Jean-Pierre Han [1]

En une quinzaine d’années, c’est-à-dire depuis le début du nouveau siècle, le paysage théâtral français concernant les jeunes auteurs a singulièrement changé, peut-être davantage que dans les décennies précédentes. À cela plusieurs raisons « objectives ». Depuis plus d’une dizaine d’années, le monde des écritures contemporaines françaises vivait dans la quasi impossibilité de faire le deuil de trois de ses plus grands auteurs (et hommes de théâtre complets) décédés en 1989 pour Bernard-Marie Koltès, en 1995 pour Jean-Luc Lagarce et en 1996 pour Didier-Georges Gabily. Coïncidence troublante, ces trois auteurs ont disparu alors qu’ils étaient à peu de choses près âgés de quarante ans, laissant le monde théâtral français dans un réel état de stupeur et de vide. La place était libre, mais qui pouvait donc bien songer à l’occuper ? Ce ne sont certes pas les prétendants qui manquèrent. Les premiers temps qui suivirent la disparition de ces trois grands auteurs furent consacrés à honorer leur mémoire, à leur rendre hommage. On commémora ainsi dès 2007 le cinquantenaire de la naissance de Jean-Luc Lagarce, une commémoration qui dura plusieurs années (et dure encore un peu). Un peu plus tard, en 2009, ce furent les vingt ans de la disparition de Koltès qui furent célébrés ! Ce sont essentiellement Koltès et Lagarce que l’on vit sur les scènes hexagonales, et que l’on voit encore souvent, au détriment des jeunes auteurs qui, les premiers moments de timidité passés, firent (et font) part de leur mécontentement.

Un paysage théâtral en pleine mutation

Autre phénomène qui, celui-là, ne concerne pas notre seul pays et qu’avalise la parution de l’essai de Hans-Thies Lehmann sur le Théâtre postdramatique paru en Allemagne en 1999 et traduit en français en 2002. Il marque (quoi que l’on pense de sa réelle pertinence) la première étape théorique d’une mutation de l’art théâtral qui ne trouve toujours pas aujourd’hui, même sous d’autres appellations, son point d’achèvement. Hans-Thies Lehmann pointait simplement du doigt le phénomène de transformation du théâtre contemporain, qui ne repose plus désormais uniquement sur le sacro-saint texte. Une transformation annoncée au cours du XXe siècle avec la prise de pouvoir de la vie théâtrale par les metteurs en scène. La littérature dramatique cédait le pas à la réalité du plateau et à sa propre « écriture ». Ce n’est donc désormais plus du tout du côté de la littérature qu’il faut chercher les auteurs, mais du côté de la pratique théâtrale. Un simple coup d’œil sur les parcours des jeunes auteurs suffit pour le confirmer : sortis de cours de théâtre, ils sont devenus acteurs, metteurs en scène, dramaturges dans le sens allemand du terme, travaillent non plus comme des écrivains solitaires, mais au sein de compagnies, de collectifs, et ne sont venus à l’écriture que dans un deuxième temps et parfois après bien des détours. Reste d’ailleurs à savoir également comment ils écrivent…

Les donnes ont tellement changé que certains auteurs, certes pas de la nouvelle génération, semblent complètement perdus. Écoutez la confession de l’un d’entre eux qui ne dédaigne pas la théorie (il est professeur à l’Institut d’études théâtrales de la Sorbonne Nouvelle, a écrit maintes études théoriques, a été dramaturge sur des spectacles, etc.) : Joseph Danan, la soixantaine bien frappée, fait la confession suivante, se définissant comme un « auteur dramatique au bord de l’impossibilité d’écrire face à ces mutations et qui se demande comment poursuivre ». Les mutations auxquelles il fait allusion sont justement celles que décrit Hans-Thies Lehmann, et qu’il reprend à son compte en les dépassant pour parler du phénomène des performances qui a envahi nos scènes, dans un petit ouvrage dont le titre est on ne peut plus parlant : Entre théâtre et performance : la question du texte. Un livre dans lequel il revient à plusieurs reprises sur « le retournement théorisé par Bernard Dort, à savoir l’inversion du processus de création allant du texte à la représentation, pour mettre celle-ci à l’origine, radicalisant, du même coup, l’éloignement du théâtre de tout textocentrisme »…

