherche à s’intégrer, manifestant des dons certains pour le coupé-décalé érotisé qui anime presque tous les sketches. Elle revient dans divers rôles et costumes : fille à marier hystérique sous son voile blanc qui répète : « Je suis suisse et je suis gentille ! », infirmière enturbannée de la Croix Rouge, montagnarde en costume de fête etc. Un seul tableau m’a paru beaucoup trop long : il renvoie aux traditions folkloriques de Suisse alémanique et démontre la parade amoureuse d’un couple de jeunes paysans.

La Bête et les Acteurs, de gauche a droite : Jean-Marie Boli Bi, Achille Gwem, Adjai Gbessi, Julie Dossavi, Gregory Duret, Nina Williman, Michael Todego, Carole Lokossou. Photo par Samuel Rubio

Il faut souligner la merveilleuse profusion de costumes, sans doute une cinquantaine, qu’endossent les acteurs avec une impeccable dextérité. Six acteurs africains prennent à tour de rôle le devant de la scène – parfois accompagnés par leurs coéquipiers – pour incarner une quinzaine de personnages (ivoiriens, béninois, camerounais), et autant d’anecdotes et de situations éphémères, sketches tous plus « énergisants » les uns que les autres. Les langues africaines (et le patois des montagnes suisses) surgissent par moment dans une joyeuse cacophonie. Il s’agit de partager les méthodes et expériences de la drague, et le rôle inéluctablement central de l’argent dans ce milieu de fête, d’alcool et de sexe. La modernité de certaines méthodes (argent obtenu sans scrupules par internet sous les prétextes divers que nous connaissons), la parade des filles dans les bars quand apparaissent les « boucantiers » et « faroteurs » (les distributeurs spectaculaires de billets de banque), les confessions de techniques pour séduire et « brouter », c’est-à-dire soutirer de l’argent, les explications des codes de la drague (motifs des pagnes des femmes, signification de leur choix de morceaux de poulet), ce sont autant de facettes pour illustrer l’étrange néologisme du titre : « dallasser », qui rime avec « casser ». Comme dans la célèbre série états-unienne (Dallas fut diffusée mondialement à partir de 1980), il s’agit d’obtenir ce qu’on veut : sexe et argent/ sexe contre argent sans le moindre état d’âme, et de le clamer dans l’exubérance même de la danse, car ici (en Afrique) on crève de faim et c’est bien sûr la faute à la Françafrique.

Les apports de la culture africaine-américaine (Michael Jackson, Nina Simone) sont notables et délectables dans ce tohu-bohu superbement chorégraphié et très drôle pour l’essentiel, avec son « ambiance excessive permanente »[1]. Mais parfois, la signification reste un mystère, telles les incursions d’une « mama Africa » en costume de wax traditionnel, qui porte par moments une sorte de masque d’escrimeur (mais blanc) : elle tient un bébé et/ou un animal dans les bras.  Elle peut faire penser à la quimboiseuse antillaise ou la hougan haitienne, déambulant lentement sur le plateau comme pour calmer les folies des jeunes fêtards. Elle pourrait incarner une Afrique intemporelle, moins obsédée par les valeurs de l’Occident ? Elle introduit en tout cas une dimension grave, quasi-funèbre.

Michael Todego, Carole Lokossou dans le sketch « une nuit, un Juif… ». Photo par Samuel Rubio

Certains spectateurs se rappelleront les films et documents ethnographiques sur la mythique rue Princesse d’Abidjan, fréquentée à Yopougon par les célébrités comme par les touristes et les gens du peuple. Cette rue fut détruite en 2011 ; elle faisait l’objet d’un spectacle ivoirien (La rue Princesse) en ce même théâtre du Tarmac, en mai 2015. C’est exactement cette folle ambiance (ressurgie, paraît-il, dans d’autres quartiers d’Abidjan) que réussit à mettre en scène l’équipe du spectacle de Pinsard. Dans cette vitalité explosive, je n’ai cependant pas du tout goûté la provocation par l’emploi du label « Juif »… Les spectateurs apprécieront, mais il me semble que, même s’il est véridique, ce sketch n’aurait rien perdu de sa puissance salace si on avait désigné le pervers comme un « Russe » ou un « Tukuyu » (ethnie disparue).  L’excellence de la performance de Julie Dossavi en perruque blonde et minirobe dorée n’atténue pas ce manquement. Anecdote vraie ? Liberté artistique ou d’expression ? Une limite est franchie pour les publics français en tout cas, qui n’ont pas oublié l’affaire du gang des barbares de 2006. Il ne s’agit pas de pudeur ni de censure, mais de savoir-vivre politique et de respect.

Cela étant, il faut apprécier la démarche « sociologique » de Marielle Pinsard, dont l’entretien avec Le Temps[2] est cité dans le feuillet distribué aux spectateurs, feuillet accompagné d’un très joli programme qui élucide le lexique de la drague, les motifs des pagnes africains, et qui offre de très utiles commentaires sur le sens de l’entreprise de « dallasser » et de « brouter ».

« C’est peut-être choquant, dit Pinsard, mais c’est une réalité. Parce que la vie s’est durcie depuis la guerre [crise ivoirienne autour de 2011], les relations entre les hommes et les femmes se sont durcies aussi. Cela dit, ces situations n’ont pas la gravité que nous pourrions y mettre. L’exubérance est l’ADN du lieu. En Afrique, tout se dit et se vit très haut. Les gens en rajoutent tout le temps, on est toujours sollicité. D’ailleurs quand les Africains installés ici [à Lausanne] voient le spectacle, ils sont morts de rire. »

C’est donc un spectacle mémorable et un travail très réussi qui fait suite, pour le Tarmac, à d’autres choix africains percutants tels que Au nom du Père et du Fils et de J. M. Weston de Mabiala Bissila (novembre 2015), Machin la Hernie de Sony Labou Tansi (avril 2016), et surtout le mémorable La Rue Princesse de M. Adiatou et J. Mezile de mai 2015.

Video

[1] Expression empruntée à l’article de Wikipedia sur la rue Princesse d’Abidjan.

[2] D’après le Courrier International : « Né en mars 1998 de la fusion du Nouveau Quotidien et du Journal de Genève et Gazette de Lausanne, ce titre de centre droit, prisé des cadres, se présente comme le quotidien de référence de la Suisse romande et francophone. » http://www.courrierinternational.com/notule-source/le-temps-1, consulté le 28 novembre 2016.


*Christiane Makward, professeur émérite de l’Université d’État de Pennsylvannie, a publié de nombreux articles dans des revues savantes, des encyclopédies et dictionnaires, et dans Franco-Théâtres (Ottawa). On compte parmi ses livres un essai biographique (Mayotte Capecia), un Dictionnaire littéraire des femmes de langue française, de Marie de France à Marie Ndiaye, l’autobiographie de Corinna Bille, deux volumes de théâtre (Corinna Bille et Ina Césaire), et des cotraductions en anglais (textes de C. Bille et pièces de théâtre de femmes francophones).

Copyright © 2017 Christiane Makward
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411

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