Michel Vaïs*
Prononcé le 27 septembre 2016, Belgrade
28ème Congrès de l’Association Internationale des Critiques de Théâtre (AICT) et de sa revue Critical Stages/Scènes Critiques, dans le cadre du 50ème anniversaire du BITEF
Qu’est-ce qui se passe quand on va au théâtre ? Parfois beaucoup de choses, parfois rien du tout. En général, le public aime qu’il y ait du nouveau… mais pas trop !
On veut voir quelque chose de neuf, donc d’inédit, de récent, d’étonnant… Mais cela est bien relatif ! Quand on voyage beaucoup, et depuis longtemps, comme certains d’entre nous, on accumule sans doute une expérience assez large du théâtre qui se fait dans différentes régions du monde, dans de nombreuses cultures, donc il en faut beaucoup pour nous étonner. En même temps, nous n’avons plus nécessairement l’expérience de l’évolution d’un même milieu. Moi, je vois maintenant autant ou davantage de pièces à l’étranger que chez moi.
Donc, on aime être surpris, mais pas trop. On ne veut pas être déçu. On a toujours des attentes. Ces attentes sont basées sur le nom de l’auteur que l’on connaît souvent, sur le metteur en scène, sur les interprètes ou sur la salle qui présente le spectacle, parce que chaque lieu théâtral a sa réputation : on peut être surpris de voir une pièce dans un lieu, mais moins surpris de voir la même pièce dans un autre lieu, avec un public différent…
Certains, comme notre ancien président Yun-Cheol Kim, disent ne pas vouloir lire les documents de préparation du spectacle, ni même le programme. Ils veulent aborder la pièce d’un œil neuf, vierge. Moi, je suis d’avis qu’il faut beaucoup d’expérience pour être vierge au théâtre. Car même sans lire le programme ou le texte de la pièce, notre expérience fait en sorte qu’on a une idée de ce qui va se passer à partir de nos connaissances du pays, de la culture, du festival qui accueille le spectacle, du public qui nous entoure, etc. Donc, on a toujours des attentes, qui peuvent être confirmées ou déçues et qui vont colorer notre jugement.
Seulement, on aime toujours que nos attentes soient dépassées, sinon il n’y aurait pas de surprise ! Plus précisément, je pense que souvent, le spectateur veut avoir une idée de la mesure dans laquelle ses attentes seront dépassées. On veut savoir un peu comment on sera surpris.
Or, c’est de plus en plus difficile d’être surpris parce qu’on a déjà tout vu ! Peut-être pas tout en réalité, mais au moins de façon virtuelle. C’est là que le théâtre nous attend : dans la réalité inattendue…
Nouveauté et technologies
Dans l’appel à participation de ce colloque, je lis ceci : « Le théâtre a toujours été un champ de bataille pour la nouveauté. » Tout à fait d’accord ! Il est bon de rappeler que le théâtre a constitué dès son origine un lieu d’expérimentation des nouvelles technologies. En fait, aussitôt qu’une nouvelle technologie arrivait dans la vie quotidienne, on a toujours trouvé des concepteurs d’avant-garde pour l’exploiter sur une scène. Le spectacle vivant s’est donc toujours révélé comme une vitrine des nouvelles technologies de son époque.
Il y a quelques années, j’avais conçu à Montréal un projet d’exposition sur « Les technologies cachées du spectacle vivant ». Il y avait six thèmes, par lesquels le visiteur pouvait découvrir en coulisses les dessous du spectacle. Ces thèmes sont : Acoustique et son, Espace et décor, Machines, Lumière et éclairage, Costumes, Maquillage. Dans tous ces domaines, les avancées technologiques ont fait faire des pas de géant au théâtre, et le font encore. Ils ont vraiment changé la représentation.
Par ailleurs, lorsqu’elles arrivent à la scène, les technologies doivent souvent demeurer cachées, sous peine de voler la vedette aux interprètes vivants. Si elles sont trop ostensibles, elles peuvent fasciner ou dérouter le spectateur car elles cachent alors le spectacle qu’il était venu voir. On pourrait dire que lorsque la technologie n’est pas cachée, elle cache le spectacle.
Cela n’est peut-être nulle part aussi évident qu’en matière d’éclairages. L’histoire de la lumière dans le spectacle vivant est à la fois le reflet de l’évolution technologique de l’éclairage dans les sociétés occidentales et de son influence sur les courants artistiques.
