Irène Sadowska-Guillon*

Guillon

Don Quijote pour Cervantès comme Faust pour Goethe furent l’aboutissement et le summum de leurs œuvres et en quelque sorte l’arbre qui cache le reste de leurs abondantes créations. Miguel de Cervantès Saavedra, né en 1547, écrivain emblématique de la littérature espagnole, comme Molière l’est de celle de France, Shakespeare de celle d’Angleterre, a publié en 1615 la seconde partie de son œuvre majeure Don Quijote, un an avant sa mort le 23 avril 1616. Ce double quatre centenaire donne lieu à la fois à des célébrations de l’écrivain dont les ossements, recherchés depuis des années, ont été retrouvés et identifiés au début de 2015 (anniversaire oblige !), et à une multitude d’activités culturelles : expositions, conférences, lectures, colloques, spectacles de théâtre.

Cervantès a écrit pour le théâtre entre autres Numance et des pièces courtes réunies sous le titre général d’Intermède, mais autant Don Quijote que ses nouvelles ne cessent d’inspirer adaptations dramatiques et créations chorégraphiques et musicales. Il est surprenant de constater à quel point l’œuvre de Cervantès constitue une ressource inépuisable pour la création contemporaine.

Entremeses de Cervantès en el Teatro de la Abadia
Entremeses de Cervantès en el Teatro de la Abadia

I – Quelques repères et résonnances littéraires

Certaines époques, particulièrement dans la littérature, ont généré des œuvres de fiction et de réflexion philosophique de dimension universelle. L’œuvre de Miguel de Cervantès Saavedra, héritière de la pensée émancipée d’Érasme de Rotterdam (1467-1536), de Machiavel (1469-1527) et de Montaigne (1533-1592), est contemporaine de celle de William Shakespeare, né en 1564 et mort comme Cervantès le 23 avril 1616. Ce bouillonnement artistique et philosophique va produire en Espagne le théâtre du Siècle d’Or daté jusqu’à la mort de Pedro Calderón de la Barca en 1681.

En France, Pierre Corneille, Jean Racine et Molière marqueront le théâtre de cette époque, formaté par les règles classiques, à l’opposé du théâtre élisabéthain en Angleterre ou du théâtre baroque en Espagne.

Il y a certes plusieurs rapprochements à faire entre Cervantès, aventurier de la littérature, et Shakespeare, grand aventurier du théâtre ; je relève juste cette curiosité qui montre l’ampleur de l’influence de l’œuvre maîtresse de Cervantès déjà à cette époque. Cardenio, écrit par Shakespeare et Fletcher en 1611, s’inspire d’une des aventures de Don Quijote.

Miguel de Cervantès Saavedra incarne dans sa vie le type de personnage picaresque vagabond, aventurier, manipulateur, en délicatesse avec la justice, créé dans la littérature du Siècle d’Or.

Issu d’une famille très modeste d’Alcala de Henares, ville célèbre par son Université, il fait quelques études puis s’instruit de façon intermittente à Madrid et à Salamanque. Mais les nécessités financières l’obligent à plusieurs reprises à embrasser le métier de militaire. Il participe entre autres en 1571 à la bataille de Lépante où il perd le bras gauche, à la prise de Tunis, est fait prisonnier, emmené comme esclave à Alger. Il tente à plusieurs reprises de s’évader ; trahi, repris, il est finalement racheté et rentre en 1580 en Espagne.

Il écrit Galatea en esclavage à Alger. L’écriture de ses nouvelles et de son théâtre est contrariée sans cesse par la nécessité de gagner de l’argent. Mais sa vocation d’écrivain est affirmée. Il se lie avec les meilleurs écrivains de son temps : Gongora, Calderón, Quevedo, Luis de León, Fernando de Herrera, Tirso de Molina, alors qu’une rivalité avec Lope de Vega va s’approfondir au fur et à mesure.

