Patrice Pavis*
La peintre contemporaine Lee Ok Kyoung a déjà à son actif une œuvre considérable dont la série « Homage to Danwon » n’est qu’une facette particulière dans une création très variée et ce, même au sein de l’exposition en solo qui lui a été récemment consacrée[1]. Cet hommage à l’un des peintres les plus connus du 18ième siècle, Kim Hong-Do (1745-1809), appelé souvent Danwon par les Coréens, est d’une grande originalité dans le contexte coréen et international. Il nous permet de mieux comprendre la manière dont la peinture classique coréenne est reçue, retravaillée, reprise, « repeinte », pourrait-on presque dire. En effet, Lee Ok Kyoung s’est donné pour tâche de « traduire », d’« adapter », de « repeindre » treize tableaux de Danwon, parmi ceux que l’on classe dans la catégorie des scènes de genre.
Les tableaux de Lee Ok Kyoung ont besoin de la connaissance de ceux de Danwon non seulement pour être appréciés, mais pour que la démarche méta- ou inter-picturale de l’artiste soit comprise. Le terme d’hommage est le plus général, et aussi le plus vague, pour qualifier ce procédé d’imitation et de réélaboration d’une œuvre précédente. La méta-peinture qui en résulte est une peinture qui part d’une autre peinture qu’elle transforme en une œuvre nouvelle (à défaut d’être vraiment originale). Pour l’observateur, le plaisir est autant d’examiner comment la peintre a « vu », « repeint » une œuvre précédente que de découvrir quelles conséquences elle en a tirées pour fonder sa propre œuvre, une œuvre à part entière. Car même en imitant Danwon, Lee Ok Kyoung, a d’abord dû analyser chaque œuvre classique ; elle ne pouvait pas ne pas interpréter chaque tableau, ne serait-ce que pour le comprendre et l’apprécier avant d’en proposer sa propre version. Il lui faut imaginer comment Danwon a lui-même probablement vu telle scène ou telle action ; elle doit ensuite imaginer et reconstituer ce processus. Il lui faut donc non seulement relever le contenu narratif de la scène, mais aussi imaginer comment Danwon a souhaité représenter et donc interpréter la scène. Elle observe et elle se figure les traces du regard de Danwon sur ses sujets, son sens de la représentation, sa compréhension du motif et son regard porté sur les scènes. C’est seulement alors que Lee Ok Kyoung est en mesure d’en proposer un équivalent graphique, un relevé topographique presque, une reprise. Ce n’est pas tant une reprise comme répétition du même qu’une « reprise de feu » : lorsqu’un incendie mal éteint reprend de plus belle. Grâce à l’intervention de Lee Ok Kyoung, la peinture de Danwon « reprend » elle aussi, comme d’un foyer mal éteint ou d’une peinture classique qui ne demande qu’à étinceler ou à renaître de ses cendres…
Cette reprise, cette re-peinture, n’est pas une technique comparable à celle des peintres classiques occidentaux, particulièrement des peintres en apprentissage, qui exécutaient une copie d’une œuvre de leur maître ou d’un modèle admiré. Elle ne doit pas non plus être confondue avec la pratique des peintres du 20ième siècle, lorsqu’ils s’inspiraient d’une œuvre classique pour reprendre des motifs ou des compositions afin, ou avant, de créer leur propre œuvre (ainsi Picasso avec Las Meninas de Velasquez, ou Miro avec Le joueur de luth de Sorgh, ou encore Bacon refaisant le portrait d’Innocent X de Velasquez). Dans ces reprises contemporaines, on note une nette transformation de la vision, de l’impression et de la technique des œuvres classiques dont s’inspirent les artistes. On verra que chez Lee Ok Kyoung, l’imitation n’est pas une simple copie, qu’elle varie d’une toile à l’autre. Même si la peintre semble toujours montrer et dire la même chose, c’est à chaque fois dans un style différent, d’une autre manière. Mais tout est évidemment dans l’art et la manière d’imiter une œuvre classique.
