Irène Sadowska-Guillon*
Le post rajouté au colonialisme signifie-t-il sa disparition définitive ? Ne se régénère-t-il pas aujourd’hui dans des formes plus soft, « culturelles », notamment celle de la communauté linguistique et, pour ce qui concerne la France, dans ce qu’on appelle la francophonie ? Que désigne le terme « francophonie » et comment opère-t-elle dans les anciens territoires des colonies françaises, en l’occurrence africaines ? Quel est le statut identitaire des auteurs et des créateurs de théâtre afro-francophone ? Qu’est-ce qu’on attend d’eux ? Que dénoncent-ils dans l’étiquette ambiguë « auteur francophone » ? Que revendiquent-ils et comment cela se traduit-il dans leur écriture, leurs créations scéniques ?
À partir de cas emblématiques, en l’occurrence celui de Koffi Kwahulé, Ivoirien, écrivain, auteur de théâtre, et du Congolais Faustin Linyekula, danseur, chorégraphe et metteur en scène, en évoquant également d’autres exemples, je tenterai d’apporter un éclairage sur les stratégies culturelles néocolonialistes opérant dans les politiques francophones.
I – La francophonie, communauté linguistique et culturelle de reconnaissance de l’autre ou zone d’influence, d’intérêts politiques et économiques ?
Le terme de francophonie couvre des situations diverses, d’où ses multiples ambiguïtés. Mis à part la partie wallonne de la Belgique, francophone de Suisse et le Québec où le français est une langue officielle, la francophonie s’étend également à des pays où l’influence et la présence de la culture et de la langue française étaient historiquement dominantes ou fortes et perdurent encore, reculant cependant aujourd’hui face à l’anglais omniprésent, à savoir dans quelques pays de l’Est de l’Europe – la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie – et de l’Europe du Sud – l’Espagne, le Portugal, l’Italie. Au-delà de notre continent, des pays comme le Vietnam, le Cambodge en Asie, le Liban au Proche-Orient, qui ont été sous domination française, au Maghreb les anciennes colonies françaises, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, et enfin des pays d’Afrique Noire colonisés par la France, sont inclus dans l’empire francophone. Il y a le cas particulier « franco francophone » des colonies historiques, des quelques îles comme la Réunion, la Martinique, les Antilles, la Polynésie française, la Nouvelle-Calédonie, Saint Pierre et Miquelon… et la Guyane incrustée en Amérique latine, intégrés dans le corps national sous la dénomination de Départements français d’outre-mer dont l’identité culturelle française reste toujours problématique. De sorte qu’on considère souvent les populations de ces départements lointains comme des Français de seconde zone.
On s’étonne toujours qu’Aimé Césaire et d’autres auteurs aujourd’hui reconnus de Départements « d’outre-France » soient considérés plutôt comme francophones que Français. Est-ce parce qu’ils sont de couleur différente ou que leur français serait un peu souillé par le créole ? Au-delà des enjeux géopolitiques, économiques et culturels de la colonisation, son impact culturel varie en fonction du substrat culturel autochtone et de la distinction raciale.
Contrairement aux grands empires coloniaux, l’Angleterre, qui a structuré ses anciennes possessions en union politico-économique, et l’Espagne, qui a construit avec ses anciennes colonies la communauté hispanique (Hispanidad) basée sur des liens culturels et une coopération économique, la récupération à la française de sa domination coloniale et de sa présence se fait par la politique francophone culturelle. Elle tient d’une démarche missionnaire consistant à semer et à enseigner partout dans le monde la grande culture et les lumières de l’esprit français, dont les Alliances et Instituts français, à l’instar des églises culturelles, sont les relais. La carte de visite culturelle est-elle plus noble que celle du monde des affaires ? Le divan du psychanalyste nous éclairerait sans doute davantage sur cette posture.
Même si aujourd’hui, les Instituts et les Alliances françaises ferment, faute d’argent, les postes de missionnaires culturels sont toujours à pourvoir. Ainsi, dans le cadre de notre politique francophone, envoie-t-on partout, y compris dans la brousse africaine, nos auteurs, metteurs en scène et autres animateurs de formation artistique pour enseigner comment on doit écrire, mettre en scène, jouer, danser. Si cette bonne parole, dotée de surcroît de financement, est bienvenue car telle le magique « Sésame ouvre-toi », elle ouvre peut-être la voie des scènes françaises et pourquoi pas, européennes, des voix rebelles se font entendre, de plus en plus nombreuses.
