Nele Wynants*
« Quelqu’un nous a remercié parce que nous lui avions permis de voir à travers les yeux de sa bien-aimée », déclara Eric Joris dans une interview. L’artiste y parlait de W (Double U), un spectacle interactif impliquant deux visiteurs qui échangent leur champ de vision respectif à l’aide de lunettes vidéo immersives spécialement développées à cet effet (ill.1-3). Ce faisant, les participants étaient capables d’observer et de découvrir le monde du point de vue de leurs compagnons. L’on pouvait « se voir à travers les yeux de quelqu’un d’autre », pour citer le titre de cette interview dans un journal belge qui annonçait la « performance de technologie de pointe » de CREW, la compagnie de théâtre de Joris[1]. Le spectacle a été réalisé dans le cadre de Fantastic Illusions. Die Sehnsucht im Bild zu sein, une exposition à Courtrai[2] pour laquelle les curateurs avaient rassemblé différentes créations d’artistes occidentaux et chinois autour du désir du spectateur de disparaître dans l’image (ill.4). À la base de ce projet se trouvait la relation entre l’art et la technologie numérique.
Le sous-titre de l’exposition, Die Sehnsucht im Bild zu sein (le regret d’être dans l’image), exprime le désir d’une grande partie de l’art contemporain de plonger le spectateur ou le visiteur dans un univers esthétique. Il traduit la possibilité imaginaire de rentrer dans un tableau, le regard du spectateur suivant de manière irrésistible le chemin qui mène à travers le paysage pictural. Le titre répond, également, au désir du spectateur d’être emporté par une mer sonore, d’être envahi par des images ou de faire partie d’un récit. Le théâtre technologique de CREW correspond à cet ancien désir. Avec son « équipe » Eric Joris explore systématiquement les frontières des arts du spectacle et des nouvelles technologies, du théâtre, du cinéma et des nouveaux médias. Le public atteint le cœur battant de l’activité théâtrale en passant par des espaces inquiétants et des tableaux impressionnants. C’est tout un jeu d’impressions visuelles, auditives et tactiles qui plongent le spectateur dans le doute, incertain quant à sa propre place dans l’ensemble.
Immersion et théâtre, ces deux concepts semblent appartenir à deux domaines très différents. L’immersion est le mot d’ordre de la culture médiatique contemporaine au sein de laquelle l’existence d’une réalité parallèle, virtuelle gagne progressivement du terrain, a fortiori depuis que l’ordinateur, entre autres grâce à l’arrivée d’Internet dans les années nonante, est devenu à l’échelle mondiale notre moyen de communication central. À l’aide des applications techniques, il est possible de créer au sein de ces médias de masse des environnements virtuels permettant à l’utilisateur de naviguer lui-même et de communiquer avec d’autres utilisateurs. Grâce à la virtual reality, avancée comme comme étant le fantasme de ce développement, le désir d’immersion a acquis une nouvelle signification. Les installations immersives aux allures féeriques de l’artiste canadienne Char Davies sont parmi les jalons cruciaux de l’histoire récente de l’art virtuel. Dans Osmose (1995) et Ephémère (1998), le spectateur, en l’occurrence un immersant, navigue, muni de lunettes vidéo et d’un scaphandre, à travers un univers graphique de paysages végétatifs, de pièces d’eau, de flore forestière, mais également de structures géographiques abstraites et de scènes textuelles.
Immersion d’une perspective historique
Même si l’immersion est aujourd’hui principalement associée à la réalité virtuelle et aux environnements de jeu interactifs, il s’agit d’un concept ancien que l’on retrouve dans tous les médias. Le mot descend du latin tardif immersio(n), immergere[3], qui signifie « disparaître sous l’eau, boire la tasse ». C’est la sensation que nous éprouvons lorsque nous plongeons la tête sous l’eau et que nous baignons dans un autre univers. Au sens métaphorique, le concept exprime l’expérience d’être immergé dans un univers narratif littéraire, dramatique, cinématographique, simulé par ordinateur, etc. Plus globalement, l’immersion présuppose de la part du spectateur, du lecteur ou de l’auditeur un abandon volontaire à l’univers de la narration. D’où la définition souvent psychologique (narratologie) ou spatiale (théorie de l’art) de ce principe.
