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Par Jean-Pierre Han
96 pp. Paris: Carnets de Friction, 2015

Compte rendu de Zoé Ververopoulou* (Grèce)

Il suffit de parcourir le CV de Jean-Pierre Han pour constater que ses préoccupations théoriques, telles qu’elles se dégagent de l’ouvrage Critique dramatique et alentours, s’alignent idéalement à son profil professionnel. Journaliste et critique, directeur-rédacteur en chef des revues, vice-président de l’AICT et directeur des stages pour jeunes critiques, il profite de son expérience polyvalente pour formuler la problématique contemporaine de la critique dramatique. Ses questionnements et ses conclusions visent un public international, même si les grands penseurs français – entre autres Barthes et surtout Dort – hantent sa plume : les remarques sur la situation du théâtre et de la presse en France ne lui servent que comme point de départ pour s’essayer à des jugements de validité générale.

Il s’agit, en fait, d’un recueil de textes initialement publiés dans divers supports (Frictions, Contre-Voix, Coups de théâtre, Puck) ou prononcés à l’occasion des colloques internationaux (Colloque de Maribor, de Santa Cruz de la Sierra, de Nanterre) qui, réactualisés par leur cohabitation au sein d’une même publication, témoignent d’une cohérence interne, ainsi que d’une démarche de questionnement systématique et passionné. Pour Han, qui s’autoqualifie de « praticien acharné », être critique implique un engagement presque existentiel.

Précédés d’une préface de Jean Lambert-Wild, sous forme de lettre adressée à l’auteur, les huit essais du livre apparaissent solidement argumentés, sans cependant obéir à la stricte logique et au style neutre de l’écriture académique. En revanche, optant pour un ton à la fois sobre et intime qui rend la lecture particulièrement agréable, Han transforme sa propre pratique (la critique) en objet d’analyse et pose un regard plein de souci sur ce qu’il considère être, non pas un métier, mais une « fonction » (p.53). En même temps, derrière cette écriture qui oscille entre le « je » du commentaire personnel et la rigueur du raisonnement théorique, surgit tout un cheminement intellectuel, celui du sujet scripteur (le critique) : discours introspectif et pensée métacritique semblent ainsi fusionner, l’essai prend des allures autobiographiques et l’identité générique de l’ouvrage se complique en s’enrichissant.

Intitulé « Écrire sur le théâtre », le texte qui ouvre le recueil est constitué de deux mini-chapitres : le premier traite de la critique dramatique comme « discours impossible » ou, d’après l’expression de Dort, comme « entreprise désespérée ». Comment fixer la nature fuyante du théâtre? Le critique se rend compte de la futilité et du caractère fragmentaire de sa pratique, mais la tentation de l’écriture persiste, il lui est donc impossible de se taire. Dans le deuxième mini-chapitre, Han s’interroge sur le sens et les diverses versions de la fameuse « distance» que le critique est censé tenir par rapport au spectacle analysé, pour conclure que tant le point de vue que les risques du jugement de valeur sont liés à la dimension temporelle de l’écriture : « la critique n’est jamais juste que dans l’instant (…) et tant mieux si nous nous trompons, c’est le signe même que nous sommes en vie » (p. 25).

Dans « Debout les morts! » et « Chronique d’une mort annoncée », textes aux titres évocateurs écrits dans les années 1990, l’auteur exprime (déjà) ses vives inquiétudes sur l’avenir de la critique dramatique. Lucide et frustré à la fois, il constate la décadence de celle-ci et en recense les symptômes  pathologiques: souvent consensuelle, soumise à la logique publicitaire et aux impératifs d’un théâtre et d’un discours journalistique consommables, elle finit par se transformer en technique inoffensive de promotion. De plus, face à un paysage médiatique hostile, qui lui accorde de moins en moins d’espace, la « vraie » critique est en voie de disparition. Récupérer son prestige, serait-il possible? Et comment?

Quoique sans illusions sur l’impact de l’art et du discours critique à l’époque contemporaine, Han n’estime pas que la critique doive se laisser mourir déshonorée; il faut qu’elle résiste, souligne-t-il, « qu’elle prenne vraiment parti » (p. 29), qu’elle s’unisse avec le théâtre dans un combat commun contre les contraintes de rentabilité et contre les consciences endormies ou les idées reçues.

Il est cependant à noter que l’argumentation incitative et déontique (« il faut ») de « Debout les morts! » cède la place aux constats amers de « Chronique d’une mort annoncée », où l’auteur, pas sans une pointe d’auto-sarcasme, s’aperçoit que les marges de réaction se rétrécissent. Sa définition de la « gent » critique est éloquente:

 … Cette drôle d’activité d’antan exercée par de non moins drôles d’individus pas tout à fait journalistes, pas vraiment théâtreux, scribouilleurs, toujours le cul entre deux chaises, à la fois dans le monde très fermé du théâtre, tout à fait en dehors… Les rois du paradoxe. Courtisés et méprisés à la fois, pis ignorés. (p. 32)

La réflexion déclenchée par cette définition se poursuit de manière ciblée dans « Quelques questions sur la place du critique dramatique contemporain », une communication de Han au colloque de Maribor (2010). L’argumentaire du colloque, axé sur la notion d’inter-critique, figure aussi dans l’ouvrage, choix auctorial qui révèle un processus d’écriture de type « stimulus-réponse », lors du quel le critique entre en dialogue direct avec les défis théoriques de son art et de son temps.