En Afrique, là où la pression francophone est la plus forte et où la France reste souvent la porte d’accès au monde, les artistes revendiquent leur liberté de création face, d’une part, à l’impératif et aux modèles imposés de la modernité venus d’ailleurs et, d’autre part, à l’exigence de rentrer dans le moule de l’africanité, conforme à l’image que l’on s’en fait en Europe. Car cette sorte d’exotisme a du succès sur nos scènes, dans nos festivals. Pour y arriver il suffit d’exécuter les recettes à toute épreuve garantissant la compassion et le succès : un peu de politique, beaucoup de misère et d’injustice, une bonne dose de souffrance, la posture de victime étant recommandée.
Reconnaissons qu’il y a là de la manipulation et précisément de l’exploitation indigne de la misère matérielle et spirituelle, des exactions et des crimes politiques, des conflits ethniques et religieux, mais aussi des aspirations et des espoirs de ces jeunes artistes réduits à l’alternative : se conformer à l’ordre du régime ou à la posture vendeuse d’artiste victime mais résistant.
II – L’entre-deux, laboratoire de l’identité transformée dans le théâtre de Koffi Kwahulé
Se considérant comme écrivain ni français ni ivoirien, Koffi Kwahulé se situe délibérément dans un « entre deux » devenu la source de son énergie créatrice, et inscrit son théâtre dans une voie d’émancipation des étiquettes identitaires. Il fait partie de la nouvelle génération postcoloniale des dramaturges qui remettent en question leur rapport identitaire à l’Afrique, à l’africanité et à la négritude.
Acteur, metteur en scène, auteur d’une trentaine de pièces de théâtre, romancier, Koffi Kwahulé, né en 1956 à Aben Gourou en Côte d’Ivoire, se forme d’abord à l’Institut National des Arts d’Abidjan. Il poursuit ses études en France, à l’ENSATT (École Nationale Supérieure des Arts et des Techniques du spectacle) à Paris, et obtient un Doctorat d’Études théâtrales de l’Université de Paris III.
Naturalisé Français, il vit et travaille depuis 30 ans en France. Son théâtre, traduit en une quinzaine de langues, se joue dans de nombreux pays (Québec, USA, Belgique, Grèce, Italie, Angleterre, Allemagne, en Afrique…). Lauréat de plusieurs Prix importants pour son théâtre, il reçoit en 2006 le Grand Prix Amadou Kourouma pour son roman Babyface, publié aux Éditions Gallimard.
Son théâtre se nourrit d’éléments divers, hétérogènes : folklore, exotisme africain, mythes, jazz, traces du quotidien, diverses sources culturelles. Un théâtre radical dans les choix dramaturgiques, esthétiques, stylistiques et dans son refus de coller au concept européen de théâtre africain. On se souvient que d’aucuns reprochaient aussi à Sony Labou Tansi de ne pas être assez Africain dans son écriture. Koffi Kwahulé ne répond pas à ce qu’on attend de lui en France. Rien d’étonnant que ses pièces aient d’abord été jouées et publiées à l’étranger, surtout aux États-Unis.
À partir de sa pièce Bintou (1996), Koffi Kwahulé aborde la question de la quête d’identité en tant qu’Africain, Noir. Sa conscience africaine se déplace vers une conscience diasporique dans la façon de penser le monde et d’écrire le théâtre. « Je devais écrire – dit-il – avec cette béance, cette faille entre ce qu’on est devenu et d’où on vient, c’est-à-dire qu’on n’est plus d’où on vient et on n’est pas ce qu’on devient ».[1] Un « entre deux » où désormais il se construit en construisant un autre type de théâtre dans une lutte acharnée contre les notions d’identité, d’africanité, destinées à déterminer l’être en devenir. Depuis sa position d’auteur en exil qui lui apporte un point de vue différent sur l’Afrique et l’Occident, Koffi Kwahulé oppose au fantasme de l’Afrique immuable et globalisante une vision individuelle de l’Afrique dans sa pluralité, dans son hybridité culturelle. Il déplace l’idée que l’on se fait communément du théâtre africain vers un théâtre qui, dépassant la thématique africaine, sort du dialogue avec le même que soi pour devenir un espace de partage.