Les principes esthétiques de l’art immersif émanent donc d’une longue tradition. Depuis l’Antiquité, des artistes développent des stratégies d’image illusionnistes invitant les spectateurs à devenir, sur le plan spatial et cognitif, des participants à un environnement pictural. À cette fin, ils utilisent des effets visuels, des astuces narratives ou artistiques qui font du spectateur ou du visiteur des participants à un récit, à un tableau ou à un espace d’images. Songeons, par exemple, aux fresques murales de l’Antiquité romaine. La frise géante dans la Villa dei Misteri à Pompéi (environ 60 av. Jésus Christ) est un exemple emblématique d’un espace d’illusions historique. Les quatre murs de la pièce représentent des figures mythologiques peintes grandeur nature. Une succession de tableaux évoque des jeunes filles qui s’adonnent à une série d’actions rituelles qui les initient aux mystères du culte de Dionysos. Les tableaux entourent le spectateur spatialement, tout en l’impliquant dans les rituels dionysiaques au moyen d’un jeu de regards croisés (ill.5).
Ces fresques, tout comme les peintures de plafonds baroques, annoncent le panorama moderne. Le panorama, genre artistique devenu très populaire au cours de la seconde moitié du 19e siècle, est un tableau en forme de cylindre offrant une vue panoramique sur un paysage, une mer ou un événement historique. Ce genre de tableaux était exposé dans des rotondes spécialement prévues à cet effet. Par exemple, le panorama La destruction de Pompéi par l’éruption du Vésuve (1887) représente la ville de Pompéi au moment de la menace, lorsque la population s’enfuit vers la côte, alertée par l’éruption brutale du Vésuve en l’an 79 de notre ère[4]. Le panorama paraît, à son tour, le précurseur direct des pavillons à coupole destinés au divertissement cinématographique immersif. Avec le développement de l’image en mouvement, l’architecture à coupole atteint son apogée dans des constructions mégalomanes telles que Cinéorama (Exposition Universelle de Paris, 1900), le Futurama (Exposition Universelle de New York, 1939), le Pepsi Pavilion (Exposition Universelle d’Osaka, 1970) et l’Omnimax Theater (1984), précurseur de l’actuel IMAX Dome et du CAVE virtuel.
Voilà pourquoi différents auteurs prônent aujourd’hui une perspective historico-artistique sur les médias numériques. Plus particulièrement, l’ouvrage d’Oliver Grau Virtual Art. From Illusion to Immersion[5] ainsi que celui d’Alison Griffiths Shivers Down Your Spine: Cinema, Museums, and the Immersive View[6] sont des ouvrages de référence dans la théorie des arts et des médias parce qu’ils inscrivent les tendances virtuelles de l’art médiatique dans l’histoire de l’art. Les deux auteurs partagent une conception explicitement spatiale de l’immersion, définie comme « images intégrant le spectateur dans un espace d’illusion de 360° marqué par une unité de temps et d’espace »[7]. En même temps, ils admettent, en conformité avec les principes narratologiques, que l’immersion est également un phénomène mental. D’après Griffith, il s’agit de la « sensation d’assister à une scène, de la discordance cognitive provoquée par l’impression d’être ailleurs, alors qu’on sait très bien qu’on n’a pas bougé, et par l’oubli des effets de médiation de la technologie »[8].
Tant l’étude de Griffith que celle de Grau reposent sur une approche particulièrement large et interdisciplinaire. Compte tenu de la grande diversité d’exemples et de la richesse de détails, il est d’autant plus remarquable que les deux historiens des arts et médias ne s’intéressent guère aux pratiques théâtrales. Ils négligent les aspects théâtraux des environnements immersifs et aussi le théâtre immersif en tant que pratique artistique. En effet, le théâtre et les autres environnements « non-hermétiques » ne sont même pas considérés comme forme d’art immersif. D’après Grau, le théâtre appartient à la catégorie d’images « where the medium is readily recognizable »[9]. Tout comme c’est le cas du diorama et de la télévision, le théâtre est délimité par un cadre qui indique clairement la frontière par rapport au spectateur. De cette manière, ces formes de médias excluent formellement le spectateur et ne répondent pas aux idéaux de l’immersion et de la virtual reality. Grau souligne donc la distinction entre l’art délimité par un cadre et l’art qui, au niveau spatial, inclut le spectateur. Ces deux catégories débouchent, respectivement, sur une mise à l’écart ou sur une implication émotive face à l’œuvre d’art. Mais cette dichotomie formelle paraît intenable lorsqu’il s’agit de formes de théâtre immersif. En effet, force est de constater que, depuis la percée des technologies numériques, les arts du spectacle n’ont pas échappé à la mode de l’immersion, de l’interaction et de la réalité virtuelle.