Un peu d’histoire… Après l’utilisation des chandelles au suif, on a inventé la lumière des bougies, puis l’éclairage au gaz, ensuite, ce qu’on a appelé en français « la Fée électricité » ; plus récemment le laser, les projections de tous genres, les hologrammes, voire ce qui semble être des tours de magie et qui n’est peut-être que de l’illusion ou de la prestidigitation…
Je reviens sur chacun de ces moyens d’éclairage. Dès l’origine, on a joué (dansé, chanté) en plein air, en profitant de la lumière naturelle. Même lorsque le théâtre a commencé à être présenté dans une salle, on s’est d’abord contenté de l’éclairage du jour. Par exemple, il y avait de grandes fenêtres dans les murs du Teatro Olimpico de Sabbioneta (Italie), aménagé par l’architecte Scamozzi en 1588, ou au Teatro Farnese d’Aleotti, en 1618. Il en était de même en France, dans les jeux de paume où, en 1609, les représentations théâtrales avaient lieu en début d’après-midi.
Mais à un moment donné, pour des raisons diverses, les représentations débutent plus tard et on décide de recourir à l’éclairage artificiel. On passe alors à la chandelle, fabriquée avec du suif, qui est de la graisse animale : du mouton ou du bœuf. La chasse aux baleines, en Nouvelle-France, a aussi fourni beaucoup de suif pour les chandelles en Europe.
Plus tard, grande révolution technologique : on passe des chandelles aux bougies, qui, elles, étaient faites de cire. D’ailleurs, le nom « bougie » en français, vient de la ville algérienne de Bugaya (Bougie), d’où l’on exportait de la cire fine d’abeille pour faire des bougies en France. En anglais, il n’y a qu’un seul mot pour désigner ce bâton qui brûle et qu’on appelle candle. Mais en français, il y en a trois : les cierges, les chandelles et les bougies. Le cierge est réservé à l’usage religieux. On allume des cierges à l’église. La chandelle, jusqu’à la fin du 17e siècle, faisait référence au mode d’éclairage populaire et bourgeois. Elle était faite en suif.
Quand la bougie a été inventée, qui brûlait avec de la cire fine d’abeille et qui ne faisait presque pas de fumée noire, ç’a été une véritable révolution ! La bougie est vite devenue le mode d’éclairage aristocratique et royal. Et tout de suite, on l’a vue apparaître au théâtre comme une grande nouveauté. Cependant, même si les bougies étaient plus propres et risquaient moins d’intoxiquer les spectateurs et les acteurs, il fallait les « moucher » régulièrement, c’est-à-dire, les éteindre et les remplacer par de nouvelles bougies au-dessus de la scène. Voilà ce qui explique que les pièces présentées à l’intérieur, le soir, étaient constituées de parties – les actes – qui duraient vingt minutes au maximum.
Plus tard est arrivée la lampe à huile, ce qui a permis de présenter des actes qui duraient plus de vingt minutes. Et parallèlement, on a vu le décor prendre plus d’importance et les acteurs jouer dans le décor plutôt que seulement devant.
Ensuite est arrivé l’éclairage au gaz : autre révolution. Et comme chacune de ces technologies était utilisée d’abord à titre expérimental, elles ont causé plusieurs incendies dans les théâtres, et même des explosions qui ont causé la mort de centaines de spectateurs dans plusieurs pays. C’est là que les gens de théâtre ont dangereusement flirté avec le risque !
Puis, est arrivée ce qu’on a appelé en France « la Fée Électricité » ! Avec la lumière électrique, on voyait plus que jamais tout sur la scène… La lumière projetait un éclairage impitoyable sur les comédiens et le décor ! Ils ne pouvaient plus se dissimuler dans l’ombre et leur jeu a beaucoup changé, devenant plus réaliste. Le théâtre naturaliste a triomphé en même temps que l’arrivée de l’éclairage électrique, à partir de 1880.
On a d’abord éclairé la salle et la scène, puis, en 1875, à Bayreuth, Wagner a imposé le noir dans la salle pendant la représentation, ce qui a suscité beaucoup de réactions négatives. On a dit que l’obscurité dans la salle était une idée allemande, qui ne convenait pas aux Français, parce que les spectateurs ne pouvaient plus se voir !
Aujourd’hui, on est passé à l’électronique et au laser. On utilise aussi des techniques de projection, issues des nouvelles connaissances de la lumière, qui mettent en présence des êtres virtuels et des acteurs vivants, ce qui démontre que, même absent, le corps humain peut continuer d’exercer une forte présence sur la scène. Il s’agit d’exemples périlleux, mais fascinants d’incursions dans les marges du théâtre, au carrefour du cinéma et des arts technologiques.
Nouveauté ou habileté ?
Mais le spectateur peut aussi être mystifié par une apparente nouveauté, qui est plutôt de l’habileté, comme celle du prestidigitateur. Je veux à ce titre citer deux metteurs en scène plutôt habiles sur ce plan : Jean Lambert-wild, et surtout Robert Lepage. Lambert-wild, que plusieurs d’entre nous ont connu car il nous a invités à la Comédie de Caen, en Normandie, à plusieurs reprises, est fasciné par la magie. Au point où en plus de travailler avec des plasticiens, des artistes de cirque ou des danseurs, il a déjà engagé des magiciens comme Thierry Collet ou Marc-Antoine Coucke pour certains de ses spectacles.
