Quittant la maison, le dortoir, la certitude,
La chute,
Après l’ascension,
Est programmée.
Différence de régime,
Changement d’air,
Dégringolade,
Abîme.
Patrice Pavis*
Je suis de nouveau en Corée, j’enseigne et je vis dans la Korea National University of the Arts. Chaque matin, entre six heures et huit heures, j’arrive à pied. Je tombe toujours, selon le moment, sur les mêmes personnes ou les mêmes groupes. Au bout de quelques mois, nous nous reconnaissons et nous nous saluons. Chaque matin, je prends la même photo : trois bornes en plastique, face à mon appartement, disposées différemment chaque matin. Puis j’accomplis la même performance rituelle : une action qui se décompose en cinq points dramatiques : élan, décision, critique, aboutissement, amortissement[1].
ELAN – Longtemps, j’ai évité le dormitory, là où je résidais autrefois, puis j’ai décidé de me forcer à passer devant ce bâtiment massif où j’avais fait une mauvaise chute. Cette chute est encore présente dans ma chair, car je me suis enfoncé les côtes en tombant de tout mon long et de toute ma dignité : à vous écraser le cœur.
J’ai donc décidé de rejoindre mon bureau, le 406, au quatrième étage, non plus en prenant l’ascenseur, mais en cheminant par l’extérieur par la série d’escaliers qui passent au-dessus du théâtre et mènent à l’étage n°4, lequel, dans l’ascenseur, est indiqué par la lettre F comme floor, de façon à éviter le mot 4 (tsa) qui veut dire « la mort » en chinois. Dans les hôpitaux coréens, il n’y a jamais de quatrième étage. Et ici aussi, dans ce temple pour les artistes, on a évité de faire allusion à la mort. Au cours de ma première année, il y a eu quatre suicides dans cette école d’élite qui regroupe les meilleurs étudiants de tous les arts[2]. Je l’ai appris par hasard, je ne l’aurais jamais soupçonné, tant l’atmosphère est joyeuse et les lieux sûrs et hospitaliers. Chaque fois que je gravis les marches vers la passerelle qui relie le toit du théâtre et les bureaux, j’ai peur à présent de découvrir un corps gisant devant moi. Je sais que les étudiants eux aussi sont traumatisés par ces suicides : en plein hiver et en plein air, ils ont organisé une cérémonie très émouvante à la mémoire de leurs camarades. Leur recueillement et leur peine étaient tangibles. Peut-être ressentent-ils comme moi, au creux de leur jeune corps, un affaissement, un effondrement, une dépression, la pression des côtes qui compriment leur cœur et freinent leur élan. Quelques semaines plus tard, sur la façade du théâtre, apparaît une immense affiche, avec la silhouette de deux petits personnages, l’un qui court et l’autre qui chute.
Je ne peux m’empêcher d’y voir la métaphore visuelle de ce que la société coréenne attend de chacun : courir de plus en plus vite, mais ne surtout pas tomber en route. Comme si cette société, toujours en mouvement, ne pouvait plus s’arrêter sous peine de s’écrouler.
Les Coréens semblent avoir intériorisé cet écroulement réel et fréquent de bâtiments, ainsi le grand magasin Sampoong en 1995 ou le pont sur la rivière Han en 1994. Un immeuble se construit ici en quelques semaines, sans fondations solides, à la va-vite : dans mon quartier populaire, j’en ai vu plusieurs percer et s’élever en l’espace de quelques semaines. Je tremble en m’approchant des blocs d’immeubles de 30 étages reposant sur une très fine base. Rien d’étonnant donc à ce que les citoyens ressentent une peur diffuse de l’écroulement et qu’ils soient hantés par la chute d’un édifice ou par leur propre chute, à l’extérieur ou à l’intérieur d’eux-mêmes. La chute de la bourse en 1997, de la production ces dernières années sont ressenties comme des agressions quasi physiques, qui finissent toujours par une chute des ventes et donc des personnes[3]. À ce type de chute locale s’ajoute inconsciemment, en Corée du Sud, la crainte de quelque missile adressé par les frères du Nord, de retombées radioactives émises par les amis japonais à l’Est, ou de l’expansionnisme des invités chinois à l’Ouest.