Théâtre immersif
Au sein du théâtre même, l’immersion était initialement la traduction de la promesse technologique d’une réalité virtuelle, « un médium voué à disparaître »[10]. D’après McKenzie, l’immersion est le trait distinctif des performances VR dans lesquelles l’action humaine est déterminée, au moyen de prothèses, par son rapport à la performance de l’ordinateur[11]. Dans le sillage de cette évolution, on a vu naître des formes de théâtre intermédiales où la technologie innovatrice est mise à profit pour remettre en question les traditions théâtrales établies[12]. Dans ce contexte, la technologie numérique apparaît comme le dénominateur commun d’un éventail de spectacles de théâtre accordant un rôle central à l’ordinateur. Se dessine ainsi une jeune tradition qui associe l’immersion presque automatiquement à la technologie et à la réalité virtuelle. De ce fait, un grand nombre de spectacles immersifs ne sont pas pris en considération, à savoir les spectacles ne privilégiant pas tant la technologie mais bien le spectateur lui-même.
Le recours à la technologie comme critère distinctif et l’association automatique du théâtre immersif à sa condition numérique font entrer la théâtralité et l’immersion dans une relation tendue vis-à-vis l’une de l’autre. À y regarder de plus près, ce rapport de forces résulte d’un regard qui est propre, respectivement, aux environnements théâtraux ou immersifs. Les deux concepts paraissent en effet l’exact contraire l’un de l’autre : le spectateur d’un environnement immersif se situe à l’intérieur de l’image, alors que le théâtre en tant que spectacle s’observe selon une perspective encadrée, vue de l’extérieur. Or, il s’agit là d’une conception uniquement applicable à une définition classique du théâtre. C’est ainsi que, dans son Dictionnaire du théâtre, Patrice Pavis revient à l’origine grecque du mot « théâtre », ce qui lui permet d’ancrer le phénomène théâtral dans la position du regard. Le theatron était, notamment, l’endroit d’où le public regardait une action représentée. Cette relation entre l’objet représenté et le lieu depuis lequel on regarde, est ce que Pavis appelle le nœud du « dispositif théâtral » :
Le théâtre est bien, en effet, un point de vue sur un événement : un regard, un angle de vision et des rayons optiques le constituent. Ce n’est que par déplacement du rapport entre regard et objet regardé qu’il devient le bâtiment où a lieu la représentation.[13]
D’après ce schéma spatial qui fait de la perspective du spectateur le lieu de théâtralité, le théâtre et l’immersion semblent présupposer deux perspectives opposées.
Pourtant, au sein des arts du spectacle occidentaux, on observe une tendance à l’immersion incarnée par des spectacles qui n’exigent pas des spectateurs de regarder le spectacle depuis l’extérieur, mais qui les installent délibérément au cœur de l’action. Un regard rapide jeté sur les brochures récentes des saisons culturelles nous apprend qu’un nombre frappant de spectacles actuellement à l’affiche en Belgique – que ce soit des productions internationales ou nationales – jouent sur l’écart séparant la scène de la tribune. Ces spectacles décalent d’un cran les cadres de théâtre traditionnels et mettent le public au cœur du dispositif théâtral en lui accordant un rôle de protagoniste ou du moins de participant à l’événement théâtral. Ces spectacles se situent à cheval entre les arts du spectacle, l’art de la vidéo et l’installation. Ils mettent à l’épreuve les relations spatiales et mettent le corps du spectateur – ici plutôt du visiteur, participant, voyageur, habitant ou co-acteur – au cœur du jeu sensoriel. La dite perspective théâtrale est mise à l’envers. Dans ce contexte, les metteurs en scène se servent souvent d’anciens et de nouveaux médias et établissent ainsi une relation interactive avec le spectateur.
