Irina Antonova*
Le problème d’intégration d’un critique théâtral dans un spectacle est souvent considéré à l’égard de la pratique théâtrale actuelle. Mais cette question comporte aussi un autre aspect qui touche à l’interaction du critique contemporain avec un spectacle dont il ne peut pas être témoin, à cause du décalage temporel. Cette interaction est réalisée au moyen de sources écrites et d’objets, qui produisent dans ce cas la base documentaire pour la reconstitution scientifique de n’importe quel événement culturel, y compris d’un spectacle. Il semble que le caractère indirect de la perception nie la possibilité du critique d’interagir dans le processus artistique, en évoquant, au fur et à mesure, les réflexions à propos du degré d’objectivité d’un chercheur qui tente de reconstituer un événement lointain.
En recueillant et en analysant des témoignages et des documents, le critique se heurte à plusieurs questions, mais surtout, à celle de l’interaction (très souvent appelée « le travail ») de l’auteur avec ces documents. Ces derniers se perçoivent comme des témoins absolus du passé et, par conséquent, à priori plus compétents et informatifs qu’un historien contemporain du théâtre. La reconnaissance de ce fait force le critique à prendre les documents trouvés pour base de ses pensées, tout en stipulant leur ambiguïté et leur caractère contradictoire, mais, malgré tout, en les respectant et en faisant la preuve grâce à eux de sa conception scientifique. D’une part, le problème de dépendance d’un historien du théâtre à des documents, d’autre part, le problème de la liberté scientifique de leur perception critique, nous mènent à une autre question pratique : celle de la fixation adéquate de ce qui s’était passé sur scène il y a quelque temps, sous forme écrite ou autre.
En étudiant les justificatifs et les traces matérielles de l’activité artistique d’un théâtre (costumes, marionnettes, objets de décoration et accessoires), ainsi que les preuves des témoins (si elles existent), le critique plonge dans une autre époque, souvent très lointaine en termes de temps, d’idéologie et de courant esthétique. Le spécialiste qui fait ses recherches sur le passé historique du théâtre stimule et entraîne sa fantaisie scientifique et sa capacité à la « perspicacité » et à la « clairvoyance », autrement dit, tout ce qui accompagne généralement toute activité de recherche. Sa fantaisie, stimulée par des documents passionnants, inattendus, parfois paradoxaux (mais aussi souvent insuffisants), fait naître dans son esprit l’image spéculative d’un événement lointain. S’appuyant sur l’érudition, les connaissances et les expériences d’un chercheur, cette image pousse le critique à évaluer ce qu’il n’a jamais vu et ne pourra jamais voir. En s’immergeant dans un milieu étudié et dans l’atmosphère théâtrale du temps, en concevant les goûts, les préférences esthétiques et éthiques des gens d’autrefois, le critique a vraiment « assisté » à un spectacle, mais dans son imagination. Par conséquent, quelle que soit la gamme des sources utilisées lors de la recherche, l’évaluation d’un spectacle reconstitué sera sans doute subjective. Et si l’on prend en compte la dépendance psychologique d’un historien vis à vis des documents, de leur unicité et de leur charme en tant qu’antiquités, l’appréciation est très souvent plus subjective que pour un spectacle vu récemment. Le critique qui n’a pas la possibilité de sentir la réaction immédiate des spectateurs et qui n’a pas eu ses propres impressions du spectacle, recourt, tout comme un acteur, au « si » magique de C.Stanislavski : si j’avais vu moi-même ce comédien, ses gestes et ses mouvements sur lesquels j’ai beaucoup lu, si j’avais entendu moi-même des monologues prononcés par lui, si j’avais senti l’odeur des coulisses et la présence du public, si j’avais eu la possibilité de parler à des metteurs en scène, etc. L’insatisfaction émotionnelle du « si » mène le critique aux dialogues et aux monologues imaginatifs, dont la variété change en fonction de la profondeur du problème au cœur du quel il est plongé, en explorant, au fur et à mesure, divers témoignages et documents, et aussi en fonction de son propre intérêt qui le pousse vers la résolution de ce problème. Ce « si » séduit le critique dans la mesure où il commence à éprouver un besoin urgent non seulement de comprendre l’essence du sujet étudié (acteur ou spectacle), mais aussi de le transmettre aux autres.