DÉCISION – Réfugié dans mon bureau, je me demande ce qui pourrait m’en faire sortir ou tomber et si les lois de l’attraction universelle valent aussi dans l’espace privé de ma pensée. Qu’une pomme tombe, que Newton la ramasse et qu’il en profite pour inventer la loi de la gravitation universelle, passe encore ; mais que nous soyons nous aussi des corps qui, tels des pommes, n’arrêtent pas de tomber, que notre esprit soit pareillement soumis à cette loi, voilà qui est difficile à admettre pour un individu qui se croit le centre du monde. Car, au fond, n’est-ce pas de lui, en effet, que tout part et vers qui tout revient ? Mais si tout tombe sans tomber, si « tout bouge[4] », comment alors expliquer cette hantise de la chute, la mienne comme la leur ? Et moi, néo-coréen de fraîche date, de quel corps disposé-je pour évaluer les corps ambiants ? Mon étrangeté est-elle un handicap ou un révélateur ?
La chute n’est certes pas une spécialité coréenne, elle est universelle, incarnée et interprétée de la manière la plus diverse. Chute physique, comique lorsqu’elle n’a pas de conséquences graves, ou chute morale, tragique lorsque le héros ne s’en relève pas, ni physiquement ni moralement. J’ai tout de même l’intuition que l’action de tomber et la chute constituent une image physique, une métaphore obsédante de la société coréenne dans ses angoisses et ses craintes. Mais comment, dans quelle structure saisir ce sentiment, cette peur diffuse, physique, psychologique, existentielle ? Car cette crainte de la chute, ce sentiment de déclin ou de décadence ne sont pas toujours inscrits dans une œuvre particulière, ni même dans une situation ou une attitude reconnaissable. Je pense à la notion de « structure of feeling », proposée par Raymond Williams, notion avec laquelle ce dernier cherche « à décrire la continuité de l’expérience à partir d’une œuvre particulière, à travers sa forme particulière, puis la relation de cette forme générale à une époque[5] ». Quelle serait donc cette relation essentielle entre ces choses vécues et fabriquées par une certaine communauté ? Et quelle communauté ? Une communauté de la chute, de la hantise de la chute et du déclin ? Je n’ignore pas non plus qu’il n’existe pas de lien direct entre l’obsession de la chute physique et la chute au sens métaphorique d’un bouleversement dans l’espace social ou culturel coréen, lequel est de toute façon varié et polymorphe. Les changements dans les comportements sociaux, dans la conception du corps, dans ce qu’on peut en montrer ou laisser paraître, ne se traduisent pas directement et immédiatement dans les arts du corps (danse, théâtre, performance, pop music ou K pop). C’est seulement à plus ou moins long terme que la culture et l’art absorberont et magnifieront ces changements.
Partons pour le moment de quelques observations des corps tels qu’ils sont traités et nommés par les Coréens eux-mêmes. Comment se comportent-ils dans l’espace public ? C’est d’abord et tout simplement la fatigue qui fait tomber les corps, ou s’incliner involontairement les têtes. Les wagons du métro sont le seul endroit à Séoul où l’on ne court pas et où les corps sont autorisés à se reposer. Lorsque les têtes ne sont pas absorbées dans l’écoute des téléphones ou la contemplation des écrans de toutes sortes, elles plongent irrésistiblement vers le bas.
La ville se préoccupe parfois des plus faibles. Ils ont même leur propre ascenseur. A Seoul Station, à l’entrée du métro express pour l’aéroport, on trouve, à côté des gigantesques escalateurs, deux ascenseurs, dont l’un est only for the weak, en anglais dans le texte…
Dans le très chic théâtre LG Art Center, à Gangnam, une petite pancarte très en hauteur indique à l’homme (Man) le chemin des toilettes, dans un ailleurs céleste.
Dans les escaliers du métro, l’ordre est donné en coréen et en anglais : « Do not run ». Sur les écrans passe en boucle un film qui nous avertit des dangers de chute dans toutes sortes de circonstances, mais aussi des moyens d’accélérer sans risque d’accident la circulation des voyageurs dans les couloirs.