Toujours à la recherche de moyens de subsistance, il cherche à partir dans le Nouveau Monde puis exerce plusieurs fonctions dont celle de commissaire aux vivres pour l’Invincible Armada. Il se trouve mêlé à des affaires louches et emprisonné en 1602 à Séville où il commence à écrire Don Quijote. Libéré il s’installe à Valladolid où pendant quelques années s’établit la cour de Philippe III. Il écrit Le Colloque des chiens et d’autres textes réunis dans les Nouvelles exemplaires, tableaux de la société espagnole de l’époque dont beaucoup de situations sont inspirées par des aventures de sa propre vie. Accusé d’un meurtre qu’il n’a probablement pas commis, il achève dans ces circonstances périlleuses pour lui Don Quijote, qu’il publie en 1605. Son succès est immédiat, le roman est réimprimé six fois la même année. En suivant la Cour, Cervantès va vivre à Madrid. Il publie en 1611 Le Gardien vigilant et en 1612, des Nouvelles exemplaires avec le récit de ses aventures en captivité dans L’Espagnole anglaise. De nombreux éléments autobiographiques sont insérés dans Don Quijote. En 1614 paraît une fausse seconde partie de Don Quijote, d’un auteur imposteur, Antonio Fernandez Avellaneda.

Indigné par cette contrefaçon, Cervantès publie en 1615 sa deuxième partie de Don Quijote en s’en prenant dans la préface à l’imposteur. La même année, il publie son dernier ouvrage, testamentaire, Persilès et Sigismonde, avec, en pressentant sa mort, cette bouleversante dédicace : « Le pied déjà dans l’étrier et en proie aux angoisses de la mort, grand Seigneur je t’écris ceci. »

II – L’actualité de l’œuvre de Cervantès

Don Quijote fait partie des quelques œuvres universelles les plus traduites dans le monde. Le roman de Cervantès a bénéficié dès le départ d’une présence et d’une réception extrêmement larges dans le monde. Pourquoi le temps n’a-t-il pas de prise sur ce roman à la fois philosophique et d’aventures ?

À l’instar des auteurs grecs créateurs de personnages mythiques intemporels comme Œdipe, Antigone ou Médée, Cervantès a créé dans Don Quijote deux types humains : l’hidalgo Don Quijote et son écuyer, l’astucieux Sancho Pança, issus de la pure imagination et pourtant plus vrais et plus vivants que n’importe quel personnage réel. Bouffons et dérisoires, ils sont passés dans le langage courant et la mémoire collective non pas d’un pays, mais du monde.

Non seulement Don Quijote, mais l’ensemble de l’œuvre de Cervantès bénéficient d’un succès particulier au Japon où elle a été traduite et adaptée pour la scène par Yoichi Tajiri pour la compagnie Ksec Act de Nagoya qui, depuis 35 ans, se dédie à la création des classiques espagnols du Siècle d’Or.

Dans son éblouissant travail dramaturgique et scénique sur Don Quijote et Numance de Cervantès, Yoichi Tajiri relève des proximités entre les histoires et les cultures du Japon et de l’Espagne qui s’expriment à la fois dans le tempérament extrême, le raffinement esthétique et la violence, le sens du grotesque et le sentiment du tragique de la vie, et la présence constante de la mort que le théâtre incarne avec tant de radicalité. Le langage scénique de Ksec Act se caractérise par un style grotesque, antiréaliste, physique, recourant à la chorégraphie, au jeu choral, aux éléments rituels, mais aussi à la tradition théâtrale japonaise. Yoichi Tajiri, dans sa dramaturgie et Kei Jinguji dans sa mise en scène se saisissent dans Don Quijote et dans Numance de l’essence même des œuvres, concentrent leur puissance poétique en les mettant dans une perspective métaphorique, universelle et intemporelle. Yoichi Tajiri produit dans sa version de Don Quijote une fusion entre la fiction, le passé historique, la mémoire collective et le présent. Le livre et son auteur, Cervantès, constituent le noyau du spectacle dans lequel on voit, comme surgies de la mémoire collective, quelques situations des aventures de Don Quijote mais d’un Don Quijote vu depuis aujourd’hui. Le tissage de la narration chorale avec des dialogues et le récit, les mouvements chorégraphiés et le jeu expressif, excessif ou ironique, les registres vocaux des acteurs, les images d’une grande beauté plastique, la dramaturgie musicale, créent une distance et confèrent à l’histoire racontée une dimension métaphorique.