Lee Ok Kyoung a choisi de se concentrer sur quelques œuvres dépeignant la vie quotidienne des gens du peuple, dans un type de sujet que l’on nommera, au 18ième siècle européen, la peinture de genre. Danwon a également peint la vie à la cour, mais il est demeuré célèbre et adulé en Corée pour ses œuvres qui témoignent avec tendresse de la vie des petites gens dans leurs activités journalières. Que ce soit dans les tableaux de genre hollandais dès le 16ième siècle, puis européens en général au 17ième siècle, ou dans les œuvres de Danwon à la fin du 18ième siècle, la peinture de genre obéit aux mêmes règles : la scène saisit sur le vif une réalité sociale ou socio-professionnelle ; elle ne renvoie qu’à elle-même, sans symbolisme, sans allusion cachée, sans souci d’édification morale ; elle montre des situations et des actions typiques d’un milieu social ordinaire. Une des méthodes les plus commodes, pour définir la peinture de genre, serait d’énumérer tout ce qu’elle se garde bien d’être : « Tout ce qui, dans un tableau concerne les activités de l’homme et n’a pas de signification historique, religieuse ou mythologique, tout ce qui n’est pas caractérisé, exalté ou consacré par la connaissance, la pensée ou la foi relève du “genre”[2]. »
Ces quelques exemples d’hommage à la peinture de Danwon nous aideront peut-être à comprendre comment cette reprise, cette ré-vision par une peintre contemporaine contribue à reconsidérer le passé, la tradition et la culture coréennes à l’époque Choson. La question se posera alors de savoir si la reprise d’un tableau est comparable à la relecture, la réécriture, la mise en scène d’un classique de la littérature dramatique. La mise en scène est en effet toujours l’art de poser un regard critique, historique, politique sur une œuvre du passé, en la transformant, plus ou moins, pour un public contemporain.
Prenons le tableau de Danwon, Boy Dancer, repris par Lee Ok Kyoung.
Ce qui frappe, au premier regard, c’est la proximité, voire la similarité des deux tableaux. Lee Ok Kyoung reprend telle quelle la structure spatiale de l’original : même cadrage, même position des personnages dans l’espace, même art raffiné et précis du dessin et des traits, même colorisation de quelques éléments vestimentaires. Elle met à plat le tableau de Danwon, comme pour un plan d’architecte ou un relevé topographique, elle stylise, elle simplifie, elle schématise les attitudes et des mouvements, les lignes de force du tableau. Elle accentue la stylisation déjà sensible chez Danwon. Chez les deux peintres, la répartition des figures dans l’espace du tableau est propre à la tradition chinoise et coréenne. L’ensemble n’est ni centré ni cadré, il semble flotter dans un espace sans limites. En revanche, chaque personnage pris individuellement est traité avec un réalisme minutieux dans les lignes du dessin. La scène repose sur la tension entre le statisme introverti des musiciens et le mouvement vertical du danseur ainsi que le balancier des bras.
On note chez Lee Ok Kyoung une géométrisation des contours, encore plus poussée que dans l’œuvre originale : géométrisation des traits et des formes, comme si l’exigence de précision et d’exemplarité des situations, des conditions et des actions conduisait nécessairement à cette abstraction quasi mathématique des réalités sociales. Le tableau de genre ne recherche pas seulement l’exactitude historique d’un milieu, il vise à saisir la valeur et l’esprit d’une époque avec le détachement et la précision d’un entomologiste.
Danwon est un des inventeurs de cette tradition de la peinture de genre. Il a certes de brillants ancêtres dans la peinture chinoise comme celle de Wou Wei (1459-1508) dans Village de pêcheurs, ou Tai Tsin (actif au 15ième siècle) dans Pêcheurs au bord du fleuve. La scène de genre est parfois un détail dans un immense paysage (ainsi : Retour tardif d’une excursion au printemps, de Tai Tsin[3]). Ces peintres chinois n’ont pas le trait aussi précis et réaliste que Danwon.
D’où vient alors l’impression d’être, avec Danwon et Lee Ok Kyoung, en présence de deux œuvres différentes dont l’atmosphère (cette atmosphère dont parlent les gens de théâtre) varie d’un artiste à l’autre ? Cette différence ne s’explique pas seulement par le trait plus net et rectiligne de Lee Ok Kyoung, par les surfaces planes des vêtements. Elle tient aussi à quelques détails ajoutés qui influent sur la composition d’ensemble. Ainsi les chapeaux des musiciens : six taches noires produisent un effet dynamique d’un demi-cercle qui s’oppose d’autant plus nettement au danseur, à sa chevelure noire, à son bonnet rouge et sa veste violette.