La chute est bien sûr beaucoup plus sérieuse lorsqu’elle est morale. Le christianisme, particulièrement le protestantisme, est la première religion du pays. Alliée au confucianisme, l’éthique protestante accentue encore la culpabilité individuelle et multiplie les causes de chute. Il y a échec lorsque l’individu ne tient pas le coup, ne se montre plus solidaire du groupe familial ou professionnel, s’exclut de lui-même par indiscipline ou individualisme, n’entre pas dans les rituels de passage de l’ivresse de groupe au soju (les metteurs en scène insistent moins sur la fidélité à l’œuvre montée que sur la fusion nocturne du groupe par la magie du soju). Mais le groupe, dans cette course folle à la réussite ou simplement à la survie, ne protège plus toujours l’individu. Celui-ci, en effet, à l’école, à l’université, dans l’entreprise, est censé mieux réussir que ses collègues. Tout est devenu objet de classement : les carrières se font selon le classement des écoles, puis des universités et grâce aux anciens élèves de ces institutions qui souvent décident du choix et du sort des candidats à toutes sortes de postes. Devant cette schizophrénie de tous ces groupes d’esseulés, les individus ont toutes les chances (95%) d’échouer, de s’échouer à jamais sur une rive isolée.
Reste à établir comment les œuvres contemporaines qui traitent de la chute ou de l’échec le font selon des structures différentes, et pourtant « related[6] », apparentées. Tandis que, depuis mon bureau, je médite encore sur mes échecs et mes chutes, me reviennent à l’esprit les derniers spectacles de danse, théâtre, Pansori, installation que je viens de voir à Séoul. Tant de magnifiques chutes y sont présentées, comment pourrait-on donc parler d’échec ? Pourtant l’échec et la chute y sont un thème récurrent. L’œuvre artistique est la « structure of feeling » la plus apte à les représenter et à les sublimer. Ces expériences artistiques sont autant de réponses à la peur de la chute et à la hiérarchie étouffante entre les personnes.
CRITIQUE – Cette « structure de sentiment » centrée sur la chute et l’échec, on la retrouve dans beaucoup d’œuvres dramatiques récentes. Il ne s’agit pourtant pas de la dramaturgie classique occidentale où un héros chute à cause de ses idées ou de ses actions, pour renaître dans une structure renouvelée ou succomber de plein gré dans une conclusion tragique. Les manières de tomber sont innombrables. Ainsi dans Dolnal, de Kim Myung-Wha, le mari tyrannique, patriarcal et désespéré, préfère se suicider, se jeter sur le couteau que tient son épouse, plutôt que de changer d’attitude et de prendre en compte la nouvelle réalité des relations familiales et sexuelles. Dans la pièce de Choi Zina, Unexpected, la voyageuse coréenne au Vietnam est soumise à de nombreuses épreuves culturelles et personnelles. Nulle catastrophe, nulle chute, mais une maturation des sentiments, une lente transformation de cette Coréenne découvrant d’autres manières de vivre et d’aimer. À la place d’une confrontation violente, d’un résultat tangible, on assiste à un patient travail de sape : les blocages interpersonnels tombent les uns après les autres, jusqu’au retour en Corée, où les masques tombés se remettent en place, mais pour combien de temps ? La pièce de Baek Harion, La biographie…, raconte la vie d’un entrepreneur-constructeur, décidé à réussir par tous les moyens et qui finira par faire lui-même une chute mortelle : métaphore non voilée d’une Corée se construisant sans discernement, sans foi ni loi, et qui finira par chuter.