En redonnant du sens au contexte historique culturel, en retrouvant l’esthétique et les aspects techniques d’un spectacle, le critique peut reprendre pas à pas toutes les étapes de la naissance de l’œuvre théâtrale, « aux côtés » de ses créateurs et de ses interprètes. La pénétration dans la conception des interprètes d’une époque lointaine met objectivement le critique dans la position d’un coparticipant, puisque c’est la pénétration dans l’essence du résultat d’un long processus mental des créateurs, la décomposition des idées d’un metteur en scène et des acteurs en une grande quantité de fragments, leur analyse et, finalement, leur resynthèse, mais déjà à travers son propre cerveau et ses propres émotions. Cela devient-il subjectif ? Oui, sans doute. Mais dans cette subjectivité réside l’intérêt et l’intrigue pour une nouvelle génération de chercheurs. En effet, la subjectivité d’un historien contemporain du théâtre n’est pas si loin de la subjectivité de Sa Majesté le document, ce témoin muet dont le chercheur recourt aux services. L’étude du jeu d’un acteur, de son style de travail, de sa personnalité, de ses traits de caractère et de ses habitudes « rapproche » un comédien du passé et un critique contemporain, faisant en sorte que ce dernier soit capable d’analyser et de décrire l’activité artistique du comédien, d’évaluer ses réussites et ses échecs etde tenter de les expliquer, d’accepter ou de s’opposeraux évaluations des critiques et des spectateurs de cette époque-là. En tout cas, ces opinions et ces évaluations sont une source historique très importante influant sur notre perception d’un acteur ou d’une compagnie de théâtre.
P. Markov, le spécialiste soviétique très connu du théâtre, a écrit :
à travers les années, on voit les images de Talma, de Rachel, Mochalov et Shchepkin. Nous les jugeons comme si nous les avions nous-mêmes vus sur scène . . . en oubliant que nous répétons docilement le jugement de leurs contemporains. . . . Dans notre conscience vit l’image de Shchepkin ou du Hamlet éclatant de Mochalov, selon les récits de Belinski. Mais qui peut dire dans quelle mesure ce Mochalov, aperçu par Belinski, par ses sentiments, ses sensations et ses prédispositions, correspond bien auvrai Mochalov historique qui a joué dans la tragédie d’Hamlet sur la scène du Théâtre Malyde Moscou ?[1]
Pourtant, cette subjectivité n’attache-t-elle pas une valeur particulière aux citations de Belinski ? Les spécialistes du théâtre doivent-ils débattre de ce que Pavel Mochalov est plus ou moins fidèle à son prototype historique selon tel ou tel chercheur, si ce prototype ne peut jamais être réincarné ? Les acteurs célèbres reproduisent, en ce cas, le destin de grands généraux et politiciens : rédigées plus tard, leurs biographies sont d’autant plus dépendantes de l’ordre social qu’elles sont subjectives. Le fameux historien soviétique A. Manfred, au milieu du siècle dernier, a rédigé un livre très intéressant sur Napoléon, publié en russe à Moscou. Pourtant, l’avis d’A. Manfred sur Napoléon semble le plus objectif selon l’avis d’un grand nombre d’autres chercheurs intéressés par la personnalité de l’empereur français. Avant tout, un historien professionnel attirera l’attention sur la quantité et la qualité des sources qu’A. Manfred a utilisées, leur analyse et ses méthodes de recherches historiques, à la base desquelles il a évalué et a apprécié la personnalité et l’activité de cette personne. On pourrait accepter ou non la conception de l’auteur, on pourrait aussi proposer sa propre conception scientifique basée sur d’autres sources, ou bien sur les mêmes, mais analysées autrement. Il est essentiel de supposer que cette approche est présente dans l’histoire du théâtre, dans la reconstitution des spectacles et des personnalités de gens concrets (acteurs, metteurs en scène, peintres).