Dans Numance de Cervantès, la compagnie Ksec Act recourt à une démarche semblable : on est dans une ambiance totalement décalée de la réalité objective où les vivants et les morts se parlent, nous parlent. Numance raconte l’histoire du siège, de la prise et de la destruction de l’antique cité celte ibère par l’armée romaine conduite par Scipion Émilien en 133 avant notre ère. Assiégés, affamés, les Numanciens ont choisi de brûler leur ville, de tuer leurs femmes, leurs enfants et de se suicider plutôt que de se rendre. Dans sa partition dramaturgique, Yoichi Tajiri relève la thématique centrale de l’œuvre : l’intransigeance, le sens de l’honneur, de la dignité, de la liberté, poussés à l’extrême dans toutes sortes de conflits et de guerres en posant, du point de vue d’aujourd’hui, des questions : que signifie le patriotisme et mourir avec honneur ? Que signifie gagner la guerre ? Mourir c’est mourir, la guerre n’est-elle pas simplement une tragédie humaine, un massacre barbare où il n’y a ni vainqueurs ni vaincus honorables ?

En réduisant à l’essentiel la trame dramatique cervantine, Yoichi Tajiri introduit le personnage de « l’employé » qui figure à la fois la mémoire et le regard contemporain, un homme d’aujourd’hui visitant ce lieu dévasté qui pourrait être aussi bien Numance, Hiroshima, ou toute autre ville rasée, détruite par la guerre.

En Espagne, José Ramon Fernandez, un des auteurs phares de la nouvelle dramaturgie, a repris les personnages de Don Quijote et de Sancho Pança dans sa pièce Le Bateau enchanté, en les projetant dans l’actualité de notre société pour traiter des thèmes de l’écologie, de la pollution et de la menace de pénurie de l’eau, mais aussi de l’émigration et de l’intégration culturelle. Sa pièce raconte comment Don Quijote et Sancho Pança s’embarquent sur l’Èbre pour défendre la cause de l’eau et comment dans une famille d’immigrés vietnamiens l’art des marionnettes sur l’eau conservé et transmis par le père à son fils devenu Espagnol lui servira pour raconter l’histoire des deux héros cervantins.

III – Cervantès et Don Quijote tous azimuts

Le plus important festival de théâtre classique, le Festival International d’Almagro, a été dans son édition 2015 une véritable vitrine des multiples déclinaisons de l’œuvre cervantine. En tête de l’abondante offre de ce « feuilleton » cervantin : Intermèdes de José Luis Gomez, nouvelle version de son spectacle emblématique créé il y a 20 ans au Teatro la Abadia à Madrid qu’il dirige. Intermèdes réunit trois célèbres pièces comiques de Cervantès : La Grotte de Salamanque, Le Vieux Jaloux et Le Retable des merveilles, situées dans un milieu rural, histoires d’amour, de mariages forcés, de tromperies, de jalousies, de vengeances. Avec une extraordinaire acuité, Cervantès saisit les types et les rapports humains en mettant en dérision l’ordre social et la morale restrictifs et prohibitifs que les femmes qui en sont victimes principales déjouent avec talent. Dans Le Retable des merveilles, on relève des similitudes avec le conte Les Nouveaux Habits de l’empereur. Deux picaros présentent devant les notables du village un retable très spécial : ses images ne peuvent être vues que par des personnes de sang pur mais non par des bâtards ou des descendants de Maures ou de Juifs. Cervantès s’y moque du statut de pureté du sang : lui-même, tout comme sa femme, étaient descendants de Juifs convertis.

Parmi de nombreux spectacles présentés au Festival International d’Almagro, on peut encore noter En un lugar del Quijote (Dans un lieu du Don Quijote), version libre du roman mis en scène par Yayo Caseres en collaboration avec la Compagnie Nationale de Théâtre Classique. Ce qui frappe pourtant dans cette « nouvelle vague » d’approches scéniques de Cervantès et de son œuvre, c’est d’une part l’intérêt porté à l’entourage féminin de l’écrivain et aux héroïnes de ses œuvres, et d’autre part le recours très fréquent aux formes scéniques pluridisciplinaires.