La dernière décennie a bel et bien été le cadre de discussions sur la place de l’auteur, sur sa capacité d’intervention dans le processus de création théâtrale, sur sa capacité à écrire (et même à ne pas écrire !), etc… Le titre d’un ouvrage collectif dirigé par Matthieu Mével en 2013 est de ce point de vue, lui aussi, assez clair sur le sujet : La littérature théâtrale entre le livre et la scène. Encore Matthieu Mével parle-t-il tout de même de littérature, ce que d’aucuns réfutent totalement désormais. « Qu’est-ce qu’un texte de théâtre aujourd’hui ? » demande-t-il d’emblée dans sa préface. Telle est bien la question, alors que pour ma part, je tentai dans cet ouvrage de ménager la chèvre et le chou en parlant du « texte comme soubassement de l’édifice théâtral » pour mieux rendre compte de spectacles sans texte apparent (ou difficilement compréhensibles)…

Les conditions d’émergence d’une nouvelle génération d’auteurs

Apparemment, toutes les conditions seraient requises pour l’émergence d’une nouvelle génération d’auteurs. Le dispositif d’aides qui les concerne mis en place par le ministère de la Culture et par quelques autres instances bien avant la dernière décennie, mais avalisé et renforcé depuis, est sans doute l’un des plus intéressants en Europe et au-delà. Est-il efficace pour autant ? Sans doute suffira-t-il de savoir comment les jeunes de la nouvelle génération ont été repérés et accompagnés. En l’état, en tout cas, il paraît peu probable qu’un « illustre » inconnu puisse passer à travers les mailles du filet des commissions, des organismes qui se sont donnés pour mission de repérer les jeunes talents, des comités de lecture, des éditeurs, etc.

La Commission d’aide à la création d’œuvres dramatiques créée par le ministère de la Culture est depuis 2007 gérée par le CNT (Centre national du théâtre). Comme son nom l’indique, il s’agit pour la commission d’aider, en leur accordant une subvention, les équipes (et les auteurs, quel que soit leur âge) travaillant à partir d’une œuvre dramatique. Les plus jeunes et les plus talentueux peuvent recevoir une bourse d’encouragement. Signe des temps, la commission comporte désormais un volet chargé d’examiner les dossiers concernant les « dramaturgies non exclusivement textuelles » !

Le CNT justement est un organisme officiel qui gère tout cela ainsi que tout ce qui concerne les résidences d’auteurs. Celles-ci sont relativement nombreuses, la plus connue étant celle de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon qui abrite le Centre national des écritures du spectacle (CNES). Finalement, la question est de savoir quels auteurs n’ont pas encore obtenu de bourse de résidence dans cette prestigieuse structure ! Désormais, nombre de théâtres organisent leurs propres résidences d’auteurs, certains de ces auteurs étant par ailleurs très officiellement associés à leur fonctionnement tout au long de l’année. Les manifestations et autres festivals, comme Actoral à Marseille, se sont multipliés ici et là. Des concours sont organisés avec publication des textes à la clé pour les gagnants. Concernant l’édition des textes, pratiquement tous les textes joués sont publiés, le plus souvent, pour ne pas dire la quasi totalité, chez des éditeurs spécialisés. Devant cet amas de publications, on se dit même que la mesure est plus que comble ! Enfin, les manuscrits circulent de comité de lecture en comité de lecture des théâtres, et l’on finit toujours par retrouver ici et là les mêmes textes… Et le CNL (Centre national du livre) poursuit toujours sa mission de repérage et d’aide aux auteurs.

À partir de là, lectures, maquettes et mises en espace se sont multipliées (souvent au détriment de véritables productions de spectacles). Grand initiateur des mises en espace jadis, Lucien Attoun, qui dirigeait Théâtre Ouvert à Paris, a réussi à convaincre le ministère de labelliser son théâtre en Centre dramatique national des dramaturgies contemporaines. Il promeut donc les jeunes auteurs, et les publie également en tapuscrits (en son temps, Lucien Attoun avait « découvert » Koltès, Lagarce, Minyana et bien d’autres jeunes auteurs qui devaient faire leur chemin par la suite). La radio (France culture essentiellement) joue également un rôle important dans la découverte et la diffusion des œuvres des jeunes talents.

Les organismes d’apprentissage des métiers de théâtre (comédiens, scénographes, dramaturges…) se sont, eux aussi, mis de la partie. À l’ENSATT (École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre), il existe désormais une section consacrée à l’écriture de textes pour le théâtre. C’est un auteur reconnu, Enzo Corman, qui la dirige, alors qu’ici et là des conseils dramaturgiques sont largement dispensés aux apprentis auteurs.