L’adaptation picturale de Lee Ok Kyoung accentue l’idée que la danse et le mouvement sont soutenus par la musique, ce qui fait encore davantage ressortir les actions physiques et la théâtralité de cette scène de genre.
Nous pourrions poser aux autres œuvres des questions similaires, car le principe général de la reprise reste le même. Mieux vaut cependant observer la diversité de cette adaptation picturale.
Ainsi le tableau des marchands ambulants (The peddlers) nous interpelle sur le contenu familial ou professionnel de ces scènes de la vie quotidienne. En jouant au jeu des différences, on finit par comprendre ce qui a motivé le tableau-source de Danwon et le tableau-cible de Lee Ok Kyoung. Cette dernière recadre la scène des deux marchands en se concentrant sur une bande laissant de côté, en haut, le panier porté par l’homme et, en bas, les mollets et les pieds des protagonistes. Les rapports de couple s’en trouvent légèrement accentués. L’homme, dans la version contemporaine, est en déséquilibre comme s’il était en train de s’éloigner. L’absence de bouche, les yeux baissés rendent son visage anonyme et fermé. On ne saurait dire si son bâton est vraiment dirigé vers la femme, ou s’il s’agit dans les deux cas d’une illusion d’optique. La femme (la mère) baisse le regard, elle incline la tête, son bébé adopte la même attitude de sommeil ou de soumission. Ces modifications de détail rendent la scène plus ambiguë et dramatique : ce qui chez Danwon n’était probablement qu’une situation de travail et de voyage devient chez Lee Ok Kyoung l’observation rapprochée d’un couple. Cet écart avec la version de Danwon doit faire l’objet d’une interprétation de notre part, avec le risque d’une surinterprétation, comme lorsque nous croyons voir, dans la reprise de Lee Ok Kyoung, une critique féministe des relations de pouvoir dans le couple. Pareille lecture nous éloigne du même coup de la peinture de genre, laquelle multiplie les détails réalistes et les observations typiques d’un milieu ou d’une époque, sans chercher à prendre trop directement parti. Chez Lee Ok Kyoung, la stylisation et la géométrisation effacent les détails trop prégnants. La scène court le risque de devenir schématique, abstraite, voire conceptuelle. On perd alors la précision d’une scène de genre, comme chez Danwon, mais on gagne la rapidité du message et le regard contemporain, plus critique sur les rapports des sexes. Cette focalisation, cette schématisation des traits souligne plus ou moins consciemment le processus de dévitalisation, d’acculturation et de globalisation de notre époque, notre besoin aussi de nous pencher sur un passé certes idéalisé, mais moins standardisé et uniformisé.
D’autres tableaux confirment la perspective critique de Lee Ok Kyoung, notamment sur le monde du travail. C’est le cas d’une œuvre comme The Spinning Wheel. Là encore, les écarts, aussi minimes soient-ils, sont révélateurs du regard de Lee Ok Kyoung. Cette dernière choisit une des trois figures, celle de la fileuse, dont les gestes et les attitudes corporelles semblent dominées par un jeu de lignes rectilignes. L’expression du visage de la fileuse est difficile à déchiffrer chez Danwon (à cause du mauvais état du papier). Chez Lee Ok Kyoung, les traits de la fileuse sont apaisés et, chose rare dans toutes ces reprises, un sourire affleure à ses lèvres. La technique du corps de la femme accroupie est restée la même : précision des gestes, équilibre entre la tête et les bras, entre le buste et les jambes sous l’ample robe traditionnelle. Cette harmonie des gestes s’impose, en dépit de la sévère géométrie des traits. De Danwon à Lee Ok Kyoung, on est ainsi passé de la courbe à la droite, de la fluidité des gestes à la rectitude géométrique des plis. Le fil tendu entre la main et un invisible instrument a lui aussi perdu sa courbure vers le bas de l’image.
