Selim Lander [1]

Gaël Octavia, Cette guerre que nous n’avons pas faite, Carnières-Morlanwelz (Belgique), Lansman, 2014, 34 p.

Jean-Durosier Desrivières, La Jupe de la rue Gît-le-Cœur, Carnières-Morlanwelz (Belgique), Lansman, 2014, 49 p., avec un Avant-jeu de l’auteur et un Après-jeu de Faubert Bolivar.

Faubert Bolivar, La Flambeau, Port-au-Prince (Haïti), Éditions Henri Deschamps, 2014, 89 p.

Summary: Etc_Caraïbe, an association based in Guadeloupe (“Etc” for “Écriture théâtrale contemporaine”), encourages playwriting in the Caribbean region. Concerning plays written in French, the latest prize was given to “This War We Did Not Make” (Cette guerre que nous n’avons pas faite) by Gaël Octavia, whereas “The Skirt of Gît-le-Cœur Street” (La Jupe de la rue Gît-le-Cœur), by Jean-Durosier Desrivières, received a special award. Gaël Octavia was born in Martinique (FWI); her writing is still influenced by the words and the colours of her island. Jean-Durosier Desrivières, born in Haïti, lives in Martinique, and so does Faubert Bolivar, rewarded by the Deschamps prize (Haïti) for his play “The Torch” (La Flambeau).

L’association Etc_Caraïbe ( “Etc” pour Écriture théâtrale contemporaine), basée en Guadeloupe, s’emploie depuis une dizaine d’années à faire émerger de nouveaux auteurs dramatiques dans la Caraïbe, cette région surtout insulaire, située autour de la mer du même nom depuis Cuba, au nord, jusqu’au Venezuela, au sud. D’abord limitée à la littérature d’expression francophone, Etc_Caraïbe s’intéresse désormais également au théâtre d’expression créolophone, anglophone ou hispanophone. Dans le domaine francophone, et pour s’en tenir aux résultats de son dernier concours catégorie “Adultes” (2013), Etc a couronné une pièce de Gaël Octavia, Cette guerre que nous n’avons pas faite, et accordé une mention spéciale à La Jupe de la rue Gît-le-Cœur de Jean-Durosier Desrivières.

Gaêl Octavia. Photo by Olga Tacieva
Gaêl Octavia. Photo by Olga Tacieva

Si Gaël Octavia vit en France, elle est née en Martinique (en 1977) et son écriture reste imprégnée des dires et des couleurs de son île natale. Jean-Durosier Desrivières (né en 1972) est d’origine haïtienne mais vit, lui, en Martinique. Il en va de même pour Faubert Bolivar (né en 1979), lui aussi récompensé, mais par le jury du Prix Deschamps (Haïti), cette fois, pour sa pièce La Flambeau. On est curieux de découvrir ce que donneront ces écritures théâtrales atypiques—qui n’ont fait l’objet jusqu’ici que de lectures ou de mises en espace—lorsqu’elles seront portées par un metteur en scène inventif.

Gaël Octavia ou la tentation de la guerre

Octavia a démontré dans sa pièce précédente, Congre et homard (2012), sa virtuosité en matière de construction dramatique[i]. Elle présente une nouvelle facette de son talent avec Cette guerre que nous n’avons pas faite, œuvre minimaliste, méditation sur l’aliénation et la violence en forme de monologue, non dépourvue néanmoins de suspense. Un homme revient de guerre—du moins est-ce ce qu’il dit. Il est sale, dépenaillé. Il s’adresse à sa mère, personnage virtuel qui ne lui donnera jamais la réplique; il lui raconte pourquoi il est parti.

Nous sommes habitués à ce que les choses viennent jusqu’à nous: les pommes de terre, l’ail, le basilic, les meubles, les gadgets, les berlines… Tu sais quoi, Maman, je crois qu’il faut que nous perdions cette habitude d’attendre que les choses arrivent jusqu’à nous […] Et pour commencer, je me suis dit—puisqu’il faut bien commencer par quelque chose—qu’il fallait faire cette guerre. Une guerre de chez nous, bien à nous. (p. 13-14).

Cette évocation d’une société où l’on ne produit rien est directement inspirée de la situation concrète des territoires français d’outremer, puisque la quasi-totalité des marchandises nécessaires à la vie y sont importées, la production locale, trop coûteuse, ayant à peu près disparu pour laisser la place aux administrations, au commerce… et à un chômage endémique.