En analysant la question de la coprésence du critique dans un spectacle (mais sans dépasser les limites du problème de la reconstitution historique), il faut admettre en vérité qu’une action théâtrale ayant eu lieu hier ne peut pas être adéquatement comprise aujourd’hui, comme elle le pouvait au moment précis du jeu des acteurs dans une salle concrète. Compte tenu de ce qui précède, l’historien contemporain du théâtre se trouve dans la position de déconnexion évidente avec l’objet de ses recherches et, par conséquent, ne peut pas y être coparticipant, même de façon conditionnelle. Sans éprouver l’influence d’un spectacle sur ses sentiments et sans l’apercevoir « ici et maintenant », le critique qui tâche de le reconstituer sur le papier utilise toujours des témoignages indirects, et, par la suite, y reste objectivement non impliqué. Son implication subjective est émotionnelle ; elle est un résultat de son intérêt, de son amour et parfois de son affectation envers le sujet étudié : ah, quel acteur il était ! Ah, commeil prononçait ses monologues et quel haut niveau de discours scénique il avait ! Ah, comme il provoquait des émotions intenses chez les spectateurs ! etc. Cependant, son attitude émotionnelle peut aussi être diamétralement opposée.
Alors, le critique de théâtre se place dans une situation ambivalente. D’un côté, grâce aux documents recueillis et analysés, le critique, qui se prend pour un spécialiste dans ce domaine, peut créer dans sa tête une image assez précise du spectacle qui a eu lieu il y a un certain nombre d’années. D’un autre côté, le critique se rend compte que le spectacle reconstitué représente plutôt sa supposition subjective, médiatisée par les dogmes idéologiques, politiques et esthétiques d’une société dont il est membre.
Les spectacles eux-mêmes, reconstitués de manière plus ou moins professionnelle (tout comme les individualités des acteurs célèbres du passé), commencent peu à peu à dicter les critères d’évaluation des autres spectacles ou des acteurs, et les spécialistes du théâtre sont obligés de comparer ce qui était autrefois avec ce qui est maintenant, et cette comparaison n’est pas souvent en faveur du théâtre contemporain, pour des raisons qui ne sont pas claires. Peut-être parle-t-on ici de la psychologie d’un historien, qui s’investit dans son travail au point d’oublier de prendre en considération la vie contemporaine du théâtre avec ses signes, son lexique et sa pratique, qui ont changé.
Vérité et idéologie
Un des problèmes aussi importants de la reconstitution d’un spectacle est celui de la liberté réelle d’un chercheur vis-à-vis des dogmes et des principes idéologiques. La résistance aux impératifs idéologiques et l’expression de son propre point de vue, parfois contraire aux règles du jeu doctrinal, mettent le chercheur en position de dissident et l’empêchent souvent de continuer son activité scientifique. Pour éviter cela, les spécialistes interprètent les documents en s’appuyant sur le point de vue de la doctrine qui règne en leur temps. En prenant en compte cette situation, le critique fait quelques corrections idéologiques dans sa recherche, sinon il comprend que son travail ne sera probablement pas publié. Les historiens du Kazakhstan ont notamment longtemps été contraints à cette position. Une grande masse de documents était stockée dans des archives, mais le chercheur devait prouver le caractère incontestable de ses principes idéologiques et politiques pour y avoir accès. Une partie des documents était tenue secrète. Cela touchait non seulement aux domaines du développement politique et économique du Kazakhstan soviétique, mais aussi à sa vie culturelle, puisque le pouvoir n’était pas certain de cette sphère idéologique.
