Par Irène Sadowska*
L’œuvre dramatique d’Abel Gonzalez Melo (né à La Havane en 1980) se distingue dans la dramaturgie cubaine actuelle autant par la recherche, très personnelle, de l’expression théâtrale capable de capter le réel que par ses approches de la réalité visible et invisible de la société cubaine.
Plusieurs de ses pièces, dont Mecanica, présentée en novembre 2016 au Centre Dramatique National de Madrid, ont été créées par Carlos Celdran et le Teatro Argos à La Havane, avec lequel Abel Gonzalez Melo collabore depuis presque 20 ans.
Dans son théâtre, Abel Gonzalez Melo ne juge pas et ne donne pas de leçons, mais, en démasquant l’obscénité cachée de la réalité sociale, il amène le spectateur à réfléchir et à juger lui-même. Plusieurs de ses pièces ont été traduites, publiées et représentées dans de nombreux pays.
Diplômé en théâtrologie à l’Institut Supérieur des Arts de La Havane, Abel Gonzalez Melo a étudié la dramaturgie au Royal Court Theatre de Londres, au Théâtre Maxime Gorki de Berlin, à l’Université Complutense de Madrid et à Panorama Sur, à Buenos Aires.
Depuis 2010, il dirige le Département de Théâtre de l’Université Carlos III à Madrid, où il a monté des œuvres de Lope de Vega, Garcia Lorca et d’auteurs cubains : Joël Cano, Raquel Carrio, Flora Lauten.
Abelardo Estorino et Anton Arrufat étaient ses maîtres, mais Abel Gonzalez Melo a tracé son propre chemin en élaborant son langage théâtral hors des influences et tendances dominantes. Son œuvre, une vingtaine de pièces, est centrée sur les zones obscures de la réalité cubaine, sur les changements sur le plan social avec la nouvelle politique, le surgissement de la nouvelle classe de la bourgeoisie néo capitaliste, etc.
Sa pièce Chamaco a été portée à l’écran pas Juan Carlos Cremata. Abel Gonzalez Melo est également l’auteur du scénario pour le film La Partida (Départ) réalisé par Antonio Hens.
En quoi la collaboration avec Argos Teatro et Carlos Celdran, et l’expérience de la scène, ont-elles influencé votre écriture dramatique ?
J’ai écrit Mecanica, comme la majorité de mes pièces, en pensant à Argos Teatro et à l’approche de la scène de Carlos Celdran, en tant que creuset de notre société.
J’ai été dramaturge à la compagnie et spectateur privilégié de ses grandes créations de Brecht, Azama, Koltès, Beckett, Kater, Piñera, Sartre, Tchekhov. Celdran a cru en moi, alors que j’étais encore un jeune auteur inconnu, il a créé ma pièce Chamaco au Théâtre National de Cuba en 2006. En travaillant avec lui, j’ai appris les ressorts pratiques pour rendre la structure dramatique solide, les stratégies pour représenter le présent en l’explorant en profondeur. Jusqu’à ce jour, dans le « laboratoire » d’Argos, ont été créées Chamaco, Talco, Sistema, Mecanica et Protocolo. Celdran m’a appris à voir le théâtre comme une tapisserie trouée et m’a obligé à fuir les évidences.
Pouvez-vous commenter l’évolution de votre écriture dramatique ?
J’ai écrit Chamaco (2004) frénétiquement, en trois jours, pendant les fêtes de Noël qui correspondent exactement au temps de l’action de la pièce, sous le choc de la mort de mon père. Chamaco a pour thème un événement imprévu, la mort, et tout ce qui n’a pas été dit avant cette perte brutale.
Chamaco avec Nevada (2005, Tempête de neige) et Talco (2009, Talc) composent la trilogie Fugas de invierno (Fugues d’hiver), la plus diffusée de ma production, dans laquelle je traite de la vie nocturne, marginale de La Havane avec des personnages et des conflits occultés dont la presse officielle ne parle jamais : la prostitution masculine, la double morale des fonctionnaires publics, la fuite clandestine par la mer vers la Floride, le trafic de drogue.
Parallèlement à cette trilogie, j’ai entamé la seconde trilogie, Primavera en vano (Printemps en vain) composée de Adentro (2005, À l’intérieur) Por gusto (2006, Par plaisir) et Mania (2008, Manie), qui abordent l’impossibilité d’aimer et d’être heureux.