III – Les nouveaux colonisés de la francophonie
Le refus de Koffi Kwahulé d’être assigné à résidence identitaire en tant qu’artiste prend un aspect politique à travers son refus de l’étiquette d’auteur francophone, d’endosser l’habit de l’auteur bâtard français. Ce parti pris est révélateur d’un certain nombre de réalités et des attitudes, résidus du colonialisme, de la ségrégation raciale, opérant dans le champ de la francophonie. La réduction de l’autre aux « origines colorées », africaines, caribéennes ou autres, n’est-ce pas une façon de se définir soi-même en remettant l’autre à sa place ? Ne se sert-on pas parfois de ces artistes francophones, invités dans des colloques, exhibés dans des festivals et parfois honorés par des prix, comme des alibis et des preuves mêmes de notre ouverture à la diversité ?
Cependant, malgré les apparences, la diversité ne rime pas forcément avec l’égalité et la fraternité. Pourquoi est-il toujours difficile d’admettre en France qu’un auteur africain mette en crise dans son théâtre non seulement les Africains, mais aussi les Français, les Japonais, etc. et s’arroge le droit de porter un regard sur le monde dont les Européens ont toujours cru détenir l’exclusivité ? Voilà une des questions dérangeantes posées par Koffi Kwahulé.
En France – dit-il –, cette façon de considérer que les autres doivent rester à leur place tient même d’une idéologie. L’intégration des différents groupes – asiatique, arabe, africain – a reproduit le schéma colonial. Si je me déplace de l’endroit qui m’est assigné, je contrains celui qui est en face à se déplacer. Or la France n’a pas envie de se déplacer par rapport à l’Afrique, qui devrait rester à sa place.[2]
N’en est-il pas de même de la relation entre la langue française des Français de souche et la langue francophone qui est de seconde zone ?
La France peut dépenser beaucoup d’argent pour l’autre, pourvu qu’il garde sa place. Ce qui détermine les auteurs francophones, ce n’est pas tant la langue que l’espace politique auquel ils sont censés appartenir. Car il faut encore faire la différence entre la francophonie blanche et celle de couleur. Cette distinction de couleurs est très importante en France. Même si elle n’est pas exhibée, elle est dans les faits, dans la structure mentale. C’est un racisme intégré, « naturel »[3].
La relation d’égal à égal serait-elle une utopie de la francophonie et notamment théâtrale ? Que se passe-t-il quand des opérateurs culturels et des artistes français vont « défricher », voire « débrousser » en Afrique francophone ?
Le théâtre qui se fait en Afrique – témoigne Koffi Kwahulé – est « sous-traité » par la francophonie. C’est un théâtre financé par la France, fabriqué pour être joué en France. Quand je vais en Afrique faire des ateliers, les jeunes artistes me demandent des « recettes » pour faire des spectacles qui marcheraient en France. Ces jeunes dépendent des financements français car évidemment, ce ne sont pas leurs gouvernements qui vont financer la culture.
Cette politique fabrique des artistes assistés. On leur envoie des metteurs en scène français pour leur apprendre à faire du théâtre. Si l’on peut leur construire des ponts, des hôpitaux, des écoles, on ne peut pas fabriquer l’imaginaire d’un peuple à sa place. C’est une sorte d’utopie mortifère qui fait prendre du retard à ceux qui aimeraient travailler, créer.
Dans mes ateliers en Afrique, je conseille aux jeunes artistes d’écrire et de faire du théâtre comme ils le sentent et non pas comme on le leur demande. Comment parler du monde à partir de la Côte d’Ivoire, à travers sa propre expérience ? J’essaie de leur faire comprendre que tant que leur question ne sera que guinéenne, ivoirienne, gabonaise, etc., elle ne concernera qu’eux et qu’ils n’auront pas de prise sur le récit du monde[4].
IV – Pour en finir avec l’esprit des colonisés
Comment les jeunes artistes africains s’affranchissent-ils aujourd’hui des séquelles du colonialisme, de l’héritage culturel français et du déterminisme francophone ? Ces jeunes pionniers de l’indépendance culturelle et spirituelle, s’ils ne sont pas encore majoritaires, du moins tracent-ils le chemin que d’autres pourront emprunter à leur tour. Il ne s’agit pas de refus de la francophonie ni d’un séparatisme culturel ou linguistique, mais d’un changement d’attitude.