Depuis les années 1990, la situation a changé, aussi beaucoup de documents sont devenus désormais disponibles pour la recherche. Cependant, même aujourd’hui, les critiques de théâtre ne s’intéressent pas beaucoup aux documents d’archives, limitant leurs publications aux sujets pertinents. Le travail sur des documents d’archives exige une formation spéciale, et de savoir les évaluer et les utiliser en tant que preuves d’un spectacle particulier. L’étude des périodiques anciens aide à restaurer le contexte de l’époque dans lequel les événements culturels étudiés ont eu lieu. Cependant, certains critiques ne sont pas assez compétents pour analyser les sources historiographiques spécifiques.
Rédigés par les journalistes, les articles critiques parus dans la presse à la fin du siècle dernier, se sont révélés palpitantes actuels, mais aussi idéologiquement engagés par les nouvelles réalités historiques. C’est devenu la mode de critiquer tout ce qui a été fait au Kazakhstan pendant la période soviétique. Les lacunes et les difficultés objectives, auxquelles s’était heurté le monde des arts avant, étaient surtout mises en relief, les idoles étaient déchues et les noms de nouveaux héros et victimes de la terreur politique et culturelle de l’ère soviétique étaient extraits à partir des documents d’archives. C’était le contexte dans lequel les critiques du théâtre devaient redéterminer leur position et leurs intérêts professionnels et réfléchir à leur propre place dans la société qui était agressive, perturbante et critique pendant les premières années de l’indépendance du Kazakhstan. On liait la formation et le développement du théâtre professionnel au Kazakhstan à l’influence décisive du théâtre russe et aux directives venant de Moscou. Les personnes désireuses de reconstruire par des méthodes scientifiques le processus historique de la scène théâtrale kazakhe n’étaient pas nombreuses. Le journalisme d’opinion compensait particulièrement l’insuffisance des connaissances historiques, mais des lacunes demeuraient dans le milieu théâtral du Kazakhstan. Ces lacunes sont encore très présentes aujourd’hui.
Historienne du théâtre faisant des recherches sur le théâtre de marionnettes au Kazakhstan, je travaille avec des documents qui datent d’environ 80 ans (d’ailleurs, le théâtre professionnel de marionnettes au Kazakhstan fête ses 80 ans en 2015), mais aussi avec leurs interprétations ultérieures. Les efforts incroyables déployés par l’élite intellectuelle et créatrice et par le gouvernement soviétique pour créer un théâtre de marionnettes au Kazakhstan (et d’autres théâtres professionnels dans le pays), sont très souvent interprétés dans le contexte de la confrontation avec le système soviétique : le théâtre du Kazakhstan a été créé non pas grâce à ce système, mais malgré lui. Cette prémisse axiomatique négative encourage les chercheurs à étudier plus profondément les formes théâtrales de l’époque pré-soviétique, y voyant les racines du théâtre contemporain. Les représentations musicales et théâtrales traditionnelles Orteke, originaires de l’époque ancienne turque, suscitent aujourd’hui beaucoup plus d’intérêt chez les chercheurs et le public que le Théâtre Républicain de marionnettes d’Almaty créé suivant le modèle soviétique (comme d’autres théâtres de marionnettes dans le pays).
Dans l’Archive historique centrale d’État de la République du Kazakhstan, il ya de nombreux témoignages sur le théâtre de marionnettes d’Almaty. Il s’agit de directives et de décisions sur les normes de la création et de l’activité du théâtre, de plans de répertoires approuvés, de règlements dictant le nombre de spectateurs et les prix des billets pour les spectacles, de listes de pièces de théâtre recommandées.
Aucun chercheur ne peut rester indifférent à l’étude de documents d’archives. On imagine l’époque où les acteurs amateurs d’un pauvre petit théâtre de marionnettes, qui gagnaient un salaire infime, se déplaçaient sur de mauvaises routes, dans des autobus minables ou même dans de misérables camions ouverts, avec leurs accessoires rudimentaires, sans instruments d’éclairage. De longs mois de tournée dans des espaces non chauffés, dans de petites salles de classe, ont poussé des artistes au désespoir : la discipline devenait impossible, la manipulation des marionnettes était médiocre, les répliques étaient souvent oubliées. Néanmoins, les témoignages du public principal – les enfants – étaient pleins d’optimisme, de joie et de gratitude. Les spectacles et les marionnettes faits à la va-vite étaient perçus avec une spontanéité si étonnante, et les commentaires des enfants semblaient tellement sincères qu’il n’y a pas de doute que les performances aient été en général assez bonnes.