Ensuite vient la trilogie Verano deluxe (Été de luxe), centrée sur une autre sphère de la société cubaine, de ces gens qui vivent dans le luxe, jouissant de privilèges et à laquelle appartiennent jusqu’à présent Sistema (2012 Système) et Mecanica (2013). Ces trois trilogies et celle de Otoño (Automne), dont pour le moment j’ai écrit seulement Intemperia (2016, Intempérie), font partie du projet de quatre saisons intitulé Una rabia de isla (Una rage de l’île), dodécaphonie urbaine.
Avant Chamaco, j’avais écrit deux farces : La gansa de plata (1998, La crétine d’argent), et Ubu sin cuernos (2002, Ubu sans cornes), qui ont été publiées avec trois autres textes, Vendre mañana a despedirte (2004, Je viendrai demain te dire adieu), El habito y la virtud (2005, L’habitude et la vertu) et Ataraxia (2008, Ataraxie). Ces pièces, tout en étant stylistiquement différentes, ont pour thème commun la trahison.
La thématique espagnole (je vis depuis 2006 entre Madrid et La Havane) est traitée dans Cadiz en mi corazón (2013, Cadiz dans mon cœur) et Vuelve a contarmelo todo (2015, Raconte-moi encore tout). Epopeya (2014, Épopée), était écrite à part, jusqu’à ce que j’entreprenne de faire un parallèle entre Hécube d’Euripide et l’histoire de Cuba.
Quel est le principe moteur de votre dramaturgie ?
Les défis structurels et linguistiques ont toujours été à la base de mon écriture. Ce qui m’intéresse, c’est la construction spatio-temporelle. Je tiens à ce que la structure de chaque pièce soit la plus précise possible. J’ai l’habitude de brouiller la chronologie, d’utiliser la simultanéité des espaces, de jouer sur la tension entre les dialogues et les didascalies, la friction entre les plans dramatiques, pour voir comment le travail du langage va générer le ton et le style de l’écriture où le tragique est cassé par le comique et le solennel par le parodique.
La recherche du réel, qui n’a rien à voir avec le réalisme mais qui est une stylisation poétique de la vie, est une constante dans mon écriture. La fiction et la vie sont pour moi deux mondes parallèles fonctionnant suivant des règles opposées. Le théâtre synthétise et centrifuge les lois de la vie. Je joue avec les coïncidences qui résultent de la compression des éléments de la réalité pour faire apparaître le réel.
Mecanica marque-t-elle un changement dans votre écriture ?
Bien que mes pièces soient interconnectées, chacune d’elles est une île avec son propre registre, sa nature propre. Chaque fois, je conçois un nouvel univers de fiction.
Dans Mecanica, j’ai mélangé deux de mes obsessions : Ibsen et Newton. Ce qui intéresse chez Ibsen dans Maison de poupée, c’est la façon dont il démasque l’obscénité cachée derrière un apparat de pacotille. Quant à Newton, je me réfère à ses lois de la mécanique applicable non seulement dans la physique, mais aussi au comportement humain. Les personnages sont d’abord des corps qui bougent et agissent selon les principes basiques : inertie, force et action–réaction.
J’ai cherché dans Mecanica à créer une sorte de topographie des tensions qui déterminent les relations entre les personnages.
En vous basant sur la structure de Maison de poupée, vous abordez dans Mecanica la problématique de la nouvelle réalité à Cuba. Pourquoi avez-vous inversé les sexes des personnages ?
Maison de poupée est une machinerie parfaite pour parler du pouvoir et de l’amour, de la corruption et de la trahison. Tout cela se trouve à la fois dans la forme, dans le contenu et dans l’enchaînement des événements.
On a souvent interprété Maison de poupée comme une pièce sur la libération de la femme dans une société machiste. Mais il y a d’autres aspects de cette histoire qui m’ont intéressé davantage.
En me basant sur la structure ibsénienne, j’ai effectué plusieurs changements comme l’inversion des sexes de trois personnages en leur créant de nouvelles biographies et un nouveau contexte. Ainsi, Nora Helmer (chez moi Nara Telmer) est la chef d’une grande chaîne hôtelière de luxe avec un complexe de loisirs pour les étrangers, son mari Torvald Helmer (chez moi Osvaldo Telmer) est son assistant qui a falsifié la signature d’un chèque, le docteur Rank, ami du couple, est une femme médecin, Katia Perez.