Sur le plan international, le « théâtre d’expérience » de l’anthropologue colombien Enrique Vargas figure probablement comme l’une des références les plus importantes d’un théâtre immersif se concentrant complètement sur la sensation par les spectateurs. Vargas parvient à titiller les sens et les nerfs tactiles des spectateurs sans recourir à des moyens techniques importants. La seule manière de parcourir son labyrinthe (installé au Time festival à Gand en 2003) était en marchant à tâtons. Les personnages étranges rencontrés en cours de route déroutaient littéralement les visiteurs, en les touchant et en les invitant à sentir, goûter et tâter. L’expérience de ce parcours entièrement plongé dans le noir était hyper-individuelle, comme le montrent plusieurs comptes rendus : « l’on erre à travers sa propre fantaisie, l’on redécouvre l’imagination liée à l’émotion »[14] ; « une manipulation subtile et très réussie des sensations »[15] ; « une expérience que l’on ne saurait décrire mieux que comme une expérience intime »[16].
Vargas représente une tendance récente, incarnée par des metteurs en scène visant une manière explicitement corporelle de regarder et de ressentir[17]. En Flandre, l’une des références importantes est sans aucun doute le Sprookjesbordeel (2002) de Peter Verhelst (Bordel des contes de fées). Inspiré par les codes comportementaux d’un bordel, l’auteur-metteur en scène a monté un spectacle extrêmement intime. Après que le spectateur ait individuellement fixé rendez-vous et payé cash à l’arrivée, il était conduit dans une chambrette où un masseur ou une masseuse s’employait à un « massage de contes » de huit minutes. À cause de la relation binaire entre le spectateur et l’acteur, le théâtre narratif traditionnel fusionne avec le théâtre physique d’expérience pour se muer dans une expérience sensorielle stimulante. Une fois l’observation visuelle neutralisée, les visiteurs entendaient les textes des contes de fée de Verhelst qu’on leur chuchotait à l’oreille, avec, en arrière-fond, un décor sonore d’Eavesdropper. En même temps, l’espace s’emplissait d’odeurs de confiserie. À travers la fusion du texte, du son, de l’odeur et de l’expérience tactile de contacts sensuels, les auteurs visaient une expérience synesthétique ne privilégiant aucun canal sensoriel en particulier. C’est ainsi que Verhelst concrétise son plaidoyer pour un autre type de théâtre qui se montre plus attentif au corps du spectateur. Le Sprookjesbordeel a inauguré dans nos contrées une nouvelle tradition de théâtre sensoriel ou de théâtre d’expérience.
Ce genre de spectacles binaires n’est plus une exception dans le paysage théâtral contemporain – même si ces pratiques invitent souvent à sortir des salles de théâtre classiques au profit d’autres lieux tels que l’espace derrière la scène, les couloirs, le foyer, voire la rue. Voilà en tout cas ce qui caractérise l’œuvre du Britannique Ant Hampton. Au travers de ce qu’il appelle son « autoteatro », Hampton a développé une forme de théâtre sans acteurs professionnels et sans scène, impliquant seulement deux spectateurs qui jouent une pièce dont ils sont le seul public (ill.6). Dans The Bench (2011) le spectateur est invité à se rendre, à l’heure fixée, muni d’un appareil de musique portatif, à un banc dans l’espace public où une rencontre a été réglée pour lui. Dans ces pièces, le son constitue le guide qui dirige le spectateur, devenu le protagoniste de la narration, à travers l’espace public, un espace qui se voit théâtralisé sous l’effet du décor sonore.
Le théâtre documentaire interactif de Rimini Protokoll est également exemplaire dans ce contexte. Le travail de ce collectif de metteurs en scène sort régulièrement des cadres tracés par les conventions théâtrales. La majorité de leurs projets sont réalisés sur le terrain, dans des lieux publics ou semi-publics, tels que la promenade guidée à travers la ville, ou sont des pièces radiophoniques ou des installations interactives. La compagnie s’est forgée une réputation avec la fameuse production Call Cutta (2005), qu’elle appelle un « mobile phone theatre » (ill.7). Dans ce spectacle, un spectateur de théâtre est guidé à travers les rues de Berlin, via un appel sur un téléphone mobile venant d’un centre d’appels situé à Calcutta. Le spectacle mélange de manière intelligente l’histoire personnelle, fictionnelle de l’agent du centre d’appels à des faits et personnages historiques, des dialogues personnels et des revirements improbables. Plus généralement, la compagnie thématise l’impact d’une politique et d’une économie globalisée sur notre réalité et lance au visiteur le défi de prendre position vis-à-vis de la globalisation.