Pour sa propre interprétation du terme « inter-critique », Han recourt à une distinction bipolaire, qui lui permet de décrire la position du critique « au sein de sa corporation et au sein du phénomène théâtral » (p. 39). Ainsi, à la catégorie des journalistes-critiques, chargés de la rubrique des spectacles parfois par hasard, qui agissent en observateurs « objectifs » et extérieurs au monde du théâtre, il oppose celle des critiques qui ont consciemment, « par goût ou vocation », choisi ce métier et qui, en leur qualité d’interlocuteurs privilégiés des gens du théâtre, opèrent à l’intérieur du système de la création artistique. L’auteur évoque ensuite les correspondances de son analyse avec la distinction « dedans/dehors » établie par Dort dans les années ’70, ce qui le reconduit à la question de la distance critique à l’égard de l’objet étudié. Qu’est-ce qui garantit l’indépendance et la liberté d’expression du critique, se demande-t-il, lorsque celui-ci est activement impliqué au processus de la création p.ex. comme dramaturge ou rédacteur des dossiers de presse des spectacles? Ou encore, lorsqu’il est sollicité comme membre de jury, responsable des festivals ou dans des commissions d’attributions de subventions?

En réalité, puisant ses arguments dans la pensée de P. Brook, de G. Banu ou de G. Sandier, Han explore à son tour le statut intermédiaire du critique et sa position délicate entre « le dedans et le dehors » du processus théâtral, entre subjectivité et objectivité et, finalement, entre deux modèles d’écriture : d’une part, le simple compte rendu, qui consiste en une approche distanciée et isolée de tel ou tel spectacle; d’autre part, une écriture active, qui risque la subjectivité et l’engagement « dans un certain combat théâtral » (p.42), qui développe des perspectives comparatives et tente de situer le spectacle dans son contexte socio-politique, afin de dégager son importance et son originalité.

C’est à ces mêmes questionnements taraudants que l’auteur consacre son cinquième essai, intitulé « La mauvaise place? ». En justifiant par sa démarche le point d’interrogation du titre, Han déploie une réflexion dialectique qui revendique pour le critique contemporain « le rôle d’empêcheur de penser en rond ou de ne pas penser du tout » (p. 58). Cette formule fort expressive s’avère intimement liée à la problématique du texte suivant, qui examine, justement, « Le rôle de la critique dans la transmission de la création théâtrale ». Condensé enrichi de la théorie de Han sur la critique dramatique, l’essai soulève l’épineuse question de la formation des jeunes critiques, tout en abordant des sujets connexes : la fonction pédagogique de la critique, la légitimité du critique, l’équilibre subtil qu’il doit maintenir entre information et jugement, sa contribution à la constitution d’une mémoire théâtrale collective.

À ce point, une remarque s’impose : bien que les textes du recueil soient autonomes et pas forcément présentés dans l’ordre chronologique de leur première écriture, une lecture successive dévoile une tectonique sous-jacente de réseau : un réseau d’idées qui s’entrecroisent, s’interpénètrent et s’affinent progressivement, pour approfondir avec chaque nouveau texte un peu plus, pour multiplier les angles de vue et les strates de sens, pour étendre ce réseau vers d’autres directions en créant de nouveaux liens notionnels, qui reconvergent toujours, cependant, sur le concept-noyau de la critique dramatique.

Il n’est pas donc étonnant que l’ouvrage s’achève sur deux textes, qui traitent du sujet de la critique dans une perspective élargie. Le premier porte le titre « Creuser la distance dans le temps des revues » et démontre très bien comment les différents types de supports peuvent influencer le discours critique, dans la mesure où ils imposent des modalités temporelles différentes. L’auteur distingue d’une part le temps de la presse (les journaux), qui implique la réaction immédiate du critique ainsi qu’une écriture « à chaud », peu destinée à durer et, d’autre part, le temps des revues, qui permet au critique une certaine distance par rapport au spectacle et éventuellement une approche plus analytique et plus travaillée, qui se détache de l’actualité pour aspirer à une écriture de valeur diachronique.

Enfin, dans « La critique dramatique et les marionnettes : un mariage difficile », Han signale les insuffisances et la perplexité du critique de théâtre à l’égard des spectacles de marionnettes (ou mixtes), pour poser ensuite la question de la spécialisation du critique, face au phénomène de la transversalité entre les arts. Les changements apportés par les nouveaux médias et la critique internétique ne font l’objet que d’une brève remarque finale, en guise de promesse d’une réflexion à suivre…

En somme, tout en dressant le panorama des mutations et des enjeux actuels de la critique dramatique, Jean-Pierre Han parvient à systématiser son savoir-faire de praticien en un ensemble concis de principes et d’interrogations théoriques, qui pourrait très bien servir comme outil d’intervention pédagogique en formation des jeunes critiques. Cependant, l’intérêt majeur de l’ouvrage réside, à notre avis, dans le fait qu’il s’offre comme un parfait spécimen de la façon dont le critique conçoit et négocie son rôle dans le champ culturel. En ce sens, Critique dramatique et alentours dépasse les limites de ses domaines de référence (théâtre et journalisme), pour susciter une réflexion d’ordre sociologique sur l’identité publique et « la posture » du critique dramatique contemporain.


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*Zoé Ververopoulou est une Professeur Assistant au Département de Journalisme et de Communication, Université Aristote, Thessalonique, Grèce, et critique dramatique. Ses recherches portent notamment sur : la théorie du théâtre, la critique dramatique, le théâtre documentaire, les rapports du théâtre avec les médias et les pratiques journalistiques.

Copyright © 2016 Zoé Ververopoulou
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411

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Creative Commons Attribution International License CC BY-NC-ND 4.0.

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Critique dramatique et alentours