Par Olivier Neveux
275 pp. Paris: La Découverte
Recensé par Philippe Rouyer[1] (France)
Cet article ne souhaite qu’une seule chose: vous encourager à lire ce livre qui a obtenu le Prix 2013 du Syndicat professionnel de la Critique. Car, rendre compte de cet ouvrage dont les analyses sont si profondes, multidisciplinaires et pointues est proprement impossible. La richesse des références et l’importance des notes font dePolitiques du spectateur une véritable encyclopédie et une mine bibliographique extraordinaire. Défendre le singularité du théâtre et de sa représentation aujourd’hui, poser que le théâtre est politique n’est pas une mince affaire .
Entre le didactisme et le formalisme, entre la réduction de la politique à la pédagogie et la dilution de la politique dans l’esthétique, il s’agirait de faire valoir la possibilité d’autre chose : un théâtre politique où la politique serait politique. (p.157)
Ce compte rendu a été écrit au moment où l’exception culturelle française que représente les intermittents du spectacle est prise dans les tenailles du néolibéralisme mondial auquel elle doit trouver une réponse pérenne qui ne la remette pas en cause dans une Europe qui cherche toujours une troisième voie qui ne soit pas simplement de l’ économie de marché administrée . Cette crise des intermittents pose, comme le fait Olivier Neveux, le statut, la place et le rôle du spectateur dans un monde où l’art est devenu un marché dont le poids économique est reconnu mais dont la spécificité ne l’est pas : l’art doit il être rentable ? La rentabilité culturelle est-elle de même nature que la rentabilité économique comme le dit à sa manière Gilles Deleuze: « L’homme n’est plus l’homme enfermé,mais l’homme endetté » .
Politiques du spectateur vient après d’autres livres de Neveux: Théâtres en lutte: le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd’hui (2007), plus historique et descriptif de nombreux spectacles; et avec Christian Biet, Une histoire du spectacle militant: théâtre et cinéma militants 1966-1981 (2007). On pourra aussi lire: Bérénice Hamidi-Kim, Les cités du théâtre politique en France depuis 1989 (2013), où elle fait souvent référence à Olivier Neveux.
L’ouvrage se présente en trois grands chapitres : les deux premiers — Un théâtre unidimensionnel et un théâtre politique relèvent de l’analyse à partir des constats contradictoires que pose l’introduction. Le chapitre trois — Une manifestation de la politique — est une série de propositions qui ne se veulent pas pour autant prescriptives.
Dans un entretien pour la revue Cassandre Neveux précise ce qu’il a voulu faire. La question clé est celle du spectateur. Il est un spectateur assidu, éclectique et engagé ( Merci Jean Paul Sartre, 1948 !) qui ne s’identifie pas à un public: il faut donc partir du spectateur tel que le spectacle le considère. Neveux est universitaire, donc un scientifique qui se méfie de ce mot . Les grandes pensées qui nous ont constituées se voulaient scientifiques ? On peut se poser la question. Il faut se méfier de l’académisme, n’être ni typologique ni prescriptif, ni esthète ni commissaire politique . Les hypothèses proposées sont à éprouver autant qu’à vérifier.
Neveux se dit ouvertement politique et se place dans la mouvance de l’anti-capitalisme et de sa forme actuelle, le néolibéralisme. Penser politiquement c’est penser historiquement. Au delà du climat des années 60 (tout est politique) qui doit beaucoup au début du XXè siècle, aux années 30 (voir les travaux sur le théâtre d’intervention de Philippe Ivernel et de son équipe (Revue Études théâtrales), et surtout depuis les années 80 et la restauration de l’esthétique, la question de l’art et du politique est cruciale.
La politique c’est ce que produisent les individus pour s’affranchir de la tyrannie de la réalité » (17, 2000, p.6).
Neveux reconnaît tout ce qu’il doit aux marxismes (au pluriel). Neveux propose un livre historique et conjoncturel, contemporain de ce qu’il essaie de penser dans un monde où la France s’inscrit dans un vaste processus planétaire. S’appuyant sur Jean Jourdheuil (« Le théâtre, la culture, les festivals, l’Europe et l’euro », Frictions,17, hiver 2011), il note que la festivalisation et sa logique programmatrice transforme le festival en rond-point alors qu’il devrait être un carrefour.
La porosité grandissante entre public et privé (par exemple les rapports entre le Théâtre du Rond-Point et le Théâtre Marigny à Paris) que l’espace anglo-saxon connaît bien (‘transferred to the West-End’ à Londres’, ‘Off Broadway et Broadway’ à New York); la logique comptable et manégériale des institutions d’Etat (en particulier les Centres dramatiques issus de la décentralisation d’après 1945), malgré les prises de position engagées et humanistes de leurs directeurs, participe à l’ambiguité grandissante de la notion de théâtre politique.