Parfois, on complète et illustre les documents d’archives par des photographies et des commentaires critiques pris dans la presse. Dans la période d’avant-guerre et d’après-guerre, il n’y avait pas beaucoup de périodiques dans le pays, et une seule revue touchait aux questions de culture et d’art. Nommée La littérature et l’art du Kazakhstan, cette revue n’a pourtant montré aucun intérêt envers le théâtre professionnel de marionnettes, et ne peut être analysée par nous que pour évoquer le contexte.
C’est un journal s’adressant aux adolescents qui a témoigné du plus grand intérêt pour le théâtre de marionnettes et ses représentations : Pionnier du Kazakhstan. Il ne contenait pas d’articles sérieux ni de commentaires problématiques, mais on y publiait quelque chose qui s’appelait « l’esprit du temps », ou le contexte historique, ce qui permettait non seulement d’analyser, mais aussi de sentir, sur les plans personnel et émotionnel, l’époque de la création du théâtre professionnel de marionnettes au Kazakhstan.
L’étude des textes de pièces de théâtre se complique par le fait que ces textes n’étaient pas le plus souvent des chefs-d’œuvre d’art dramatique et disparaissaient dès que les spectacles n’étaient plus à l’affiche. Il n’était pas nécessaire de garder ces textes parce qu’il était clair que des pièces de ce genre ne seraient jamais reprises dans le théâtre de marionnettes. Cela semble être un paradoxe, mais les articles quotidiens courts, primaires et non professionnels où l’on décrivait le sujet de telle ou telle pièce sont une source très précieuse pour reconstituer l’histoire du théâtre de marionnettes au Kazakhstan et pour comprendre la base idéologique et littéraire des pièces qui étaient offertes aux jeunes spectateurs. Toutefois, il faut noter que la base du répertoire du théâtre de marionnettes était toujours un conte avec un sujet bien connu, vérifié et idéologiquement correct. Un conte dans le théâtre pour enfants est une option gagnant-gagnant. Son histoire est toujours basée sur la lutte entre le bien et le mal avec la victoire indispensable du bien, ce qui arrangeait toujours le pouvoir.
Mais ici se pose une question : Est-il possible de reconstituer les représentations du Théâtre Républicain de marionnettes qui ont 50-80 ans, en s’appuyant sur les sources et les documents cités ?
Le théâtre de marionnettes est une forme théâtrale où agissent principalement non des comédiens vivants mais des marionnettes, et, par conséquent, le corps des marionnettes, contrairement à ceux des êtres humains, peut et doit être gardé en tant que preuve la plus précieuse du spectacle. La présence de marionnettes anciennes a une grande valeur théorique et pratique pour les professionnels du théâtre, y compris les critiques. Mais est-ce qu’un manipulateur ou un théâtre les conservent toujours ? Bien sûr que non. Les marionnettes peuvent être perdues suite à de nombreuses circonstances différentes. Par exemple, le Théâtre Républicain de marionnettes du Kazakhstan n’a pas eu de locaux à lui pendant plus d’un demi-siècle, ni possédé de ressources pour préserver ses marionnettes. La présence de documents écrits ne peut pas entièrement compenser ces pertes. On pourrait supposer qu’il reste des photographies de scènes particulières, mais il y en a très peu, comme il y a peu d’esquisses de décor et de marionnettes.