Et pourtant, les jeunes auteurs (aidés en cela par les moins jeunes) se trouvent bien des motifs de récrimination. Ils sont peu joués, disent-ils. Ce qui est vrai, c’est qu’une fois créés et joués, sur une courte durée le plus souvent, plus personne ne reprend leurs textes. Il est tout aussi vrai que les grandes structures théâtrales ne les programment pas très souvent : prise de risque trop importante… Les jeunes auteurs se plaignent aussi, et ils n’ont pas tout à fait tort, de ne pas être vraiment lus par les directeurs de théâtre et les metteurs en scène qui préfèrent s’en remettre à leurs comités de lecture… Enfin, ils trouvent peu d’écho dans la presse (qui ne parle jamais d’eux) et les médias. Quant aux systèmes d’aide, ils demeurent, à leurs yeux, insuffisants. Ce qui est vrai c’est qu’ici comme ailleurs, ils ne peuvent guère vivre de leur plume.

La nouvelle génération d’auteurs

La toute nouvelle génération des auteurs, celle dont la moyenne d’âge tourne autour des trente ans, n’a plus aucun complexe vis-à-vis des plateaux. Entendons par là qu’elle ne vient pas du monde de la littérature, mais de celui de la pratique théâtrale. Alexandra Badea, une jeune femme d’origine roumaine, découverte il y a un peu plus de deux ans, date à laquelle elle a reçu le Grand prix de littérature dramatique décerné par le CNT, est metteure en scène et scénariste. Elle conserve un pied dans le domaine littéraire puisqu’elle vient de publier un roman, Zone d’amour prioritaire. Mariette Navarro, elle, sort de l’école du TNS (Théâtre national de Strasbourg) et de la section de dramaturgie. Elle occupe cette fonction de dramaturge auprès de différentes compagnies théâtrales et fait partie de nombreux comités de lecture… Clémence Weill, autre lauréate du Grand Prix de littérature dramatique, en 2014, un an après Alexandra Badea, est une comédienne qui a joué avec de nombreux metteurs en scène, adaptatrice et aussi metteure en scène. Nicolas Doutey mélange théorie et pratique du théâtre, il est aussi assistant à la mise en scène auprès d’Alain Françon… Tous ces exemples, que l’on pourrait bien sûr multiplier, ne sont pas forcément significatifs en regard d’autres pratiques d’écriture qui se sont dernièrement fait jour (et qui ne sont jamais qu’un retour aux origines du théâtre ; voir Shakespeare, Molière ou Brecht !). Celles-ci ne sont pas signées, ou signées de manière collective, directement élaborées sur et à partir du plateau, plus ou moins improvisées, en tout cas sans cesse reprises, retravaillées. Mais c’est bien là la tendance nouvelle qui rejoint tout simplement celle du jeune théâtre.

Alexandra Badea
Alexandra Badea

Il semble difficile de discerner des lignes de force majeures qui seraient communes à tous ces auteurs. Si toutefois on peut en tracer (en pointillé) quelques-unes, on ne sait si elles appartiennent vraiment aux auteurs ou d’une manière plus générale au théâtre lui-même ! Cela revient à dire que la place et la fonction de l’auteur ne sont plus tout à fait les mêmes désormais au sein de la fabrique théâtrale.

Il y a, en tout cas, la volonté farouche de parler de son temps, de saisir à bras-le-corps la réalité présente qui est celle d’un monde en pleine crise. On pourra toujours rétorquer que c’est à peu près ce qu’ont fait tous les grands dramaturges de notre histoire. Sans doute, mais il y a chez les auteurs de la nouvelle génération une sorte de plus grande âpreté à vraiment parler du monde et comme un état d’urgence à le faire. Parler du monde, en rendre compte, ne veut pas forcément dire s’orienter vers un théâtre du réel, comme ce fut le cas et la mode en France dans les années 1990. En revanche, nombre d’auteurs s’informent sur place, collectent des paroles de personnes issues du monde du travail. C’est le cas d’Alexandra Badea pour sa pièce Pulvérisés ou de Mariette Navarro dans Les Feux de poitrine, « spécialement écrit pour les habitants de Saint-Priest (une ville de 43 000 habitants, ndlr) et les comédiens de la Fabrique ». Mais en aucun cas il ne s’agit pour ces auteurs de faire du théâtre-documentaire. Monde du travail et monde de l’entreprise : Alexandra Badea propose dans Pulvérisés une quadruple plongée dans le monde de l’entreprise saisi aux quatre coins du monde (Shangaï, Lyon, Bucarest, Dakar) par deux hommes et deux femmes qui ne se connaissent pas et n’ont donc aucun rapport les uns avec les autres. Nous avons dès lors droit à une série de monologues et à aucun dialogue. Magali Mougel, une autre jeune auteure sortie du cours du département de littérature dramatique de l’ENSATT, parle dans Erwin Motor, dévotion du processus d’aliénation au sein d’une PME (petite et moyenne entreprise) du secteur automobile. C’est la crise vécue au quotidien dans le grand système de la mondialisation, en quelque sorte. C’est aussi une manière très particulière d’aborder le politique sans vouloir à tout prix faire du théâtre politique.