Avec Lunch se confirme l’idée que les adaptations de Lee Ok Kyoung adoptent toujours un point de vue personnel, ne serait-ce que dans le choix d’une partie du tableau jugée la plus pertinente. L’œuvre originale compte neuf personnages en train de manger. La reprise de Lee Ok Kyoung élimine la partie gauche du tableau : trois mangeurs et un chien en attente de nourriture. Cette omission ne pose aucun problème, car les deux tableaux restent soumis à la même conception de l’espace : un espace plan, non cadré, dans lequel les figures semblent posées les unes à côté des autres. Cette juxtaposition des corps dans un espace neutralisé unicolore et sans arrière-fond mimétique n’empêche pas la focalisation et la mise au premier plan de la femme, une mère qui nourrit son bébé au sein. Elle est la seule à ne pas manger, concentrée qu’elle est sur l’enfant accroché à son sein. Malgré ce recentrage sur la mère et son abnégation, la structure dramatique de l’espace est préservée. Elle tourne en un arc de cercle autour de la figure maternelle et matricielle ; à la voracité masculine s’oppose la douceur maternelle. Cette dramatisation anecdotique anime toute la scène : les différentes attitudes des mangeurs deviennent les étapes d’un cadran imaginaire autour de la mère.
Même dispositif spatial et idéologique dans A Well Side : les femmes travaillent ; au centre l’homme est servi et boit. Les deux femmes près du puits détournent les yeux, le visage sans bouche (à la différence de chez Danwon) est peu expressif, tandis que la femme qui s’éloigne a le visage fermé, les sourcils froncés, les commissures des lèvres tirées vers le bas dans une mimique de désapprobation. La corde qui sort du puits relie les trois principaux personnages et la femme sur le départ se situe encore dans le prolongement de la corde et donc de l’action principale. Les quatre protagonistes sont reliés par le système des regards, ce qui marque bien les interactions et les différents points de vue. Seul l’homme boit, sans nulle gêne. Une femme regarde vers le fond du puits ; une autre se détourne de l’homme dépenaillé ; la dernière s’éloigne de la scène, comme pour marquer sa désapprobation.
Les scènes de Danwon comme celles de Lee Ok Kyoung déroulent la temporalité en plusieurs épisodes, seulement suggérés, aux dimensions variables, telle une bande dessinée dont l’observateur décide des cadres en vue des actions. Les tableaux de Danwon ou de Lee sont un concentré de situations sociales et psychologiques qui s’entrechoquent, et qui laissent deviner un jugement ironique, voire critique sur la situation dépeinte. Ce jugement dépasse la littéralité de la scène de genre, sans pour autant se réduire à une morale ou à une conclusion sociale, voire politique. C’est pourquoi les œuvres de Danwon gardent une certaine neutralité, voire une ambiguïté, comme pour nous épargner tout commentaire trop explicite et laisser libre cours à notre appréciation. On ne saurait préjuger des intentions de l’auteur, mais on sent bien la sympathie pour ses personnages, sa volonté de faire connaître leur modeste existence, le désir de témoigner de ce qu’a été, à un moment, la vraie vie.
De cet humour pince-sans-rire, Watching a Picture nous donne un bon exemple. Car quel sens donner à cette contemplation par un aréopage d’experts d’un tableau encore vide ? Qui sont ces observateurs ? Des spécialistes appelés à juger l’œuvre ? Un commanditaire (en habit violet) qui se laisse expliquer par l’artiste en chaussures rouges le sens de l’œuvre ou le projet de cette commande ? Ou bien un artiste qui, de honte, se cache le visage, tandis que les experts devisent sur son travail ? Lee Ok Kyoung ne cherche pas à résoudre l’énigme ; elle accentue la blancheur et le vide de la surface centrale ; elle détache encore un peu plus de l’ensemble le personnage au premier plan, l’homme au chapeau et au voile violet et à l’habit bleu, le seul, avec l’ « artiste » au fond, qui ne touche pas la toile, comme s’il n’avait pas encore pris possession du tableau ou bien comme s’il était en train de passer commande. Quoi qu’il en soit, la reprise de Lee Ok Kyoung simplifie et clarifie l’original, elle souligne les contours et les traits pertinents des personnages, elle les traite comme des figures grisées sur un fond noir, presque caricaturales, elle colorie quelques rares éléments, qui sont autant d’indices de son interprétation.