La chute n’est pas toujours aussi facile à interpréter, elle révèle souvent une ambiguïté quant à sa valeur métaphorique et politique. Ainsi, l’adaptation de la Mère Courage de Brecht par Lee Jaram, chanteuse d’un Pansori « modernisé », suit la fable brechtienne, mais elle ne conclut pas clairement à la responsabilité de Mère Courage dans son aveuglement face aux désastres de la guerre et à son manque de réaction politique, malgré la mort de ses trois enfants. Lorsque sa fille Kathrin tombe sous les balles des soldats, Mère Courage s’écroule à son tour, puis reste un moment prostrée au sol. Lorsqu’elle se relève, non seulement, comme chez Brecht, elle ne montre aucun signe de compréhension politique, mais elle tient un discours « humaniste », et non politique, sur ce qu’elle compte faire : « Je veux vivre comme un être humain décent. Je vais cesser de me nourrir du pain ramassé sur les cadavres. Je suis né comme un être humain, et je dois vivre comme un être humain. […] Même si j’aurais envie de mourir, je dois vivre, parce que je suis vivant. Je dois préserver cette précieuse vie qui m’a été donnée[7] » Si Mère Courage semble, à la différence de la figure brechtienne, décidée à ne plus vivre de la guerre, elle ne tire cependant aucune conclusion politique de sa décision, elle renonce au suicide pour des raisons religieuses et son attitude s’inscrit dans la tradition de la souffrance assumée, elle accepte son sort comme inévitable et utile à la collectivité. Ainsi sa chute la ramène à une attitude passive non sans un certain héroïsme dans l’esprit coréen de sacrifice.
Ces exemples théâtraux confirment l’importance de la dramaturgie pour cerner la notion de chute, de montée, de conflit et de résolution. La dramaturgie est vécue comme un conflit entre monter et descendre, s’élever et tomber, tendre et détendre. Pour caractériser un type de dramaturgie, il n’est que d’examiner comment elle traite physiquement de la chute : conflit ouvert dans l’affrontement final de Dolnal, dissolution et décentrement dans Unexpected, prostration cathartique, mais passive, puis élévation morale dans Mère Courage.
ABOUTISSEMENT – On le voit : la chute n’aboutit pas toujours à un rétablissement. Tous les artistes ne trouvent pas la parade à la chute occasionnée par la compétition à outrance. Le gouffre du sacrifice garde de son attrait. Le corps chrétien continue à s’y morfondre. Il échappe difficilement à la verticalité ou à l’abîme. La danse coréenne contemporaine est bien isolée dans sa lutte pour dépasser une modernité verticale en lui substituant une postmodernité horizontale, là où le corps ne tombe plus de haut, mais prend ses aises dans un espace horizontal à perte de vue. En Corée aussi, nous sommes donc passés, du moins pour la danse, d’une quête moderne verticale du sublime, de l’ascension puis de la chute à une installation postmoderne dans un espace qui ne craint plus les chutes, comme si la gravitation s’exerçait dans tous les sens. Ce qui, comme le remarquent Ric Allsopp et Emilyn Claid, donne à l’action de tomber une tout autre dimension : « The West’s post-war fall from the heights of modernity to the horizontal planes of postmodernity, suggests that acts of falling now take on different metaphoric functions and enter our consciousness in new ways[8] ».
De manière générale, dans la vie sociale et dans l’art, en particulier dans un art très expressif ou un art de masse, la « structure du sentiment » reste verticale, attachée à l’expression claire des émotions, soumise à la chute irrémédiable. Cette « structure of feeling », Raymond Williams l’appliquait avant tout au modernisme, au « Drama from Ibsen to Brecht[9] ». À l’époque suivante, dite « postmoderne », la notion de dispositif s’avère plus appropriée pour des œuvres qui ne visent plus les hauteurs du sublime, mais se contentent de mettre à plat les hiérarchies et d’ouvrir les structures fermées.