Il ne s’agit là que d’un aperçu rapide de l’offre diversifiée du paysage du théâtre (interdisciplinaire) occidental contemporain. Néanmoins, il ressort de ces exemples une attention prononcée pour le rôle du spectateur dans l’événement théâtral. La diversité formelle s’exprime par différents dénominateurs, tels que théâtre sensoriel, auto-théâtre, théâtre d’expérience ou immersif, théâtre interactif ou spectacle binaire. Aucune de ces dénominations ne couvre l’ensemble du domaine. Le lecteur critique remarquera que tout événement théâtral s’adresse automatiquement à nos sensations, est orienté vers un spectateur et, si c’est un bon spectacle, plonge le spectateur dans la narration théâtrale et lui procure ainsi une expérience individualisée. Ce qui relie entre elles l’hétérogénéité des spectacles dits immersifs, c’est le rôle central accordé au spectateur, considéré comme un participant actif. La mise en évidence du spectateur signifie non seulement un changement de perspective, de regard, mais encore une nouvelle implication, plus interactive, du spectateur vis-à-vis de l’événement théâtral.
Interaction : Théâtralité et ritualité
Les formes interactives de théâtre brisent la séparation entre la scène et le public et visent activement la confrontation avec le spectateur. Cela nous amène à une autre définition du théâtre qui s’affranchit de la configuration spatiale des salles de théâtre classiques. Paradoxalement, l’histoire de l’art offre une issue saisissante. Au cours des dernières décennies, les historiens de l’art ont manifesté une attention accrue à la relation entre l’œuvre d’art et le spectateur. Il est remarquable que cette relation soit souvent analysée en termes théâtraux, l’œuvre d’art étant considérée comme un jeu, une mise en scène et un objet interprété devant un public[18]. Dans ce discours historico-artistique, la théâtralité fonctionne comme une méthode heuristique permettant de mettre en évidence l’interaction entre l’art et le spectateur.
Dans ce contexte, une référence importante est Michael Fried, auteur de l’ouvrage polémique Art and Objecthood[19]. Fried se montre très critique face à la relation de dépendance d’une œuvre théâtrale et de ses spectateurs. En adoptant un point de vue moderniste, Fried parle de la « dégénérescence » de tout art qui s’ouvre à des conditions théâtrales. Il définit l’aspect théâtral comme une relation particulière entre le spectateur en tant que sujet et l’œuvre en tant qu’objet, une relation se produisant à un moment donné dans le temps et ayant une certaine durée. Selon cette conception, la théâtralité d’une œuvre d’art plastique, que ce soit un tableau ou une sculpture, réside dans la reconnaissance explicite du spectateur présent. Elle rappelle la présence du spectateur qui regarde. Formulée de manière positive, la théâtralité exprime une interaction entre l’œuvre et le spectateur. La théâtralité s’entend comme une dynamique interactive, engendrée par l’objet du regard. Les formes de théâtre dont nous avons discuté sont donc très proches de l’immersion en tant que pratique artistique. Dans les deux cas, l’objectif est de permettre une interaction explicite avec le spectateur. Ainsi considérées, l’immersion et la théâtralité sont les deux faces de la même médaille. Il s’agit de formes de théâtre qui recoupent dans une grande mesure d’autres disciplines artistiques, telles que l’art de l’installation et la vidéo.
L’exemple clé de l’histoire récente du théâtre « immersif et interactif » est sûrement le théâtre d’environnement de Richard Schechner (environmental theatre). Par ce terme, Schechner définissait un mouvement au sein du paysage théâtral des années soixante. Ces années bouillonnantes ont tenté de redéfinir la relation traditionnelle avec les spectateurs en étendant de différentes manières leur rôle et la place qu’ils avaient dans l’événement théâtral. Dans ses réflexions sur la relation entre l’art et la politique, Schechner s’est surtout concentré sur l’origine rituelle du théâtre. D’après l’auteur, le théâtre peut être une fête, de nature orgastique, voire collective. Le théâtre est capable de canaliser l’énergie sociale et de la redistribuer, de générer de l’action ou de neutraliser l’incitation à l’action. Mis entre les mains de ceux qui savent comment l’utiliser, il peut devenir une arme puissante de contrôle public ou, inversement, de changement radical[20].