J’ai réécrit tous les dialogues en les adaptant à ce nouveau contexte et en les imprégnant du parfum de notre jargon cubain, sans tomber dans un localisme. J’ai créé également une « sous trame » solide qui n’existe pas chez Ibsen, capable de soutenir le développement imparable de l’action jusqu’à la puissante et surprenante scène finale.
Dans Maison de poupée, qui date de 1879, il y a des questions relatives à la morale qui aujourd’hui, plus de cent ans après, ne peuvent fonctionner en tant que telles dans l’univers de Mecanica. D’où dans ma pièce un double chantage de Rogbar : le chèque signé et une vidéo qu’il a enregistrée pour se couvrir.
Chez Ibsen, tout est transparent pour le spectateur, nous voyons les événements à travers le regard de Nora, nous savons ce qu’elle a fait et nous compatissons avec elle. Je voulais que ce soit un homme dans Mecanica, c’est-à-dire Osvaldo Telmer, qui porte toute la culpabilité sur ses épaules, ce qui génère d’autres interrogations sur le jeu de rôles dans le couple et dans le monde d’aujourd’hui. Ce nouvel enjeu contient un piège. Nous ne savons pas ce qu’il y a sur la vidéo de Rogbar. Nous ne savons pas pourquoi Osvaldo la cache jusqu’à ce qu’on découvre que c’est pour éviter à Nara, sa femme, l’humiliation, mais aussi pour s’éviter la honte face à elle. C’est un acte d’amour, certes, mais aussi de lâcheté. Les héros romantiques d’Ibsen n’existent plus aujourd’hui.
Mecanica fait partie de la trilogie Verano deluxe (Été de luxe). Quels sont les thèmes qui la traversent ?
Dans Verano deluxe je pénètre dans une autre marge sociale, le monde transparent, au sens métaphorique et littéral, que les Telmer se sont fabriqué dans Mecanica, ou un environnement très chic de Miami dans lequel vivent les protagonistes de Sistema (Système).
Ce ne sont plus les marginaux nocturnes des rues, proxénètes, travestis, policiers corrompus de Chamaco, Nevada ou Talco, mais au contraire des auto-marginalisés qui vivent dans une luxueuse suite avec terrasse dans un hôtel au bord de la plage, dans des conditions inaccessibles pour la majorité. Ils appartiennent à une caste que Celdran définit comme « bourgeois d’une nouvelle race bien nourrie ».
Les personnages de Verano deluxe portent des vêtements élégants, à la mode, font exploser leurs cartes de crédit, prennent des leçons de plongée sous-marine, jouissent de libertés dans leur « aquarium » avec air conditionné. C’est une marge qu’ils se sont fabriquée sur mesure et qui finira par les étouffer.
Comment Mecanica a-t-elle été reçue par le public à La Havane ?
Mecanica a été jouée pendant deux saisons par Argos Teatro à La Havane en provoquant chaque fois un dialogue avec les spectateurs de diverses strates sociales, qui réagissaient avec un mélange de rejet et d’empathie aux comportements des personnages.
Carlos Celdran a transformé dans sa mise en scène la suite des Telmer en une île blanche en évitant le localisme, conférant ainsi une plus grande ambiguïté aux comportements des personnages et en ouvrant la lecture de la pièce.
En 2016, Mecanica a été créée dans une magnifique production du Teatro Circular de Montevideo, dans la mise en scène de Mariana Wainstein. Les échanges avec le public uruguayen m’ont beaucoup enrichi. Ce public, très passionné par notre île et ses reflets héroïques, était délicieusement divisé entre l’acceptation ou non de la critique de la société cubaine actuelle qui est faite dans cette pièce.
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*Irène Sadowska : critique dramatique et essayiste, spécialisée dans le théâtre contemporain. Présidente de « Hispanité Explorations » Échanges Franco Hispaniques des Dramaturgies Contemporaines. Collaboratrice de plusieurs revues dans le domaine de la culture en France et à l’étranger. Agent en France et dans les pays francophones de plusieurs auteurs de théâtre espagnols et latino-américains.
Copyright © 2017 Irène Sadowska
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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