Pour le théâtre postdramatique comme pour la danse postmoderne, il s’agit d’imaginer un dispositif qui rabatte l’axe vertical sur l’axe horizontal, qui mette les choses à plat, dispose différemment les objets en fonction de leur permutabilité et non de leur hiérarchie dans la verticalité. En revanche, l’horizontalité joue les déplacements, au sens freudien de Verschiebung. Ces déplacements peuvent nous surprendre en réorganisant les rapports et les échanges entre éléments visuels et cachés, ou même entre éléments cachés. Il s’agit donc de disposer autrement les choses, pour disposer autrement des choses, comme si la gravité (ou la gravitation) n’était plus le mot d’ordre autoritaire, hiérarchique, nécessaire. Déplacer le réel à l’intérieur du dispositif, en nous y déplaçant autrement, sans plus tenir compte des relations verticales figées. Non plus tomber à terre, mais tomber d’accord en mettant les choses à plat selon un nouveau dispositif et en fonction de nos propres décisions sur la manière de disposer (de) la vie. Dans un pareil dispositif, ça s’étend, ça se tend ; ça tombe de moi, mais aussi des autres, tous ceux qui tombent, All that fall, comme dit Beckett. Ça pense autrement en moi, ça « dé-pense » mieux. Les gens, les choses tombent. Certes. Mais elles ne tombent plus en morceaux, parce que le chorégraphe, le penseur, le « dé-penseur » (lesquels dépensent sans compter) ont organisé leur chute, décidé de leur point de chute. Le chorégraphe le sait bien, qui transforme la chute en mouvement, la gravitation en gravité : « Tout mouvement est une chute[10] ». Cette esthétique oscille entre structure du sentiment et dispositif de la sensation. Cette distinction n’est pas spécifique à la Corée, mais elle s’applique particulièrement aux productions culturelles de ce pays.
Deux exemples encore me reviennent en mémoire, ou plutôt en corps : deux cas de figure de cette oscillation esthétique entre structure et dispositif. Le premier, Song for you, chorégraphie et interprétation de Hong Sehee, est caractéristique d’une « structure of feeling » : on y voit une danseuse imitant un oiseau prenant son envol ; le second exemple, une performance de Nam Jeong Ho, nous montre comment une vieille dame, habillée comme une femme de ménage, aspire à danser et y parvient de mieux en mieux. Song for you s’inscrit dans l’antichute, le désir immémorial de voler, et d’abord de s’envoler, en s’arrachant à la pesanteur. Les bras, le dos inventent une gestuelle qui suggère l’arrachement, l’envol. Non pas tant par mimétisme que par un système de contraction et relâchement (release), selon l’alternative de Martha Graham. Ce relâchement suivi d’une tension donne cette impression d’élévation. Nous sommes encore dans un monde vertical, niant ou défiant la chute.
Par contraste, dans sa performance Memory, Nam Jeong Ho transforme l’espace tout en longueur d’une salle de l’ancienne gare de Seoul Station, en un dispositif de démonstration, un vaste espace, où se joue et se débat la question du passage du temps. Dans ce dispositif sont agencés divers fragments de réel : immenses fenêtres dont on ouvre les rideaux, espace vide du tapis, vêtements démodés, allusions à diverses époques, gestes du travail : tous ces éléments, et d’autres, sont mis en rapport ; ils constituent un mixte d’économie, de socialité, d’allusion à la vieillesse. Leur installation en ce lieu facilite leur rencontre. Un dispositif pulsionnel, au sens de Lyotard[11], où circulent librement, par association d’idées, nos peurs, nos désirs, nos représentations du déclin, du vieillissement et des moyens d’y remédier par l’art. Chez Doris Humphrey, la chute (fall) est première, mais elle est immédiatement suivie d’un rétablissement (recovery). On admet et on encourage la chute (ou le déclin), pour mieux ensuite en démontrer le rétablissement, l’amortissement du mouvement. Selon Humphrey, tout mouvement est soumis à la gravité. « Le mouvement se situe sur un arc tendu entre deux morts. » Ces deux morts sont l’équilibre vertical du corps debout et l’équilibre horizontal du corps allongé. C’est exactement ce qui advient dans cette pulsation des actions de la femme incarnée et montrée par Nam Jeong-Ho : dans sa chorégraphie, à la fois la tenue de son corps et la composition de sa performance se situent entre ces deux « morts ». Elle privilégie la recovery, la suspension, l’amortissement du choc. La chute se termine sur un rétablissement, lequel prime sur la chute, ou du moins la relativise.
AMORTISSEMENT – Cette Recovery (ce rétablissement) correspond, dans la théorie narrative des cinq points, à l’amortissement, cette phase ultime du mouvement, juste avant la relance et le départ d’un nouveau mouvement. C’est aussi ce qui boucle la chute, mène l’action à sa conclusion. C’est l’amortissement à la suite d’un choc ou d’une chute dangereuse, le rétablissement à la suite d’une maladie ou d’un déséquilibre. Alors l’ordre règne de nouveau.