Avec le Performance Group, Schechner a (ré)introduit une tradition participative permettant aux spectateurs de prendre part à un spectacle ritualisé pour dégager un effet libérateur. Dans Dionysos en 69, l’une de leurs premières performances, connues comme l’une des plus radicales, le groupe visait à produire, d’une part, un impact communautaire et, d’autre part, une innovation radicale par son incitation à la révolution sociale (ill.8). Avec l’adaptation des Bacchai (les Bacchantes) d’Euripide, le Performance Group s’est laissé guider par le principe d’une représentation proposant au public une danse extatique et invitant ce dernier à y participer. L’objectif était d’offrir une « politics of ecstasy », une expérience rituelle destinée à libérer le public participant de l’emprise du contrôle exercé par le système social conformiste. À différents moments du spectacle, le spectateur était convié à prendre part à quelques scènes ou à intervenir activement dans l’intrigue. C’est ainsi que le dénouement du conflit opposant Penthée à Dionysos a été mis entre les mains du public. Si une spectatrice féminine s’avançait pour prendre la défense du roi et se disait prête à lui faire l’amour sur place, la cause serait tranchée en faveur du roi.
Ce n’est sans doute guère une coïncidence si un spectacle immersif recourt aux thèmes rituels classiques dont ce demi-dieu était l’une des figures centrales. Dionysos est le dieu du brouillage des frontières, de l’ébriété et de l’extase, de la folie et de la soif d’immersion[21]. La présence de Dionysos brouille les frontières et fait naître ce que Victor Turner a appelé la liminalité, un entre-deux, une situation de seuil ou « une zone de transition entre la réalité rationnelle et connaissable et le pays du rêve ou de l’inconnaissable »[22]. Autrement dit, Dionysos attire le spectateur vers l’intérieur d’une expérience rituelle. C’est ainsi qu’on voit naître ce que George Segal appelle « Dionysiac Poetics », « une expérience qui implique les redoublements, les ambiguïtés, l’imbrication de contraires l’un dans l’autre qui constituent l’essence de Dionysos même »[23]. La joie du chant dionysiaque et le plaisir du vin et de l’extase dionysiaque sont pleins de contradictions, affirme Segal, mais permettent d’accéder à des zones inconnues, illimitées, au-delà du cadre réglementé de la polis grecque, des zones où l’individu se perd en s’adonnant totalement à cette joie. Voilà précisément l’effet recherché par Schechner par le biais de son adaptation du mythe de Dionysos. Le spectacle devait générer un impact communautaire et le culte du mystère dionysiaque offrait le refuge privilégié pour réaliser cet exercice rituel.
La conception suivant laquelle l’art joue un rôle sociétal et est capable d’engendrer une révolution sociale à l’aide de l’interaction et de la participation était complètement en phase avec l’air du temps. Le climat révolutionnaire des années soixante se reflète dans le réseau d’artistes autour de happenings et de performances Fluxus, tels que Joseph Beuys et ses « sculptures sociales » ainsi que sa célèbre devise « tout le monde est un artiste ». Ces artistes utilisaient tous un discours accordant une grande importance à la démocratisation de l’art, à l’émancipation du public et à la critique des médias de masse. La tendance à l’interactivité a été marquée par le choix de placer le spectateur au cœur de l’œuvre d’art (happening, installation, performance). De cette façon, le spectateur n’est pas seulement repris dans l’œuvre comme un objet du regard, mais également comme un participant et intervenant actif. Les visiteurs se voient eux-mêmes reflétés dans l’œuvre, ils sont impliqués dans l’action, ou deviennent, pour le dire avec un néologisme d’Augusto Boal, un « spectaCteur »[24].