Tel est le cadre général dans lequel les individus se débattent comme ils le peuvent. On passe aussi très vite à des problèmes d’ordre intime liés à la famille, aux relations entre amis, comme c’est le cas chez Nicolas Doutey dans Je pars deux fois ou dans nombre de créations dites collectives (donc non forcément signées). Ce qui nous est proposé sur les plateaux, ce sont des conflits d’ordre familial et surtout d’ordre générationnel. Les réquisitoires à l’encontre des anciennes générations (les parents) notamment étant monnaie courante… Pour ce faire, beaucoup d’auteurs-metteurs en scène-comédiens préfèrent se servir de textes, pas forcément théâtraux, les mélanger à d’autres textes, les adapter et en faire une nouvelle matière. Ainsi, le collectif « D’ores et déjà » vient-il de monter Le Capital de Karl Marx (!) de cette manière-là… Personne, bien sûr, ne songe à signer cette nouvelle matière textuelle, mélange de collages et de fictions, qui se retrouve sans auteur désigné !

Reste que tous les réquisitoires dont nous parlons sont traités de manière sinon parfaitement originale, du moins tout à fait nouvelle par rapport aux anciennes pratiques. On l’a vu, Alexandra Badea procède, dans Pulvérisés, de manière étonnante (et efficace) : pas de dialogue, mais des monologues écrits à la deuxième personne du singulier, ce qui permet d’avoir des personnages observés à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. La notion même de personnage d’ailleurs est totalement remise en question. Ceux-ci, lorsqu’ils sont désignés, ce qui n’est pas toujours le cas, le sont de manière générique – le père, la mère, l’ami, un adulte –, ou selon leur fonction : le concessionnaire, l’ouvrier, etc. Mieux, dans Nous les vagues de Mariette Navarro, celle-ci élimine toute réplique, procède par paragraphes dans lesquels un « nous » ou un « on » (la jeunesse) prend la parole pour s’encourager à aller de l’avant dans un véritable mouvement de révolte. De vague en vague (c’est superbement écrit), Mariette Navarro parvient à mêler l’intime et le collectif et propose une nouvelle manière d’aborder le politique.

On le voit à ces quelques exemples, la nouvelle génération d’auteurs (faut-il continuer à les nommer ainsi ?) a définitivement fait éclater les formes des pièces traditionnelles. Chacun le fait à sa manière, ou plutôt de différentes manières, car rien ne les empêche de changer de forme d’une œuvre à l’autre, leur liberté d’écriture étant totale selon les projets et selon les commandes, autre manière importante de susciter de nouvelles écritures. Certains, suivant l’exemple de leur aînée Noëlle Renaude, travaillent maintenant selon un dispositif typographique (sur ordinateur ou non) très particulier, en tout cas très visuel. Les mises en pages des textes sont de plus en plus élaborées. Nicolas Doutey dans Je pars deux fois se contente de mettre à la suite les unes des autres des phrases ou des vers comme dans un poème, sans aucune référence d’attribution. Qui parle ? On finit par le deviner, bien sûr, et au metteur en scène après tout de distribuer les répliques dans lesquelles sont parfois incluses les didascalies que l’on demande aux comédiens de dire sur scène au même titre que leur texte dont elles font intégralement partie.

De ce qui peut apparaître comme une effervescence, que (ou qui) restera-t-il ? Quels noms continueront d’ici quelques années à émerger ? Les jeunes auteurs produisent beaucoup. Qui imprime leur rythme d’écriture ? Le système théâtral qui en demande toujours plus les guette ; à eux de savoir s’en dégager. En tout cas, la majorité d’entre eux est engagée dans des processus de recherches individuelles et collectives, l’une ne cessant de nourrir l’autre.


Han

[1] Jean-Pierre Han: Journaliste et critique dramatique et littéraire. A fondé la revue Frictions, théâtres-écritures qu’il dirige. Rédacteur en chef des Lettres françaises. Collabore à de nombreuse publications françaises et internationales. À fait partie de nombreuses commissions ministérielles. Ex-Président du Syndicat de la critique de théâtre. Vice-Président de l’AICT. Directeur des séminaires pour jeunes critiques.Son livre, Derniers feux, a obtenu le prix du meilleur livre sur le théâtre décerné par le Syndicat de la critique de théâtre (2009).

Copyright © 2015 Jean-Pierre Han
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411

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France – Une nouvelle génération d’auteurs de théâtre en France