Michel Vaïs*
Quills de Doug Wright. Traduction : Jean-Pierre Cloutier ; mise en scène : Robert Lepage et Jean-Pierre Cloutier. Avec Jean-Pierre Cloutier, Érika Gagnon, Pierre-Olivier Grondin, Robert Lepage, Jean-Sébastien Ouellette et Mary-Lee Picknell.
Alors que je me faisais une joie de voir, le 15 avril au Festival Shakespeare de Bucarest, Hamlet Collage – adaptation par Lepage de la pièce de Shakespeare jouée depuis décembre 2013 par l’acteur russe Evgueni Mironov au Théâtre des Nations de Moscou –, voilà que le spectacle est annulé pour des raisons financières ! Et moi qui comptais en tirer un article pour Scènes critiques…
Heureusement, j’avais d’autres spectacles signés Lepage à mon agenda ce printemps, puisqu’à la fin avril débutera à Montréal la présentation de 887, solo autobiographique dont la critique étrangère, notamment française, a dit le plus grand bien. Mais avant de m’en délecter, un autre spectacle, cosigné Lepage – et, chose plus rare, joué par lui avec d’autres acteurs – arrive à Montréal. Après la ville de Québec, où il a créé ce nouveau spectacle (12 janvier au 6 février 2016), Lepage est à l’Usine C de Montréal du 16 mars au 9 avril, puis s’envolera vers la France (à Lyon du 16 au 18 juin). Entre temps, 887 sera joué en solo par Lepage à Ottawa du 12 au 16 avril, puis dans deux villes du Japon en juin et en juillet. Ouf !
Une histoire arrangée
Le mot quill en anglais signifie le penne, ou la plume d’oie avec laquelle on écrit. La pièce du Texan Doug Wright n’est pas nouvelle. Elle remporta des prix en 1995 avant de faire l’objet d’un film (plutôt sage) et a été traduite dans plusieurs langues mais jamais encore en français. Écrite alors que la censure aux États-Unis entravait la liberté d’expression (c’est l’époque où, en plus de pousser à la réduction de l’aide aux artistes, Jesse Helms fit adopter la loi Helms-Burton imposant un embargo sur Cuba), l’œuvre a trouvé une résonance dans le Canada de Stephen Harper, ex-premier ministre conservateur qui a réduit l’expression artistique à un niveau que ne renieraient pas les Républicains américains. En outre, plus particulièrement dans la ville de Québec, Lepage et Cloutier ont voulu stigmatiser le climat délétère incessamment distillé par les radios poubelles, en exposant le combat extrême de Sade pour la libre expression.
Wright, qui prend quelques libertés avec l’histoire, ne montre le marquis de Sade qu’à l’asile de Charenton, pendant les dernières années de sa vie. Poussé par un irrépressible désir d’inventer des histoires érotiques d’une cruauté épouvantable, Sade demeure dans sa cellule sous la bienveillante surveillance de l’abbé de Coulmier (joué par Cloutier), qui croit à la rédemption par l’art littéraire. Grâce à une situation financière avantageuse, il y jouit d’un certain confort : lit à baldaquin, draps de soie, vin à volonté. Et surtout, les visites quotidiennes d’une jeune lavandière court-vêtue, Madeleine, lui permettent d’écouler ses écrits qui font les délices de la jeune fille autant que ceux de sa mère aveugle. En échange, la lavandière lui donne un baiser par page.
Mais le médecin qui dirige l’asile de Charenton, alerté par les autres fous qui donnent corps aux perversions imaginées par Sade, ne l’entend pas ainsi. Poussé par la femme du marquis – qui le gratifie de sommes trébuchantes lui permettant de se faire construire un château et ainsi retenir une épouse volage –, il tente d’empêcher Sade d’écrire. Mais cela, sans jamais le rencontrer ! Voilà donc l’abbé forcé de serrer la vis à son plus célèbre pensionnaire : il lui enlève sa plume et ses feuilles de papier. Qu’à cela ne tienne : Sade écrira sur ses draps, avec son sang, grâce à une aiguille laissée sous son matelas par sa lavandière. On lui supprime les draps ; il écrit sur ses vêtements. On le force à se déshabiller. Il écrit alors sur les murs de sa cellule avec ses selles mêlées à de l’urine. Placé dans un cachot exigu, il dicte ses histoires abracadabrantes à son voisin, qui les redira à son voisin opposé, et ainsi de suite jusqu’à la lavandière qui les transcrit fidèlement… quoiqu’un peu déformées par tous ces relais improbables.