Tous ces artistes coréens ici rassemblés pourraient en témoigner : l’amortissement d’une chute prend de nombreuses formes : évident en danse contemporaine qui habituellement joue et triomphe de la chute ; sérieux dans les pièces traitant des risques de chute psychique ou morale et proposant toutes une solution contre la chute fatale ou la dégringolade ; douteux politiquement, lorsque la Femme Courage de Lee Jaram s’élève, sur le plan incliné au fond de la scène, vers une sorte de paradis des héroïnes et des mères courageuses, conformément à l’idéologie moraliste très coréenne qui veut que l’individu ne doive jamais renoncer. Attitude stéréotypée en Corée, que l’on entend dans tous les discours édifiants – pédagogiques ou professionnels –, ou qu’on peut lire sur les murs des lieux publics : dans le métro, par exemple[12].
L’Occident, dans son volet religieux, dans le sport ou dans le cirque, n’est d’ailleurs pas en reste dans ce type de déclarations héroïques. Le funambule Philippe Petit voit par exemple dans l’échec ou la chute un manque coupable de préparation et de fierté : « La chute sur le câble, l’accident là-haut, l’exercice manqué, le faux pas, tout cela provient d’un manque de concentration, d’un pied mal posé, d’une trop exubérante confiance en soi. […] La faute est de partir sans espoir, de se lancer sans fierté dans la figure que l’on est certain de manquer[13] ». Malgré ces quelques discours héroïques ou conformistes, on constate, chez la plupart des artistes coréens, l’émergence d’une nouvelle « structure of feeling », souvent relayée par des dispositifs pulsionnels et politiques. Ces artistes donnent une réponse concrète aux contradictions douloureuses de leur époque, en créant leur propre manière de monter/tomber/amortir/contrattaquer. Ils s’efforcent d’amortir la chute, tout en délivrant leur propre message : livraison et délivrance. Quelle que soit leur réponse individuelle à la chute, ils expriment à travers leur art leur expérience vécue et incarnée de la chute, et ils l’expriment à travers cette « structure of feeling ». Le modèle de Doris Humphrey de la chute et du rétablissement leur convient mieux que celui de l’effort permanent entre tension et relâchement, décrit par Martha Graham. Parfois la poésie ou le théâtre vont jusqu’à défier l’ordre dominant : il leur arrive même de faire l’apologie du désordre, de la décadence, comme ces fallen leaves, ces feuilles mortes, qui, comme dit le poète, se ramassent à la pelle, et qu’il est inutile, comme dit un autre poète dans le métro, de ramasser, de contrôler et de cacher[14].
Qu’ont-ils en commun, tous ces artistes ici rassemblés ? Ils veulent rester debout, ou se relever, mais pas pour remonter la pente, ou pour progresser, s’améliorer, s’approcher de la transcendance. L’ange déchu, peu leur en chaut ! Ils préfèrent poser la question de la socialité. Au-delà de la psychologie, de l’angoisse de tomber, de s’abîmer, de ne pas être à la hauteur, de ne pas ou ne plus être aimé, nous voici de plain-pied avec tous ces artistes dans un univers qui questionne la société. La chute est assumée ; elle met en question le haut et le bas, les hiérarchies, l’idéologie confucianiste et chrétienne de l’effort. Lee Jaram exceptée, trop esclave peut-être encore de la tradition classique du Pansori, les artistes ne raisonnent plus en termes de chute, de déchéance, de moral en berne, de valeurs boursières en baisse. Tous sont revenus sur terre, tous travaillent au sol, tous acceptent et prennent en compte le moment de faiblesse, la chute assumée, l’anti-climax, avant la remontée, le rétablissement. Un peu comme cette vieille dame au petit chien qui s’est assise un instant au bord du trottoir pour se reposer.