On n’échappe pas à la question de savoir si la peinture de genre de Danwon tenait déjà un discours politique, certes implicite, non-verbal mais tout aussi subversif que peut l’être une mise en scène. Car la mise en scène est à tout moment en mesure de déplacer, transformer et subvertir le message explicite ou neutre d’un texte ou d’une tradition de jeu et d’interprétation. Quant à l’intervention de Lee Ok Kyoung, on a encore plus de difficulté à n’y voir qu’un exercice de style, une variation artistique sur un matériau classique ; on n’imagine pas que la peintre contemporaine n’ait pas elle aussi voulu interroger politiquement ces scènes de la vie culturelle coréenne d’il y a trois siècles.
S’il en est ainsi, on doit interroger l’œuvre de Danwon comme une mémoire culturelle, qu’il s’agit à présent de déployer pour en saisir la portée alors et maintenant dans la « relecture » de Lee Ok Kyoung. Il faut donc commencer par Danwon : en quoi a-t-il contribué à forger une identité coréenne, parfois imaginaire, à la fois comme document historique à travers son art et comme objet artistique unique, insaisissable, mais tout de même inscrit dans l’histoire ? Ces scènes de genre, ces saynètes dramatiques, ces observations toujours satiriques de la théâtralité sont en effet autant un document historique qu’une œuvre esthétique touchant encore profondément le public contemporain. À travers sa reprise des œuvres classiques, Lee OK Kyoung réalise ce que tout observateur et amateur de Danwon fait naturellement : approfondir sa connaissance visuelle d’une époque ancienne et inscrire l’œuvre picturale dans l’évolution et la recherche des formes. Sa méta-peinture, son inter-picturalité paraîtront à certains, notamment aux Occidentaux obsédés par la nouveauté et l’originalité, une étrange et trop fidèle paraphrase, une tentative artistique vouée à l’échec, étant donné le génie de l’original. Pourtant, cette tentative pour rendre hommage à Danwon se justifie pleinement quelle que soit la modestie du propos, des intentions déclarées et des interventions artistiques.
Prenons, pour nous en convaincre, un dernier exemple, celui de The Ferry. Lee Ok Kyoung a entièrement recomposé la scène en choisissant un détail : les deux passeurs d’une barque lourdement chargée d’animaux et d’humains font glisser la barge vers une destination inconnue. Transportés au premier plan, les deux hommes sont en plein effort, à en juger par la courbure de la perche, ils semblent sur le point de quitter le cadre du tableau par la gauche, laissant au-dessus d’eux les deux fresques des passagers entassés sur le bac. Le statut spatial des deux barges est incertain : chez Danwon elles pourraient appartenir à un espace réaliste, étant vues de loin et de haut (la grandeur des barques et des passagers diffère, selon les règles de la perception) ; chez Lee Ok Kyoung, elles sont superposées, telles deux bas-reliefs, dans un espace virtuel, symbolique auquel est juxtaposé, tout aussi arbitrairement et par un effet de collage, le détail de l’extrémité de la barque. L’espace de Lee Ok Kyoung est mixte : d’un côté, c’est l’espace neutralisé et infini de la peinture chinoise ou coréenne : un arrière-fond unicolore sur lequel on colle différentes figures ; de l’autre côté, c’est l’espace du premier plan : un espace focalisé sur les protagonistes tout en ne craignant pas d’être quelque peu décentré et décadré. Il semble que l’espace combine ici des principes incompatibles et une esthétique tantôt occidentale tantôt coréenne. Cela n’a en soi rien d’étonnant puisque la peintre a elle-même une formation autant européenne (allemande) que coréenne. Dans la société coréenne contemporaine, les influences euro-américaines (et internationales) sont au moins aussi fortes que l’imprégnation culturelle coréenne classique. Quand bien même la peintre le souhaiterait, son adaptation des œuvres de Danwon ne saurait se produire dans le seul contexte intra-coréen ; elle est ouverte aux courants de l’art contemporain international. Il convient de bien distinguer les facteurs anthropologiques ou sociologiques et les données esthétiques de la peinture. Distinction évidemment très délicate, voire problématique. Dans ces exemples, les corps, leurs attitudes, et les mouvements (suggérés) paraissent correspondre à des techniques corporelles asiatiques, voire spécifiquement coréennes. En revanche, l’abstraction-codification des corps ou des visages conduit à une standardisation des contours qui évoquent davantage une informatisation et une globalisation des comportements, bien loin de la tradition culturelle coréenne. Il y a, en somme, une tension (mais pas une hybridation) entre la tradition thématique culturelle coréenne et l’universalisation-globalisation dans la manière de représenter le réel. Il y aurait là une tentative de synthèse entre deux tendances contraires : la tradition culturelle locale et l’économie standardisée globale. Pareille synthèse est-elle réalisable ou n’est-elle que le vœu pieux d’un politicien national-moderniste ou d’un artiste localement universel et universellement local, une sorte de « Catalan universel », comme Miro aimait à se définir ?