Le contact tactile et émotionnel avec une marionnette, son odeur, son poids, les particularités de sa fabrication et de sa manipulation : tout cela ne peut pas être remplacé par les années de travail dans des archives et des bibliothèques, parce que là, le critique est éloigné de l’objet de ses recherches. Ayant pris la marionnette dans ses mains, il méprise le temps et devient son contemporain et son partenaire. Ainsi apparaît la coprésence du critique dans un spectacle, qui a eu lieu il y a plusieurs années. La fixation écrite de la maîtrise d’un marionnettiste peut-elle être plus ou moins adéquate ? Est-elle même possible ? Bien sûr. Il y a des manuels qui révèlent les secrets de la maîtrise technique. Mais la technique est spiritualisée par la marionnette, par sa présence vivante dans les mains d’un manipulateur. Tout marionnettiste dit qu’il existe une influence réciproque entre lui et la marionnette. Ne voyant pas la marionnette, le critique reste dans une position éloignée. Certes, il étudie attentivement l’idée d’un marionnettiste et sa technique, explore les sujets et les moyens visuels de leur réalisation, mais seule la marionnette peut être l’examinateur des résultats de son activité.
Dans la première moitié du 19ième siècle, l’écrivain français Charles Nodier a merveilleusement écrit sur Polichinelle, révélant les nuances les plus infimes de sa psychologie et de ses réactions comportementales, son apparence et les caractéristiques de sa perception par le public. Pourtant, à la base de ce travail intéressant, on ne peut reconstituer aucun spectacle de ce temps-là, car un critique de théâtre professionnel reconstruit le spectacle concret sur un Polichinelle concret manipulé par un acteur précis à une époque historique spécifique, mais non « tout spectacle sur Polichinelle ». Cette question est trop complexe, c’est pourquoi, dans un court article, il n’est possible que de l’effleurer en laissant le développement de ce sujet pour une autre occasion.
Enfin, une autre question importante concerne l’interaction du critique avec un spectacle qui a eu lieu jadis. Cette question est également liée au théâtre de marionnettes, mais pas uniquement. On va parler du problème de reconstitution de n’importe quel spectacle pour enfants. Par exemple, au Kazakhstan, depuis 70 ans, il existe un théâtre pour jeunes spectateurs, fondé par la célèbre metteure en scène soviétique Natalia Sats. Le monde des enfants est un monde de découvertes et d’imagination. En ce sens, le théâtre peut donner à un enfant une énorme occasion de réflexion, l’affecter émotionnellement et former sa personnalité. L’enfant est confiant, mais aussi critique. Il aperçoit facilement des conditions tout à fait fantastiques, mais en même temps il refuse la fausseté psychologique et visuelle. Il peut être touché par une histoire simple dans laquelle il peut miraculeusement trouver quelque chose qui lui est proche, qui est semblable à une très petite expérience dans sa vie. En même temps, il peut rester indifférent devant un excellent spectacle avec un texte profond, si ce n’est pas intéressant pour lui. L’enfant apercevra le spectacle d’une façon émotionnelle. Par contre, l’adulte à l’esprit critique, surtout si son attitude est perçue par lui comme une partie nécessaire de son activité professionnelle, analyse un spectacle pour enfants en utilisant les mêmes critères que celui pour adultes.
Il est clair que le critique ne reviendra plus, avec tout son bon vouloir, à son état d’origine – à celui d’enfant. Et cela n’est pas nécessaire. En analysant des documents et des témoignages, le chercheur s’appuie sur ses connaissances de la psychologie d’un enfant, des particularités de perception d’un enfant, etc., tout en utilisant la base de critères communs pour analyser et évaluer un spectacle. Mais il y a un critère spécifique d’évaluation : l’intérêt des enfants envers la représentation. Le feedback du jeune public, les commentaires des spectateurs, l’analyse profonde de leurs opinions et des documents sur un spectacle, tout cela a une grande importance scientifique et pratique. En travaillant dans l’Archive, je trouvais non seulement des commentaires élogieux des enfants, mais aussi leurs propositions de mettre en scène telle ou telle pièce de théâtre et même leurs dessins de futurs personnages. Les enfants étaient convaincus que le théâtre pour enfants était à eux, et qu’on allait sans doute réaliser leurs souhaits et écouter leurs points de vue. En comparant les témoignages de jeunes spectateurs avec les estimations officielles à propos du même spectacle, j’ai vu leur incompatibilité totale. En se rendant compte que la critique d’experts sur la simplicité du sujet, le jeu médiocre, le manque d’accompagnement musical ou des décors négligents, sont probablement plus proches de la réalité, on aimerait bien croire aux commentaires joyeux des enfants.