À cet égard, la démarche du Congolais Faustin Linyekula, danseur, chorégraphe et directeur d’une compagnie de jeunes danseurs et comédiens, me semble exemplaire. Elle consiste non pas à intégrer le regard, les valeurs et les critères culturels français, mais à les affronter avec un esprit critique depuis le territoire africain en introduisant dans la notion de communauté culturelle et linguistique la notion d’altérité, d’étrangeté. Cela passe par l’aveu de l’identité schizophrénique, étrangère à elle-même, du Congo, marquée par les résidus du colonialisme.
Des séquelles dont Faustin Linyekula, né en 1974 à Kisangani, ancienne Stanleyville, comme toute sa génération, porte les empreintes. Il fait ses études littéraires et théâtrales à Kisangani, puis s’installe à Nairobi où il fonde en 1997, avec le mime Opayo Okach et la danseuse Afrah Tenambergen, la compagnie Gaara, première compagnie de danse contemporaine au Kenya. Dès le départ, il articule sa démarche sur la question de la création artistique qui, consubstantielle de la réalité du peuple congolais d’aujourd’hui, générerait un théâtre pour demain. Il met sur pied en 2001 à Kinshasa le studio Kabako, une structure pour la danse et le théâtre visuel, un lieu d’échanges, de recherche et de création. Il y crée avec sa compagnie huit pièces dont The dialogue series, présentée en 2007 au Festival d’Avignon.
Depuis 2006, il inscrit son travail à Kisangani, où il œuvre à mettre en place un réseau de centres culturels de quartier. Un choix délibéré d’installer son travail non pas à Kinshasa, considérée comme le Centre, mais dans le tissu urbain de Kisangani, dans des quartiers populaires, pour partager avec les gens sa quête artistique ancrée dans des questions essentielles. Qui sommes-nous ? Où en est-on aujourd’hui et comment en est-on arrivé là ? Qu’est-ce qu’on peut proposer pour nous-mêmes ? Comment vivre ensemble ici ? Comment sortir de l’esprit de colonisés, d’assistés qui attendent de l’aide de l’étranger ? Qu’est-ce que le théâtre peut apporter aujourd’hui dans notre pays, et quel théâtre ?
La compagnie vit à 80 % de ses tournées. Non seulement elle ne peut compter sur un financement de l’État congolais, mais encore elle risque de voir ses projets cassés. Reconnu sur la scène internationale Faustin Linyekula est invité en 2009 à la Comédie-Française pour mettre en scène Bérénice de Racine, le monument du théâtre classique français et de la langue française, qui atteint dans l’alexandrin racinien sa forme la plus raffinée, la plus pure et la plus artificielle.
V – Théâtre de l’exorcisme de l’aliénation identitaire
De la confrontation avec ce chef-d’œuvre littéraire naît le projet de sa nouvelle création, Pour en finir avec Bérénice, qu’il réalise avec sa compagnie, dans le cadre de sa résidence au Centre National de Danse Contemporaine d’Angers en 2010. Créé au Théâtre Le Quai à Angers, le spectacle, joué en tournée au Congo, est repris au Festival d’Avignon 2010 et, en 2011, au Théâtre National de Chaillot à Paris. La création de ce spectacle, manifeste artistique et politique de Faustin Linyekula, coïncidait avec le Cinquantenaire de l’indépendance du Congo.
Pour en finir avec Bérénice est une Bérénice de Racine infiltrée par la réalité du Congo d’aujourd’hui.
Il y a dans la pièce de Racine – dit Faustin Linyekula – des questions d’identité, de l’étranger (quand et pourquoi devient-on l’étranger ?), d’exclusion, qui sont au cœur de mon travail. Il y a la langue française précieuse, portée au sommet de la sophistication, qui est une langue de pouvoir.
J’ai été frappé par la dédicace de cette pièce faite par Racine à Colbert : « votre très humble et obéissant serviteur ». Nous sommes rentrés au Congo dans un temps racinien où le régime a sur vous le pouvoir de vie et de mort. Si vous dérangez, vous êtes mis en prison ou assassiné[5].
Faustin Linyekula met Bérénice de Racine en multiple abîme, à savoir : celui du théâtre, de la tentative de création de la pièce par sa propre compagnie dans la réalité congolaise d’aujourd’hui, et celui de l’histoire récente, de l’époque de l’indépendance du Congo dans les années 1960. Dans le spectacle, nous sommes au Congo en 2010, à Kisangani, où une compagnie de théâtre, Faustin et ses six comédiens danseurs, trois hommes et trois femmes, revisitent Bérénice de Racine, à la fois symbole de la langue et de la culture française et vestige de leur passé colonial.