Avec ces scènes de genre, Danwon a magnifiquement témoigné des dures conditions de vie de son temps. Le travail de Lee Ok Kyoung ne consiste évidemment pas à remplacer Danwon, lequel reste miraculeusement en phase avec notre époque tout comme les scènes de genre de Vermeer nous sont restées accessibles. Lee Ok Kyoung n’a d’autre ambition qu’un hommage, une variation, une adaptation, un commentaire, un regard nouveau. Dans une peinture très dessinée, volontairement schématique, elle nous propose une radiographie du passé qui imite, rejoue, énonce, performe une œuvre, locale dans les détails, universelle dans l’esprit. C’est là une manière très saine, directe et critique, d’évoquer le passé coréen, sans l’idéaliser comme dans les nombreux musicals, les films pour le cinéma et la télévision, les pièces théâtrales de commande : autant d’œuvres qui échappent mal aux directives officielles des décideurs, ceux qui tiennent les cordons de la bourse.
Pour désigner cette entreprise de méta- ou de re-peinture, le terme très général et imprécis d’adaptation est peut-être le moins mauvais. L’adaptation d’un texte en un autre ne prétend pas être une copie, un calque, une traduction ; elle admet que toutes les composantes de l’œuvre peuvent changer jusqu’à rendre méconnaissable le texte de départ, dans son contenu narratif comme dans sa forme et sa matérialité. De la copie ou du travestissement à la réécriture ou à la parodie, toutes les transpositions sont imaginables. Lee Ok Young Kyoung a souhaité rendre hommage à Danwon, en prenant soin de transférer le plus d’éléments possible dans son adaptation. On pourrait presque parler de traduction fidèle des dessins de Danwon, de transfert scrupuleux de la dramaturgie des œuvres. On retrouve les mêmes actants, le même usage de l’espace, l’exacte précision des lignes, des objets, des personnages représentés, même langage et technique corporelle, et finalement la même reconnaissance par le spectateur des situations, des métiers, du regard sympathique mais humoristique sur ces sans-grades de l’Histoire. En ce sens, l’adaptation est presque une copie de l’original. Mais, en même temps, l’œuvre de Lee Ok Kyoung n’a rien d’une photocopie au laser ! Elle diffère (plus ou moins selon les tableaux) de l’original dans sa matérialité, ne serait-ce que dans l’épaisseur des traits, dans l’usage inattendu de quelques couleurs, dans le recadrage. Rien de surprenant à ces écarts, puisque toute traduction, (toute adaptation, toute réécriture) ne saurait reproduire une autre œuvre, en dépit de toutes ses protestations de fidélité. En effet, la lecture, la préparation, le passage à l’acte créateur implique une interprétation à travers ce que les théâtrologues nomment l’analyse dramaturgique. Cette interprétation (du moins telle que nous l’imaginons à la suite d’intuitions comme de patientes analyses formelles) implique des choix, des obsessions, des valeurs propres à l’artiste, et à l’artiste dans la situation matérielle et spirituelle concrète de son époque. Dans ces hommages interpicturaux, l’interprétation a consisté à « souligner le trait » de Danwon, au sens propre et au sens figuré : les contours sont renforcés et le commentaire implicite de ces scènes familiales ou sociétales est rendu encore plus explicite, humoristique, critique, voire satirique.