L’historien du théâtre qui prend en compte les opinions des professionnels et des enfants et qui essaie de rester objectif dans ses jugements et ses évaluations va sans doute partager les opinions des uns ou des autres : soit il est d’accord avec les commentaires sévères des journalistes et des professionnels du théâtre, soit il « regarde » un spectacle avec des yeux d’enfant. Je « regarde » avec les yeux des enfants et « ensemble avec des enfants », et j’évalue le spectacle en me basant sur leurs jugements ; cependant, j’ai bien d’autres preuves documentaires. Consciente de la vulnérabilité de ma position, je crois, néanmoins, qu’elle me rapproche de mon objectif principal de devenir coparticipant d’un spectacle pendant sa reconstitution, d’éprouver, dans une infime mesure, les mêmes émotions et sentiments que j’aurais pu éprouver si j’avais été un certain jour dans la salle de théâtre avec d’autres spectateurs.
Aucun spectacle, ni pour enfants ni pour adultes, ne peut être reconstitué s’il est éloigné de son contexte historique. C’est la pierre angulaire pour la recréation d’une représentation, de l’histoire d’un théâtre, de l’art d’un acteur. « Je me trouve dans les circonstances données » : cette méthode de C. Stanislavski est aussi importante pour un historien du théâtre que pour un acteur. En se plaçant dans le contexte de la période étudiée et en se basant sur le niveau actuel de développement des connaissances scientifiques, le critique du théâtre reconstitue pas à pas la technologie théâtrale de ce temps-là, le sens profond de la pièce et sa signification idéologique et émotionnelle.
Ainsi, la reconstitution professionnelle a une valeur non seulement scientifique et théorique, mais aussi pratique, permettant au chercheur de se sentir coparticipant d’un spectacle, mais aussi d’y faire coparticiper des réalisateurs et des acteurs contemporains, en les rapprochant de pratiques anciennes, en enrichissant leurs compétences, en suscitant leur intérêt envers la perception artistique et l’expérience créatrice des autres.
En recueillant divers témoignages et en interprétant les impressions personnelles du matériel examiné, le critique confronte différents points de vue sur ce qui s’est passé dans le théâtre il y a de nombreuses années. Il tente de reconstituer l’histoire le plus pleinement et, selon lui, le plus objectivement possible. Néanmoins, c’est le critique qui aura le dernier mot ; il ne peut pas s’abstenir d’exprimer son propre point de vue et ne reste pas non plus objectif en analysant les documents et en comparant les différents avis. Il ne s’agit pas ici de l’influence de son opinion personnelle ; il s’agit plutôt des documents qu’il a examinés dans ses recherches et de ses méthodes d’analyse. Autrement dit, c’est le degré d’argumentation scientifique de son point de vue qui va être le facteur essentiel.
Note de fin
[1] Markov, Pavel La fixation du jeu d’acteur (à la formation de la science théâtrale). La critique théâtrale : histoire et théorie (recueil scientifique). Moscou 1989, p.247.
*Irina Antonova, PhD, critique de théâtre du Kazakhstan, membre de l’AICT/IATC, UNIMA, Eurodram. Coorganisatrice des Festivals internationaux des marionnettes au Kazakhstan, membre de jury du festival « Otkroveniyé » (Almaty, Kazakhstan). Auteur de plus de 60 articles sur l’histoire du théâtre kazakhstanais et français de marionnettes et de rue, et aussi sur différentes formes de performances contemporaines.
Copyright © 2015 Irina Antonova
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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