Hyun-sook, Shin*
La Mouette de Tchekhov, mise en scène par Félix Alexa, au Théâtre de Myeongdong, Compagnie du Théâtre national de Corée, Séoul, du 4 au 29 juin 2016.
Un jeune avant-gardiste roumain, Felix Alexa (né en 1967), a monté La Mouette à la compagnie du Théâtre national de Corée, dont le directeur artistique est Yun-Cheol Kim. Cette représentation a eu lieu dans le cadre de la planification « Challenge » en 2016. Depuis la première représentation de cette pièce mise en scène par Lee Jinsoon à Séoul en 1966, La Mouette a déjà été mise en scène à maintes reprises par des metteurs en scène coréens et étrangers selon des perspectives esthétiques et théâtrales diverses. Comme tout le monde le sait, les pièces de Tchekhov impliquent une contemporanéité qui est, comme un corps organique, ouverte à toutes les interprétations selon le contexte historique. C’est pourquoi les critiques de théâtre et les spectateurs coréens se sont beaucoup intéressés à ce qu’Alexa allait découvrir dans La Mouette.
Après avoir dirigé un atelier de lecture avec des comédiens coréens, Alexa a déclaré dans un entretien que « La Mouette est une pièce sur l’art, un théâtre pour le théâtre, et qu’il y a diverses couches à découvrir, ainsi que du sens sous-jacent entre les phrases ». Pour réaliser ses idées, Alexa a pris le Théâtre Myungdong tout entier (salle et scène) comme lieu du spectacle théâtral. Il a admirablement réussi la scène où la pièce de théâtre de Konstantin est donnée en représentation. Avant de commencer le spectacle, il y a sur la scène des chaises disposées en alignement horizontal devant le rideau baissé. Les comédiens viennent s’y asseoir pour assister à la performance de Nina sur un plateau provisoire, tournant le dos aux spectateurs réels. Ayant le regard tourné dans la même direction que le public de comédiens sur la scène, le public réel est ainsi devenu, lui aussi, spectateur du théâtre dans le théâtre, pouvant voir en même temps Nina et les comédiens qui la regardent.
Il semble qu’Alexa et Lee Tae-shup, scénographe coréen, s’entendent très bien depuis le début de leur travail en collaboration. Leur scénographie est à la fois symboliste et expressionniste. Deux exemples : D’abord, la représentation de la pièce de théâtre de Konstantin. On y voit Nina maquillée avec une expressivité extraordinaire, portant une perruque rose fluorescent et habillée d’un costume blanc rituel. Elle récite son monologue debout devant l’écran. En exploitant efficacement les effets de lumière et de bruitage, ils rendent cette scène très vive et très expressive. Ensuite, c’est le moment où Arkadina récite le monologue d’Ophélie en déambulant parmi des mannequins revêtant des costumes de théâtre d’époque (scène ajoutée par Alexa lui-même au début de l’Acte II). Dans le même temps, on entend l’air « La reine de la nuit » de l’Opéra La Flûte enchantée de Mozart. Ces effets sonores rendent la scène tragi-comique.
Deux autres outils nécessaires pour le théâtre dans le théâtre sont l’écran et le miroir. Dans la représentation de la pièce de théâtre de Konstantin, on voit dans le noir un plateau provisoire et, au fond, un très large écran sur lequel on projette rapidement des images : celle d’un lac sous la tempête, celle de cratères de volcans d’où s’écoule de la lave en quantité énorme, celle d’un iceberg en train de s’effondrer, enfin des rizières dont le sol s’est craquelé suite à une sévère sécheresse. Nina récite un monologue à haute voix avec pour arrière-plan un écran sur lequel les images évoquent des catastrophes naturelles. Une partie de cet écran apparaît dans l’Acte IV, et on y voit le visage de Nina, qui s’efface petit à petit. Enfin, il ne reste que ses grands yeux qui scrutent les spectateurs ; comme une allusion à sa volonté décisive de s’envoler dans le ciel, malgré tout, et peut-être comme dans un rêve.
Les deux grands miroirs installés à droite et à gauche de la scène reflètent les actions qui s’y déroulent. Ainsi, les spectateurs perçoivent des différences très subtiles entre les deux images des personnages, leurs gestes et leurs mouvements. Parmi les personnages, Konstantin et Nina sont ceux qui se regardent dans le miroir, notamment après la discussion sur la mouette abattue. Arkadina, actrice renommée, se regarde dans son miroir de poche après la querelle avec Konstantin, son fils. Alors que les deux grands miroirs la reflètent, ces images remplissent la scène vide, tout entière. Quelle victoire des images ! Et alors, où se trouvera l’identité d’Arkadina, vidée de sa substance authentique ?