Quant à moi, tous ces travaux artistiques me consolent, me rassurent, me réconcilient avec moi-même. Ils me montrent que la chute n’est pas toujours définitive ni négative, qu’on peut remonter la pente. À présent, j’accepte d’être un peu ridicule et d’en rire, je me sens comme l’homme et le passant de Bergson : « Un homme, qui courait dans la rue, trébuche et tombe : les passants rient[15] ». Je ne pense plus à ce qui pourrait m’arriver avec cette neige qui commence à tomber, à peine l’automne – the fall – achevé. J’accueille la chute : « La chute est le seul moyen par lequel nous pouvons nous envoler. Seul celui qui est tombé peut connaître l’effroi et le plaisir de s’envoler[16] ».
Chaque soir après minuit, après les spectacles, je quitte le bureau 406, avec un sentiment d’apaisement que m’ont procuré les artistes et les étudiants. Je descends lentement la pente, je ne pense plus à la chute, plus rien ne me fait peur. Je respire mieux. Je me laisse glisser vers la trouée des arbres jaunissants au bout des escaliers. Je passe devant le dortoir, j’ai perdu mes certitudes, je rentre à la maison.
Neige.
Ca pourrait glisser
On pourrait tomber
On pourrait s’aimer
Il suffirait de tomber
En amour
***************************
It could be slippery
we could fall
we could love each other
it would be enough
to fall
in love.
Endnotes
[1] « On pourrait ainsi déterminer 5 points “dramatiques” de toute action définie par un début et une fin : le point d’élan, le point de décision, le point critique, le point d’aboutissement et le point d’amortissement… » Bernard Guittet, Christophe Bara. L’art de l’acteur dans la tragédie classique. Bouffonneries, n° 35, 1996, p. 59.
[2] Le taux de suicide des adolescents coréens est le plus élevé au monde.
[3] Cette chute, on peut l’observer dans tous les pays, tous les domaines et, pour ainsi dire, dans tous les organes. Dans Le Figaro du 10-11-2012, on pouvait lire : « Le jour de la présidentielle, l’adoption par référendum dans le comté de Los Angeles d’un texte obligeant les acteurs de films X à porter un préservatif passe mal chez les producteurs qui craignent la chute de leurs ventes ».
[4] Pour reprendre la célèbre formule de Jacques Lecoq.
[5] Raymond Williams. Drama from Ibsen to Brecht, p. 9.
[6] Williams, p.10.
[7] Texte de Lee Jaram. Traduction de Lee Insoo. Photo de Kim Ji Yeong.
[8] Texte de présentation pour le numéro de Performance Research, Vol. 18, n°4.
[9] C’est dans ce livre de 1973 portant ce titre que Williams propose et applique la notion de « structure of feeling ».
[10] Laurence Louppe. Poétique de la danse contemporaine. Bruxelles, Contre danse, 1997, p. 97.
[11] Jean-François Lyotard. Des dispositifs pulsionnels. Paris, U.G.E., 1973.
[12] Texte du poème du « First Korean Astronaut, YI so-yeon » : « Effort : When I did not get the result wanted; despite my best efforts, it wasn’t because the efforts were wrong, but because more efforts were needed. » Traduit par Kim Sun-ae.
[13] Philippe Petit. Traité du funambulisme. Actes Sud, 1997, p. 123.
[14] Texte du poème « Fallen Leaves » de An Byeong-Hyeong, travailleuse sociale, traduit par Kim Sun-ae : « Un jour d’automne, Seol-Chong, balayant le jardin dit à Ven Won-hyo : “Vénérable, j’ai ramassé les feuilles.” Ven Won-Hyo ramassa une poignée de feuilles. Puis, les éparpillant dans le jardin, il dit : “L’automne, c’est comme ça. Ne cherchons-nous pas trop la perfection, manquant le plaisir de la vie telle qu’elle est ?” »
[15] Henri Bergson. Le rire. Paris, P.U.F., 1985, (1940), p. 7.
[16] Ingeborg Bachmann (1926-1973).
*Patrice Pavis a été professeur à l’université de Paris 8, à l’Université des arts de Corée et à la School of Arts, University of Kent, à Canterbury. Derniers ouvrages : Dictionnaire de la performance et du théâtre contemporain (2014, Armand Colin, traduction anglaise: Routledge, 2016) et Performing Korea (Palgrave, 2016).