Limites d’une dramaturgie interactive
Jusqu’à présent, les conséquences artistiques d’une dramaturgie interactive n’ont guère fait l’objet d’études approfondies[25]. Pourtant, il existe différentes possibilités d’interaction théâtrale et, depuis longtemps, elles ne sont plus une exception au sein du paysage théâtral occidental. Rien que la possibilité pour le spectateur de déambuler à travers un parcours théâtral crée un déroulement dramatique qui est radicalement autre. Or, le rôle participatif ne rencontre pas le même enthousiasme chez tout le monde. Nous reconnaissons tous le sentiment de malaise qui nous envahit lorsqu’un acteur nous regarde droit dans les yeux et nous apostrophe directement pendant un spectacle. Lorsque, de surcroît, on nous demande d’intervenir réellement, il n’est pas surprenant de constater qu’une partie du public rechigne à le faire.[26]
Dès 1970, Schechner a affirmé que ni l’acteur ni le spectateur ne sont « entraînés » pour permettre d’atteindre au théâtre un degré d’interaction complexe. Il n’existe pas de cadre cognitif ni de scénario social nous disant ce qu’il faut faire ou quel rôle il faut assumer dans un spectacle immersif. Le théâtre est en fait un jeu réglementé, fondé sur des accords implicites quant au rôle généralement limité du spectateur et à son rapport avec l’événement. En même temps, ces règles tacites servent à garantir, au sein de l’espace et du temps de jeu clairement délimité, la plus grande liberté possible. Aussitôt qu’on essaie de déplacer les frontières de ce format théâtral établi, on sème la confusion, le doute ou le désarroi en ce qui concerne les relations entre le public et les créateurs de théâtre, entre l’espace du public et l’espace théâtral. Cette situation de malaise nous fait surtout prendre conscience de ce que Nicholas Redout a décrit comme « la pure folie de la rencontre théâtrale »[27]. Dans ces moments, la machine théâtrale se manifeste de manière explicite et éreinte l’illusion théâtrale. Dans le meilleur des cas, il en résulte un méta-théâtre qui rompt avec le format du théâtre classique, confond notre mécanisme cognitif du regard et rend le spectateur davantage conscient des cadres et des règles d’interaction sociales autrement implicites. Dans le pire des cas, le spectateur se sent mal à l’aise, méconnu ou offensé.
Il est dès lors nécessaire que les metteurs en scène du théâtre immersif prennent le temps et l’espace pour permettre aux spectateurs de se familiariser avec l’environnement inhabituel (comme c’était le cas lors de la longue scène d’ouverture de Dionysos en 69), d’expliquer clairement les règles du jeu au préalable (comme dans le techno-théâtre de CREW) ou de voir un autre contexte social devenir le cadre du spectacle (comme la conversation téléphonique avec un agent de centre d’appel dans Call Cutta de Rimini Protokoll). Si ces conditions sont remplies, elles permettent le développement d’un nouveau cadre, un espace de jeu au sein duquel le spectateur peut lui-même assumer un rôle dans un contexte capable de transformer les tensions entre l’intérieur et l’extérieur, l’actif et le passif, l’immersion et la théâtralité en des relations dynamiques.
Notes de fin
[1] Vankersschaever, Sarah, “Jezelf zien door de ogen van een ander”, De Standaard, 10 déc. 2009.
[2] L’exposition a été présentée du 14 novembre 2009 au 7 février 2010 au Broelmuseum, Courtrai (Belgique) et composée par les commissaires d’exposition Christophe De Jaeger (Inventie) et Art Yan (Shanghai eArts Festival).
[3] Oxford Dictionaries Online (2011) : « from late Latin immersio(n-), from immergere “dip into” ».
[4] Brochure de Panorama Plantage Amsterdam : Panorama van de Verwoesting van Pompeji door de uitbarsting van den Vesuvius, 1887, 11 (Archives municipales Amsterdam). Ce panorama a été réalisé par le célèbre peintre de panoramas Charles Castellani.
[5] Grau, Oliver, Virtual Art: From Illusion to Immersion. Cambridge, Mass.: MIT Press, 2003.
[6] Griffiths, Alison, Shivers Down your Spine: Cinema, Museums, and the Immersive View. New York: Columbia University Press, 2008.
[7] Grau, op. cit., p.13, traduction.
[8] Griffiths, op. cit., p. 4, traduction.
[9] Grau, op. cit., p.14.
[10] Bolter, Jay David & Richard Grusin, Remediation: Understanding New Media, Cambridge, Mass.: MIT Press, 1999 : 21, trans. « a medium whose purpose is to disappear ».
[11] McKenzie, Jon, “Virtual Reality: Performance, Immersion, and the Thaw.” The Drama Review: TDR, 1994, 38 : 83 – 106.
[12] L’impact de la technologie digitale sur les scènes de théâtre a été étudié dans Gabriella Giannachi, Virtual Theatres, London : Routledge, 2004 ; Matthew Causey, Theatre and Performance In Digital Culture: From Simulation to Embeddedness, London : Routledge, 2006 ; Steve Dixon, Digital Performance, Cambridge, Mass. : MIT Press, 2007 ; Bay-Cheng et al., Mapping Intermediality in Performance, Amsterdam : Amsterdam university press, 2010.