La Gitanilla, spectacle de théâtre-danse, avec la dramaturgie de Maria Velazco et la mise en scène de Sonia Sébastian, présenté au Festival de Théâtre Classique d’Alcala de Henares, s’inspire d’une Nouvelle Exemplaire de Cervantès, La Gitanilla. Le spectacle, utilisant des éléments de la musique et de la danse flamenco, transpose l’histoire de la gitane au XXIe siècle. En restant fidèle à la trame originale, Maria Velazco introduit des éléments actuels de la communauté gitane et s’inspire aussi du film franco-algérien de Toni Gatlif. Elle articule sa dramaturgie sur la thématique de la diversité ethnique, de la défense de la dignité et de la liberté.

Dans cette vague de féminisation du quatrecentenaire cervantin, la célèbre Dulcinéa, l’amour idéal de Don Quijote, ne pouvait être absente. La voilà, inspiratrice de la création de l’actrice et danseuse canarienne, Paula Quintana. Elle construit, à travers une dramaturgie pluridisciplinaire : texte, musique, danse, le parcours vers l’abandon et l’oubli de l’héroïne idéalisée. La figure de Dulcinéa est abordée à partir de notre regard d’aujourd’hui sur l’amour, les émotions, sur la femme et la féminité dans notre société.

À ce « concert » d’hommages à Cervantès et à son Don Quijote, Fernando Arrabal a apporté, comme à son habitude, une vision très arrabalienne de l’univers cervantin dans Pinguines, commande de Juan Carlos Perez de la Fuente qui l’a créé le 23 avril 2015, date anniversaire de la mort de Cervantès, au Teatro Español de Madrid dont il est directeur. Nul besoin d’ajouter que cette création mondiale en présence de l’auteur fut un événement culturel et mondain.

Pinguines, Arrabal
Pinguines, Arrabal

Arrabal propose dans Pinguines une vision de l’univers de Cervantès à travers le regard des femmes de sa vie : son épouse, sa maîtresse, sa grand-mère, sa fille naturelle, ses trois sœurs, sa nièce, sa cousine, sa tante. « Des femmes libres projetées dans l’avenir, capables de prendre les armes et des risques », dit Arrabal. Il transpose cette vision dans un monde futuriste traversé par dix femmes motards appelées « Pinguines », « Cervantas » ou « Quijotas ».

Le titre de la pièce fait référence à un des plus grands rassemblements de motards dans le monde appelé « Les pingouins », qui a lieu chaque année à Valladolid, ville où Cervantès a vécu entre 1601 et 1608.

Le spectacle est construit sur le mode surréaliste de l’association libre, du rêve éveillé, du collage poétique d’éléments disparates appartenant à des réalités et à des temporalités différentes. La figure aérienne de Cervantès, incarnée par un acteur, plane dans l’espace, telle une figure mythique, divinisée.

Juan Carlos Perez de la Fuente inscrit l’espace scénique dans un rapport bifrontal au public englobé dans ce théâtre du monde, mû comme par des forces démiurgiques en perpétuel mouvement. Un spectacle grandiose, un théâtre de son et de lumière, tenant d’un rituel païen et mystique qui, avec de très puissantes images plastiques et sonores, traduit la vision arrabalienne du monde chaotique, mais « c’est du chaos que surgissent les utopies » affirme-t-il.

Il est certain que la célébration de Cervantès et de son délirant Don Quijote a été une ressource importante et revitalisante pour la création théâtrale espagnole.


Guillon

*Irène Sadowska-Guillon: Formation universitaire littéraire et théâtrale : niveau Maîtrise et Doctorat d’État. Auteur de nombreux essais sur le théâtre et critique dramatique, dans plusieurs revues spécialisées de théâtre et des arts du spectacle en France et à l’étranger. Spécialisée en théâtre contemporain, en particulier hispanique. Organisatrice et coordinatrice d’événements théâtraux. Membre fondateur du réseau français de l’Institut International du Théâtre de la Méditerranée, fondatrice, présidente des Échanges Franco Hispaniques des Dramaturgies Contemporaines « Hispanité Explorations ». Trésorière d’honneur de l’Association internationale des critiques de théâtre (AICT) et du Syndicat Professionnel de la Critique de Théâtre en France. Membre de la Asociacion de Directores de Escena d’Espagne. Membre du conseil de rédaction de la revue ADE teatro et de Red Escenica.