Toute traduction ou toute adaptation réalise, par rapport à l’original, des pertes mais aussi des gains. Dans le cas présent, la principale perte, c’est justement la finesse du trait de Danwon, le sens du détail pertinent, la richesse de ces études ethnologiques de différents groupes sociaux, l’intersubjectivité encore lisible dans ces rencontres humaines. Tout commentaire métapictural est simplificateur, surtout s’il n’est pas renforcé par un contre-discours original et puissant, celui de l’artiste qui crée son œuvre selon sa propre « manière ». Le principal gain, en revanche, est celui d’une réflexion approfondie sur l’héritage à la fois culturel et pictural de l’œuvre de Danwon. Cet héritage, ce patrimoine doit non seulement être préservé, entretenu, commenté par les nouvelles générations. Il ne doit cependant pas être seulement conservé pour les érudits et pour les conservateurs de musée ; ni d’ailleurs congelé pour les spéculateurs de l’art (les financiers agiles comme les philosophes instables). Il doit être périodiquement questionné, réévalué et si possible retravaillé dans un cheminement nouveau : ni idéalisé dans une admiration béate, ni détruit dans un usage iconoclaste. En ce sens, la tentative de Lee Ok Kyoung contribue aussi à la préservation du patrimoine classique. Son travail sur Danwon, cette « mise en scène » de l’œuvre classique, est comparable à la mise en scène des classiques du théâtre occidental : c’est un hommage et un maillon dans la chaîne de transmission des œuvres du passé. C’est une reconnaissance que les œuvres du passé ne sont jamais dépassées.
C’est aussi une manière de mettre en doute la notion de Zeitgeist ou de Volksgeist qui serait l’essence d’une époque, d’une philosophie, d’un art, que l’on pourrait ramener à une essence et que Danwon aurait miraculeusement incarnée et saisie dans ses scènes de genre. Or la pensée esthétique coréenne recourt souvent à ces raccourcis un peu rapides et nationalistes en affirmant que l’œuvre de Danwon est l’essence du peuple coréen, de la coréanité. Au contraire, en considérant que cette œuvre comme toutes les autres a constamment besoin d’être mise en scène (c’est-à-dire remise sur le métier, réévaluée d’un point de vue contemporain et pour un nouveau public), on prend le contre-pied de cette vision essentialiste[4]). Cette reprise de Lee Ok Kyoung est peut-être une tentative pour briser le cercle de l’admiration et de la Volksgeist à la Panofsky, pour réactiver le passé à partir du présent, au lieu de fuir dans la supposée essence de la coréanité ou autre éloge de la coréanisation. Grâce à notre regard contemporain sur l’art du passé depuis notre point de vue actuel nous connaissons mieux les œuvres du passé. C’est un peu ce que fait Lee Ok Kyoung, même si elle n’en est peut-être pas consciente. Elle ne prétend pas réactiver et réévaluer Danwon à travers ses propres reprises. Mais son travail métapictural témoigne d’une position anti-essentialiste. C’est une tentative pour faire exister Danwon dans notre époque, comme si on pouvait proposer une nouvelle mise en scène de ce tableau, et donc le performer et re-performer ! Ce qui, au fond, est un moyen non tant de conserver le patrimoine que le faire revivre. Au fond, Lee Ok Kyoung ne tente pas d’élucider le symbolisme de Danwon, tout simplement parce que celui-ci décrivait le monde plus qu’il ne l’interprétait, fidèle en cela à la méthode de la peinture de genre. Elle-même n’interprète pas son modèle, elle se borne à le décrire : pour son spectateur cela est un peu frustrant, car on est habitué à des interprétations toujours nouvelles des artistes comme des critiques.