[13] Pavis, Patrice. Dictionnaire du théâtre. Paris : Armand Collin, 2004 : 359.
[14] Vanhaesebrouck, Karel, “Snuffelen op handen en voeten. Het Labyrint van Enrique Vargas.” Theater & Educatie, 2004, 10 : 56-59, traduction.
[15] T’Jonck, Pieter, “Klapstuk ‘99; veel verleiding, weinig kritische zin.” Etcetera, 1999, 70 : 55, traduction.
[16] Van Campenhout, Elke, “De intieme ervaring.” Etcetera, 2003, 89 : 14, traduction.
[17] Il existe évidemment encore d’autres exemples dans l’histoire de théâtre récente. Ainsi, Antonin Artaud (1896–1948) est l’auteur, avec son «théâtre de la cruauté», d’expérimentations formelles au moyen desquelles il voulait dégager les angoisses et les pulsions primitives du public.
[18] Van Eck, Caroline & Bussels, Stijn, “The Visual Arts and the Theatre in Early Modern Europe.” Art History, 2010, 33 : 11– 25.
[19] Fried, Michael, Art and Objecthood: Essays and Reviews. Chicago : University of Chicago Press, [1967] 1998.
[20] Schechner, Richard. “The Politics of Ecstasy.” Public Domain: Essays on the Theatre. Indianapolis: Bobbs-Merrill, 1969 : 213.
[21] L’histoire de Dionysos est surtout connue grâce aux Bacchai d’Euripide, la source la plus importante en ce qui concerne le mythe original précédant la tragédie. Dans le monde grec, Dionysos a toujours été un dieu relativement peu connu qui n’a apparemment jamais été accepté comme un membre à part entière de l’Olympe. En tant que divinité il apparaît dans la manifestation animale d’un taureau, d’un serpent ou d’un lion (Segal, Charles. 1997. Dionysiac Poetics and Euripides’ Bacchae. Princeton, N.J.: Princeton University Press). Au sujet de son origine, il existe plusieurs versions contradictoires, voir entre autres : Ijsseling, Samuel, Apollo, Dionysos, Aphrodite en de anderen: Griekse goden in de hedendaagse filosofie. Amsterdam: Boom 1994; Decreus, Freddy, Ritueel theater of de droom over onze verloren oorsprong. Gent: Academia Press, 2009 ; et Zeitlin, Froma, “Dionysus in 69” Dionysus Since 69: Greek Tragedy at the Dawn of the Third Millennium, Edith Hall et al. Oxford : Oxford University Press, 2004.
[22] Decreus 2004, op. cit., traduction.
[23] Segal 1997, op. cit., p. 20, traduction.
[24] Boal, Augusto, Theatre of the Oppressed, Londres, Pluto Press, [1973] 1993.
[25] Les aspects interactifs de notre culture médiatique actuelle ont surtout été abordés dans une perspective narratologique et du point de vue des théories du jeu, de la media théorie, ainsi que dans des études de média-archéologie. Au sein des sciences du théâtre, je renvoie à l’entrée « interactivity » dans Sarah Bay-Cheng et al. Mapping Intermediality in Performance. Amsterdam : Amsterdam university press, 2010 : 186. Voir également Steve Dixon, Digital Performance, Cambridge, Mass. : MIT Press, 2007 ; et Bouko, Catherine, « Interactivity and immersion in a media-based performance », Journal of Participation and Reception Studies, 2014, 11 : 254–269.
[26] Dans « The Rise of the Character named Spectator » (2008), Sophie Nield commente une discussion à l’occasion de The Factory de la Badac Theatre Company, un spectacle de théâtre immersif monté au festival d’Edimbourg en 2008.
[27] Ridout, Nicholas, Stage Fright, Animals and Other Theatrical Problems. Cambridge : Cambridge University Press, 2006 : 87, traduction.
*Nele Wynants est chercheuse postdoctorale (chargée de recherche du F.R.S.-FNRS) à l’Université Libre de Bruxelles (Arts du spectacle vivant) et l’Université d’Anvers (Research Centre for Visual Poetics). Ses recherches portent en particulier sur le théâtre scientifique, les formes intermédiales et le théâtre flamand contemporain. Elle a publiée plusieurs articles sur les artistes travaillant à l’intersection du théâtre, du cinéma et des arts médiatiques.
Copyright © 2016 Nele Wynants
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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