Le lieu de la pièce n’est jamais précisé mais la référence au rhum pointe vers les Antilles. Aussi la guerre dont il est question pourrait-elle être celle pour l’indépendance, mais cela aussi reste sous-entendu. La guerre a-t-elle d’ailleurs eu lieu? C’est l’une des questions que nous nous posons, parmi d’autres, en découvrant cette pièce: qu’en est-il par exemple de l’épouse du soldat? Pourquoi n’est-elle pas à la maison à l’attendre? L’a-t-elle trompé, fait un enfant avec un autre? Et quid de l’attitude de la mère? Pourquoi reste-t-elle aussi froide? Est-elle bien là, d’ailleurs, cette mère qu’on ne voit pas? Ou tout cela n’est-il qu’un délire de l’homme? Ces questions, bien sûr, s’éclairciront à la fin.

L’homme, quoi qu’il en soit, raconte: les compagnons qu’il s’est trouvé, tout prêts, eux aussi, à guerroyer… tant qu’il ne s’agit que de discussions de bistrot; tandis que celui qu’il appelle “le Pacifique” s’acharne, seul contre tous, à les détourner de leur dessein, car il ne sait que trop, lui, la violence et la cruauté des combats, et la souffrance qui en résulte.

Il parlait d’hommes traqués par d’autres hommes, comme du gibier, dans les forêts humides, les marécages, les mangroves. Des hommes qui devenaient des bêtes féroces à force d’avoir peur, le groin dans la fange, les vers de terre dans la bouche, qui marinaient dans une intarissable dysenterie et qui égorgeaient tout ce qui bougeait. (p. 19)

On ne retrouve pas dans ce nouvel opus de G. Octavia la faconde de Congre et homard. Le style s’accorde au récit désenchanté de l’homme, au retour d’une guerre qu’il n’a pas faite (comme le titre nous en avait prévenus). Ce texte touchera directement tous les habitants des outremers, dont il est la métaphore, si conscients du piège dans lequel ils sont enfermés, qui payent la prospérité bien réelle dont ils jouissent d’une dépendance qu’ils abhorrent, à laquelle pourtant ils ne sauraient renoncer. Mais l’aliénation consentie est un phénomène bien plus général: qui ne se rend compte de l’écart entre la grandeur de son idéal et la médiocrité des moyens qu’il déploie pour l’atteindre?

Jean-Durosier Desrivières revisite l’audience

J.-D. Desrivières est connu comme poète, avec deux recueils publiés chez Caractères[ii]. Il est également l’auteur, pour le théâtre, de deux pièces brèves[iii]. La Jupe de la rue Gît-le-Cœur met en scène deux personnages, “l’écrivain” et “l’audienceur,” sans qu’il y ait pour autant dialogue, la dérive verbale du premier—qui accompagne sa dérive pédestre au quartier latin, en quête des bureaux de l’éditeur auquel il entend proposer un manuscrit—nourrissant les propos de l’audienceur, une figure de la société haïtienne, pas tout à fait un conteur, plutôt un affabulateur qui brode à loisir sur des faits réels.

Jean-Durosier Desrivières. Photo by Sandra Kraljevic
Jean-Durosier Desrivières. Photo by Sandra Kraljevic

Le monologue de l’écrivain s’alimente à plusieurs sources, parmi lesquelles la topographie du quartier latin, bien sûr, mais encore les passants et surtout les passantes dont il remarque qu’elles sont toutes, ou presque, en ce printemps, vêtues des mêmes pantalons blancs (Trop de pantalons blancs, me suis-je dit. Et trop de mauvaise fesses dans ces pantalons blancs,” etc., p. 21). Et puis il y a ce poème d’Alan Ginsberg qui lui trotte dans la tête (No rest without love: no sleep without dreams of love, etc.), Alan Ginsberg qui habita justement au Beat Hotel, au numéro neuf de cette rue Gît-le-Cœur que l’écrivain finira par rencontrer au cours de son errance.

L’audienceur écoute et imagine. Par exemple l’enfance de l’écrivain, à Port-au-Prince, poète précoce, avec une mère couturière, des catalogues emplis de jupes, toutes sortes de jupes, et puis la mini-jupe de cette écolière et les premiers émois érotiques. Cependant l’audienceur ne se contente pas d’inventer des histoires. Car elles ne sont que trop réelles les plaies de son pays ensanglanté.

Le dictateur succède à un autre dictateur […] Une belle gueule le dictateur. Il fait de l’effet, le dictateur. L’image du dictateur entrecoupée de la course tremblante aux images de ses forfaits. Puis on revient à sa gueule […] Regarde-moi ça: une toute petite gueule… Pas très belle gueule finalement, la gueule du dictateur ! Une gueule de timide, une gueule de boucher, naturellement. Une gueule de boucher timide, de boucher top model, le dictateur. Bien effilé et bien élancé, le dictateur !Tout élancé. Mais complètement bouché, le boucher. Fermé au monde, il a déjà tout tranché, le boucher (p. 14).