Alexa a la réputation de préférer le symbolisme au récit et la concision des événements. C’est pourquoi il a mis l’accent sur trois moments considérés comme des scènes-clefs. Ce sont la représentation de la pièce de théâtre de Konstantin, vécue comme un échec et moquée par Arkadina (Acte I), la scène où la mouette abattue par Konstantin fournit à Trigorine l’idée d’un sujet pour une nouvelle : un homme passant par hasard près d’un lac voit une mouette (une jeune fille/Nina), et par désœuvrement il la fait périr (Acte II) ; enfin la dernière scène où se déroulent le départ de Nina, le suicide de Konstantin et le jeu de loto en famille (Acte IV).
La dernière scène de La Mouette est un cas typique de scène où les espaces sont pluriels, le sémantisme très clair et la composition spatiale très structuraliste. Un soir, il y a une violente tempête. Chez Sorine, la salle de séjour est vide. Le parquet noir et reluisant est recouvert de feuilles blanches. On dirait le lac recouvert de mouettes ! Une passerelle de projection suspendue dans le vide a divisé verticalement la salle en deux secteurs : le haut et le bas. Du haut de la passerelle, la famille et les voisins sont assis devant une table de jeu en alignement horizontal et entament une partie de loto. La passerelle de projection se lève un peu et on entend le dialogue dont les voix sont mécaniques entre Chamraïev et Trigorine : « Une mouette empaillée est prête. » (Chamraïev) « Je ne m’en souviens pas. » (Trigorine). En bas, soudain, Nina apparaît. Elle a l’air très brave après avoir trouvé dans le jardin le plateau provisoire installé il y a deux ans pour la nouvelle pièce de Konstantin. Elle récite de nouveau une partie de son monologue d’autrefois, et repart au loin sous la tempête pour rejoindre sa compagnie de théâtre en province. La passerelle s’élève de nouveau. Un coup de feu retentit. Konstantin est tombé. En haut sur la passerelle, les protagonistes continuent leur partie de loto. Et le duo répète de temps en temps : « Une mouette empaillée est prête »/« Je ne m’en souviens pas. » Quand la passerelle s’approche du plafond, l’éclairage se concentre sur une mouette empaillée suspendue en l’air, puis s’éteint.
Ce dont Alexa veut témoigner à travers La Mouette, et pour notre temps, c’est nous semble-t-il cette dualité de la vie quotidienne, celle de la mouette, et enfin celle de Nina. La dualité de la vie quotidienne, c’est à la fois la banalité et la cruauté. Konstantin et Nina, enchantés par le lac, sont passionnément épris d’art et d’amour. Or, Arkadina et Trigorine, venus à la seigneurie de Sorine pour passer leurs vacances, ont détruit leur rêve, tel un passant qui par désœuvrement ferait périr une mouette. Trigorine, homme charmant et écrivain à la mode, a lui beaucoup gagné : un sujet pour l’écriture d’une nouvelle et Nina, une jeune femme aspirant à devenir actrice. Ainsi, la vie quotidienne, paisible et ennuyeuse, peut engendrer le rêve et l’engloutir, comme un corps organique vivant. De ce point de vue, la cruauté de la vie quotidienne semble tragi-comique. On ressent également ce conflit entre la culture officielle qui est devenue une organisation rigide (Arkadina-Trigorine) et la culture marginale et expérimentale (Konstantin et Nina). Enfin, la dualité de la mouette, mouette empaillée et mouette qui prend son envol. Soit Konstantin dont la résistance au théâtre existant s’estompe, par manque de courage, soit Nina relevant tous les défis, envers et contre tout, et malgré l’échec.
Alexa a ainsi brossé le portrait de l’artiste en mettant, dans La Mouette, l’accent sur Nina, malade et fatiguée, mais qui semble avoir retrouvé de façon paradoxale une confiance nouvelle dans l’art.
*Hyun-sook Shin est professeure émérite à l’Université Duksung (Séoul, Corée du Sud), critique de théâtre et dramaturge. Elle est actuellement responsable du programme de Drama Art Therapy à l’Institut catholique de rééducation fonctionnelle. Elle a publié, entre autres ouvrages, Le Surréalisme, La Structure du texte théâtral, Lire le théâtre contemporain coréen, Artaud et le théâtre de la cruauté, Le théâtre français au 20e siècle.
Copyright © 2016 Hyun-sook Shin
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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