Le théâtre, la tentative des jeunes comédiens de s’approprier le vers racinien et la tragédie de cette reine étrangère rejetée par Rome, deviennent ainsi la métaphore de la société congolaise écartelée entre le présent et une histoire qui ne lui appartient pas.
Les dernières années du colonialisme sont évoquées au début du spectacle à la fois par la référence à un fait réel : à la fin des années 1950, un professeur de français monte Bérénice dans une école pour les Blancs, et par la citation du discours du 30 juin 1960 de Patrice Lumumba, premier Président du Congo indépendant. Les fragments de Bérénice se mêlent dans le spectacle à des extraits de reportages, d’enquêtes, de commentaires, et des réflexions des comédiens sur la pièce, sur sa langue, sur le sens de cette tragédie, sur le théâtre à faire dans la réalité disloquée de leur pays où la parole de plus en plus bridée ne circule pas. Ces acteurs de bonne foi se confrontent à la pièce, s’affublent de perruques, portent des masques blancs qui déforment l’élocution, amplifiant encore l’artifice de l’alexandrin, la difficulté de s’en emparer, enfin l’étrangeté de cette langue dans le quotidien congolais. Le spectacle s’achève par la citation du discours de Stuart Hall sur la décolonisation, sur les traces profondes de l’histoire et de la mémoire partagée laissée par les colonisateurs.
Pas de revendications ni d’accusations dans le spectacle, qui questionne le paradoxe de l’identité congolaise, de ce qui la rend étrangère à elle-même, du sens, de la présence, du pouvoir exercé par la langue française. Cette langue française, langue officielle du Congo, est devenue aujourd’hui un instrument de pouvoir et d’une colonisation intérieure. Maîtrisée par 20 % des Congolais, elle régit toute la vie privée et publique du pays.
Cette langue dans laquelle sont rédigés la Constitution et les Lois exclut 80 % de la population qui se retrouve étrangère dans son propre pays. Ce qui permet au pouvoir de manipuler facilement cette majorité-là, explique Faustin Linyekula. Le français est devenu une clef pour une caste. On dit au Congo : c’est la langue française qui a tué ce pays. Je dirais que ce n’est pas tant la langue, mais ce qu’on en fait[6].
Comment réagissent les promoteurs de la francophonie face au recul de l’usage du français et à sa récupération « néocoloniale » par le régime ?
La France a mis en place au Congo un programme sur quelques années pour redynamiser la langue française. Mais son but est de contrer l’anglophonie qui se développe dans les régions stratégiques. Par exemple, dans la province du Katanga, toutes les compagnies minières qui s’installent, chinoises, sud-africaines, etc., sont anglophones. Les gens apprennent l’anglais pour survivre, trouver du travail. Si l’anglais est une langue utilitaire, avec le français il y a une histoire d’amour mais aussi de haine. Mais c’est la langue de la culture. Elle me permet de construire une vision du monde. Je suis conscient que la maîtrise du français me donne accès à certaines choses, un statut de privilégié, alors que cela devrait être une norme[7].
Faustin Linyekula et d’autres artistes, profondément convaincus que leur travail est essentiel dans leur pays et qu’il peut contribuer à l’affranchissement de l’esprit de colonisés, savent que ce combat implique une prise de distance à l’égard de toutes les formes de paternalisme et d’assistance, y compris celle de la politique culturelle francophone. Un combat de David contre Goliath, pourrait-on dire. Mais peut-être l’arme modeste de la création émancipée sera-t-elle plus puissante que l’arsenal des modèles importés, souvent castrateurs de l’imaginaire, de l’esprit créateur ?
Notes de fin
[1] « Entretien avec Koffi Kwahulé » par Irène Sadowska Guillon, publié dans Primer Acto, Madrid, 2007.
[2] Idem.
[3] Idem.
[4] Idem.
[5] « Entretien avec Faustin Linyekula » par Irène Sadowska Guillon, publié dans la revue Cassandre, Paris, 2010.
[6] Idem.
[7] Idem.
*Irène Sadowska–Guillon est critique dramatique et essayiste, spécialisée dans le théâtre contemporain et présidente de « Hispanité Explorations », Échanges franco-hispaniques des dramaturgies contemporaines.
Copyright © 2014 Irène Sadowska–Guillon
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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