C’est alors que, toujours sous l’impulsion de madame de Sade, on coupe la langue à son mari. Ensuite, ce seront ses deux mains, ses deux pieds, enfin son sexe et même sa tête que l’on apportera en triomphe à l’exigeant médecin qui, de son côté, sera de plus en plus soupçonneux, poussé par les infidélités de son épouse avec le jeune architecte chargé de construire son château qui s’avère fort dispendieux. On est là dans la fiction pure puisqu’en réalité, Sade est mort d’un œdème pulmonaire, avec tous ses morceaux.
Le texte, d’une grande force, résulte d’un travail rigoureux en français du 18e siècle. Les interprètes, au nombre de six, se multiplient pour évoquer les douzaines de personnages de l’asile de Charenton pendant la Révolution. Le jeu de tous est très convaincant, mais c’est Lepage surtout qui déploie l’étendue de son talent d’acteur en montrant un personnage enjoué et langoureux, sûr de lui, lumineux, quasiment tendre, malgré la fange littéraire dans laquelle il se vautre. Lepage passe le dernier tiers de la pièce au moins (elle dure deux heures vingt, sans entracte) dépouillé de tout, donc absolument nu. Et l’alopécie du comédien (une absence complète de poils et de cheveux dont on l’a diagnostiqué en bas âge) rend encore plus forte l’image de la nudité de Sade, lorsqu’il abandonne vêtements et perruque.
Quant aux deux autres personnages principaux, le médecin et l’abbé, joués avec un bonheur inégal, ils s’avèrent contaminés par la folie de Sade. Le premier est envahi par une jalousie maladive de l’amant de sa femme, jalousie qui se mue en véritable sadisme… contre son prisonnier. Quant à l’homme d’église, il s’enfonce dans le mysticisme jusqu’à voir en Sade le Christ copulant avec Madeleine.
La scénographie
Mais l’aspect le plus spectaculaire de la mise en scène réside dans la scénographie. Le tout se déroule en effet sur un double plateau pivotant (deux cercles concentriques) sur lesquels sont posées des parois de verre qui sont tantôt des miroirs tantôt – parfois simultanément – des vitres transparentes. Sur roulettes, ces panneaux sont déplacés toujours en douceur, prestement, pour révéler autant de lieux, de tableaux, de scènes où les personnages se dédoublent, se multiplient par quatre, sont vus en même temps de face, de dos et de profil… Là-dessus, les éclairages s’en donnent à cœur joie, pourvu que les acteurs se tiennent exactement au bon endroit au bon moment ! On voit même des tubes de néon représenter des barreaux de prison. La manipulation des panneaux vitrés ou lumineux – exécutée par les comédiens et pas moins de neuf techniciens de scène – est soutenue par des bruits et une musique qui évoquent parfaitement la lourdeur pénitentiaire ou la solennité d’une église.
Les images les plus ahurissantes, mais aussi les plus fortes, arrivent à la fin. Il y a d’abord celle où un Christ en croix, prenant les traits de Lepage en Sade une fois débarrassé de sa barbe, fait l’amour à la lavandière ressuscitée des morts dans l’esprit de l’abbé. L’autre image, surprenante, montre les boîtes de verre miroir qui renferment les membres et la tête de Sade. La (vraie) tête de Lepage surgit alors de la boîte posée sur le plancher et commence à déclamer une histoire, tandis que ses mains, dans deux autres boîtes sur la table, la transcrivent en tenant l’une la plume et l’autre la feuille de papier. Un choc !
Pendant la discussion publique qui a suivi le spectacle à l’Usine C, Lepage a réaffirmé que tous ces tours, de même que l’utilisation des miroirs et des parois vitrées, ne sont que des illusions low-tech. Certes ! Mais à ce compte, intégrer des acteurs dans un tel environnement low-tech relève tout de même de l’exploit. Voilà ce qui explique la présence des neuf discrets techniciens de scène, qui viennent, à raison, saluer à la fin avec les comédiens.
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*Michel Vaïs est Docteur en études théâtrales (Université de Paris 8), a enseigné douze ans dans trois universités québécoises et animé des émissions sur le théâtre à la Chaîne culturelle de Radio-Canada pendant 22 ans. Il a publié L’Écrivain scénique (Presses de l’Université du Québec, 1978), L’accompagnateur. Parcours d’un critique de théâtre (Varia, 2005) et l’ouvrage collectif Dictionnaire des artistes du théâtre québécois (Québec Amérique-Jeu, 2008). Il a aussi traduit de l’anglais John Florio alias Shakespeare de Lamberto Tassinari (Le Bord de l’Eau, Bordeaux, France, 2016). Rédacteur en chef de la revue de théâtre Jeu (2002-11), il est secrétaire général de l’Association internationale des critiques de théâtre depuis 1998.
Copyright © 2016 Michel Vaïs
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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