Les choses étranges, inattendues, inexpliquées, ont toujours fasciné le public, que ce soit au théâtre ou dans des spectacles de variétés. On imagine mal aujourd’hui ce qui pouvait attirer les spectateurs par le passé. On peut se référer à l’époque d’innovation artistique extraordinaire de l’entre-deux-guerres en Europe. Il suffit de penser au pétomane (l’homme qui produit des sons avec ses gaz intestinaux), ou encore aux dompteurs de puces qui ONT déjà été très populaires aussi en France.
Mais pour terminer, je veux vous parler un peu du dernier spectacle de Robert Lepage, Quills. Vous pouvez lire ma critique de cette pièce dans le dernier numéro de Scènes critiques/Critical Stages, avec des photos et un petit film que je vais vous montrer. Comme toujours, il y a des éléments intrigants dans les spectacles de Lepage : des projections sans support apparent, des trucs technologiques – que certains disent être des gadgets quand il y en a trop ou quand ils sont trop visibles – ; chose certaine, ces effets reposent toujours sur une équipe technique qui est essentielle, et qui est toujours plus nombreuse que les interprètes. Dans Quills, on compte 6 comédiens et 9 techniciens. Mais pour Lepage, tout cela n’est pas de la haute technologie compliquée : il qualifie cela de low-tech, de simples tours d’illusion, vieux comme le monde !
En deux mots, Quills est une pièce de l’auteur américain Doug Wright, qui a déjà fait l’objet d’un film. Elle a été écrite il y a 25 ans. Dans la production théâtrale actuelle, le texte français a été traduit et adapté par Lepage avec Jean-Pierre Cloutier ; la mise en scène est signée par les deux, qui jouent aussi dans le spectacle. Le mot quills en anglais fait référence à la plume avec laquelle on écrit, et la pièce se veut une charge contre la censure aux États-Unis.
On y voit le marquis de Sade à la fin de sa vie, à l’asile de fous de Charenton, livrer un combat extrême pour la liberté d’expression. Il est interprété brillamment par Robert Lepage. Il ne peut pas s’empêcher d’écrire des histoires de plus en plus perverses, violentes, chargées d’érotisme et de luxure. Alors, on le prive de papier, et il écrit sur ses draps ; on lui enlève ses draps et il raconte ses histoires sur ses vêtements, avec son sang ; on le prive de sa plume, et on le déshabille ; tout nu, le marquis écrira sur les murs de sa cellule avec ses excréments. Là, la pièce tombe dans le délire sadien quand on lui fait couper les mains et les pieds : Sade va alors raconter ses histoires cruelles à haute voix dans son cachot, et elles sont transmises d’une cellule à l’autre par d’autres fous, jusqu’à la petite lavandière qui va les transcrire… À la fin, on coupe à Sade sa langue et même son sexe, puis, sa tête.
Ce qui est intéressant, c’est le traitement scénique de cette histoire rocambolesque. Lepage utilise des parois vitrées qui tantôt sont transparentes, tantôt deviennent des écrans pour des projections, tantôt sont des miroirs qui multiplient les personnages et amplifient les lieux.
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À la fin, Sade est mort, mais des parties de lui réapparaissent dans de petits coffres en miroirs qui ressemblent aux boîtes d’un magicien. On voit ses mains sortir d’une boîte, et, dernière image du spectacle, la tête du marquis de Sade, qui éclate de rire. Pour moi, ces petits tours de magie ont constitué un vrai choc ! Mais j’ai peut-être gardé l’âme d’un enfant… C’est peut-être ça, la façon d’être encore surpris au théâtre : redevenir un enfant !
*Michel Vaïs est Docteur en études théâtrales (Université de Paris 8), a enseigné douze ans dans trois universités québécoises et animé des émissions sur le théâtre à la Chaîne culturelle de Radio-Canada pendant 22 ans. Il a publié L’Écrivain scénique (Presses de l’Université du Québec, 1978), L’accompagnateur. Parcours d’un critique de théâtre (Varia, 2005) et l’ouvrage collectif Dictionnaire des artistes du théâtre québécois (Québec Amérique-Jeu, 2008). Il a aussi traduit de l’anglais John Florio alias Shakespeare de Lamberto Tassinari (Le Bord de l’Eau, Bordeaux, France, 2016). Rédacteur en chef de la revue de théâtre Jeu (2002-11), il est secrétaire général de l’Association internationale des critiques de théâtre depuis 1998.
Copyright © 2016 Michel Vaïs
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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