Cette préservation et cette ouverture du patrimoine nous rappellent opportunément que l’adaptation implique toujours l’adoption d’un point de vue renouvelé en fonction du public des spectateurs et des regardants. Adopter un point de vue devrait être la moindre des choses pour un artiste, mais il s’agit aussi d’adapter l’œuvre aux possibilités et à l’identité de son public. Dans l’hommage, il s’agit d’être respectueux sans être servile : c’est le cas ici. Dans la parodie ou la réécriture (rewriting), on se moque de l’objet critiqué, sans pour autant le mépriser ou le détruire : on est loin de cette stratégie avec Lee Ok Kyoung. Ni vestale, ni vandale. Lui fallait-il, d’ailleurs, adopter un nouveau point de vue ? Oui et non. Non, parce que Danwon appartient au patrimoine coréen et n’avait nul besoin d’être restauré pour un public ignare. Oui, tout de même, parce que Lee Ok Kyoung a pris plaisir à souligner les travers persistants de la société coréenne (machisme, obéissance aveugle, travail acharné et mal considéré, autorité vide et sidérante des savants et des chefs, etc.). Elle s’inscrit dans la continuité de la culture coréenne tout en l’élargissant à une perspective humaine universelle, dans la satire comme dans la tendresse envers l’être humain. Le point de vue de la peintre et la nature du public visé restent ambigus. Les influences, les emprunts, la connaissance des pratiques sociales, corporelles, rituelles sont difficiles à établir : autant pour l’œuvre de Danwon dans son époque que pour celle de Lee Ok Kyoung dans la nôtre. « Repeignant » Danwon « à la manière de », elle trouve aussi, paradoxalement, sa propre manière. Tout se passe comme si elle devait d’abord prendre conscience de la manière, de la technique et de l’état d’esprit de Danwon. C’est seulement alors qu’elle découvre comment elle-même pourra trouver sa voix, quelle pourra être la prochaine étape de sa création.
Cette prise de position sur le patrimoine, sa préservation autant que sa régénérescence, sont essentielles, à un moment où la Corée hésite sur sa manière d’hériter, notamment d’un passé lointain dont bien des traces ont été effacées ou volontairement supprimées au cours de ces soixante-dix dernières années. Or ce passé ne se limite pas à quelques trésors artistiques ou vivants numérotés, il s’étend à des traditions performatives (danse, fêtes, chant, arts du quotidien) que les dictatures ont cherché à éliminer pour que le peuple se consacre exclusivement au développement économique globalisé.
L’entreprise de Lee Ok Kyoung, et de bien d’autres artistes coréens, ne se borne pas à faire accéder aux chefs d’œuvre du passé. Elle s’inscrit dans une dynamique de reconnaissance et de continuation de l’art traditionnel avec les moyens d’expression contemporains et pour un public vivant.
Notes de fin
[1] À la galerie Seoho (2 Insadong 6-gil, Jongno-gu, Séoul) du 3 au 9 octobre 2012.
[2] « Genre (peinture de), Dictionnaire de la peinture. Sous la direction de Michel Laclotte et Jean-Pierre Cuzin, Paris, 1987, p. 331.
[3] James Cahill. La peinture chinoise, Genève, Skira-Flammarion, 1977, p. 117-123, pour les tableaux.
[4] Je rejoins ici la critique qu’Ernst Gombrich fait de la théorie de l’art selon Panofsky : « Panofsky représentait une tradition germanique de l’histoire de l’art, que j’ai souvent critiquée. C’est une tradition qui remonte, comme j’ai essayé de le montrer, à la philosophie hégélienne de l’histoire et qui aime à opérer avec les idées de Zeitgeist (esprit du temps) et du Volksgeist (esprit d’un peuple). Cette tradition postule que toutes les manifestations d’une époque, la philosophie, l’art, les structures sociales, etc. doivent être considérées comme l’expression d’une essence ou d’un esprit identique. Par conséquent, toute époque est considérée comme une totalité dans laquelle tout se tient. » Ernst Gombrich, Didier Eribon. Ce que l’image nous dit. Entretiens sur l’art et la science. Paris, Adam Biro, 1991, p.131-132.
* Patrice Pavis est professeur à la School of Arts, University of Kent, à Canterbury. Derniers ouvrages : Dictionnaire de la performance et du théâtre contemporain (Armand Colin) et Performing Korea (Palgrave).
Copyright © 2015 Patrice Pavis
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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