Comment achever une telle histoire? L’écrivain, désormais plus ou moins amoureux de l’une des passantes, se perd dans un rêve où il se voit “léger comme du papier,” comme les feuillets de son manuscrit depuis longtemps envolés.

Faubert Bolivar sous influence du vaudou

Même si le lieu n’est pas nommé, la pièce de F. Bolivar se situe bien en Haïti dont l’auteur fut un temps le directeur du Livre, avant de venir enseigner la philosophie à Fort-de-France. Il est également poète[iv]. La Flambeau est une “vraie pièce de théâtre” avec plusieurs protagonistes et une intrigue qui se développe jusqu’à un aboutissement inattendu pour un lecteur français, puisqu’il s’agit de rien de moins que la zombification de l’un des personnages. Les zombi(e)s, pour que nul n’en ignore, sont ce qui peut se rapprocher le mieux dans la réalité des “morts vivants”: un individu laissé pour mort, enterré, puis déterré et qui se comporte comme une créature décervelée, obéissant passivement aux directives de son maître. On a longtemps cru qu’il s’agissait d’une simple croyance superstitieuse jusqu’à ce que l’on doive admettre qu’une certaine drogue, manipulée à bon escient par les prêtres du vaudou, pouvait entraîner un tel résultat. Dans la pièce, le méchant qui sera puni ainsi est un politicien (Monsieur) que l’on voit, au début, roder au magnétophone un discours plein de grands mots creux. Il sera finalement zombifié pour avoir violé sa nouvelle bonne.

Faubert Bolivar. Photo by Nadia Amory
Faubert Bolivar. Photo by Nadia Amory

Cette extraordinaire conclusion est très savamment amenée grâce en particulier à un certain nombre d’objets récurrents: la bague de la bonne qui la tient d’Ogou-La-Flambeau, l’un des esprits du vaudou; le pot—animé?—qui la fait se sentir une intruse dans sa propre chambre; l’horloge à laquelle toute la maisonnée est soumise de par la volonté du maître; la bible par le truchement de laquelle la maîtresse de maison, épouse du politicien, s’entretient avec sa défunte mère; le chapelet que Monsieur porte sur lui dans les grandes occasions, comme lors de sa nuit de noces, ainsi que le raconte sa veuve:

Quand tu as enlevé ton costume, puis ta cravate, puis ta chemise, j’ai vu que tu portais cette chose. C’est qui cet homme nu qui pend au bout? Quand je l’ai vu pour la première fois, j’ai pensé dans ma tête: pourquoi tu as amené un autre homme dans mon lit? (p.81).

L’auteur possède l’art des dialogues vifs, faits de courtes répliques, qui font avancer l’action. Il sait déposer çà et là les indices qui amènent le spectateur à s’interroger sur le sous-texte et l’incitent à deviner la suite de l’intrigue. Ainsi cette pièce haïtienne de F. Bolivar intéresse-t-elle autant par son aspect documentaire qu’elle séduit par sa construction.

[i] Cf. notre article in Critical Stages n° 6, juin 2012.
http://archive.criticalstages.org/criticalstages6/entry/Congre-et-homard-de-Gaeumll-Octavia-un-exercice-de-haute-eacutecole?category=7

[ii] Bouts de ville à vendre, Poésie d’urgence, Paris, Caractères, 2010, 39 p., avec des dessins de Gérard Bloncourt (retour à Port-au-Prince après le séisme du 12 janvier 2010). Lang nou souse nan sous – Notre langue se ressource aux sources, Paris, Caractères, 2011, 95 p., avec une préface de Robert Berrouet-Oriol (édition bilingue créole haïtien et français).

[iii] Magdala et Marques déposées, Vitry-sur-Seine, Éditions de la Gare, 2012, 78 p.

[iv] Cf. Mémoire des maisons closes, Port-au-Prince, Bas de Page, 2012, 77 p. (poèmes) et Lettre à tu et à toi, suivi de Sainte Dérivée des trottoirs, Paris, ANIBWE, 51 p. (prose poétique).


Lander

[1] Selim Lander vit en Martinique (Antilles françaises). Ses critiques dramatiques apparaissent dans les revues électroniques suivantes: mondesfrancophones.com and madinin-art.net.

Copyright © 2015 Selim Lander
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411

This work is licensed under the
Creative Commons Attribution International License CC BY-NC-ND 4.0.

Écritures théâtrales en Martinique