Le mérite de cet ouvrage est de défendre le théâtre politique plus que militant ou d’intervention comme art collectif où le spectateur est un individu unique grâce à et par le collectif. Le théâtre est sans doute un art archaïque mais il persiste: entre les vérités jugées aujourd’hui inoffensives du théâtre de Brecht – car on a oublié que son théâtre épique suppose le déroulement de la représentation aussi important que son dénouement – et la caricature faite du militantisme de l’agit-prop et du théâtre d’intervention, Neveux reprenant E.Bloch, se dit « optimiste militant ».
À ce stade de notre compte rendu il est utile de de nommer certains auteurs de référence que convoque Neveux dans cet ouvrage: Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Daniel Bensaïd, Le spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise: Marx, Marcuse, Debord, Lefèbvre, Baudrillard, Préface de René Schérer; J.Rancière, notamment Le spectateur émancipéet Tant pis pour les gens fatigués; Luc Boltanski (Le nouvel esprit du capitalisme); Friedrich Schiller,Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, [1795-96; Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, Essais sur l’idéologie de la société industrielle avancée; Alain Badiou, « Thèses sur le théâtre » (1998) et le n° 17 (1995) des Cahiers, Revue trimestrielle de théâtre.
Dans son « Introduction. Un livre de circonstance » Neveux commence par tenter de circonscrire le terme politique. Serait ce une affaire d’opposition entre théâtre public et théâtre privé, entre théâtre populaire (prolétarien? populiste?) et théâtre bourgeois. Sous politique, faut-il lire formation d’un lien social qui serait l’unanimisme communautaire (fusion républicaine) ou la solidarité révolutionnaire (lutte des classes); seraient-ce les oppositions théâtre instructif/théâtre divertissant), théâtre réflexif/théâtre émotionnel, théâtre fondamental/théâtre anecdotique.
Dans tous les cas, comme l’écrivait Schiller en 1795, « l’esthétique est au cœur de la liberté » et le public (peuple et/ou prolétariat , le peuple à faire et à venir) est au cœur d’un débat qui doit distinguer nettement lepolitique et la politique. Dans la situation actuelle le théâtre public pratique une forme de néomanagement plus important que les capacités artistiques. mais il y’a contradiction entre l’exigence artistique (élitaire) et l’exigence de contribution au bien commun. Qu’on se rappelle les grandes prophéties progressistes (encore un mot ambigu) qui sous-tendent le concept de Maisons de la culture d’André Malraux, Ministre de la Culture, (le premier de l’histoire de France en 1958) voulant faire converger le peuple et le sublime.
Tout l’objet de Neveux ici est le suivant: « Entre le didactisme et le formalisme, entre la réduction de la politique à la pédagogie et la dilution de la politique dans l’esthétique, il s‘agirait de faire valoir la possibilité d’autre chose : un théâtre politique où la politique serait politique. » Neveux est proche ici de Béatrice Hamidi-Kim quand elle voit dans théâtre politique une expression plurivoque et équivoque, un pléonasme (tout théâtre est du politique) et un oxymore (une contradiction dans les termes, consensus et mésentente). Notre période postmoderne où le théâtre prend des formes postdramatiques (Neveux consacre de belles pages à ce dilemme et reconnaît que Hans Thies Lehmann, Le théâtre postdramatique, réussit à être partiellement convaincant).
Neveux va essayer de trouver une solution qui ne soit pas réductrice grâce aux notions d’égale capacité, d’émancipation ( du maître comme de l’artiste) ce qui est un défi à toute loi (avec un bel exemple, le théâtre de Jean Genet)) et de maître ignorant pour un théâtre politique intransitif (du politique ou de lapolitique).
Qui donne à penser du monde ce qui n’est pas toujours ce qu’on désirerait y voir représenté comme le dit Bruno Tackels dans Le cas Avignon (2005, p. 12).
Dans sa conclusion très pédagogique, Neveux résume brillamment ses propositions.
La conception que se fait la scène contemporaine du spectateur et la façon dont elle peut établir un contact avec lui qui ne soit pas à sens unique scène/salle est primordiale .Elle ne doit pas oublier que le spectateur est à la fois un individu de pleine liberté et un membre aujourd’hui dont les émotions sont nourries par des affects du postmodernisme et de la logique culturelle du capitalisme à l’œuvre dans le collectif qu’on appelle le public que les gestionnaires des établissements cherchent à définir comme on le ferait pour un segment de marché.
Ne pas oublier ensuite la totale liberté de l’artiste mais trouver des formes libres de conscientisation et grâce au théâtre découvrir des choses qu’on ignore de la réalité sociale, économique et politique . Le théâtre politique, par la transgression et la conscientisation, veut absolument produire un effet politique sur les spectateurs, mais il n’est pas sûr ni salutaire que le théâtre politique pense qu’il aura toujours un effet. C’est là que nous retrouvons la notion d’égale capacité qui veut espérer l’émancipation du spectateur qui ressemble aux ‘hommes libres’ d’Alfred Jarry dans Ubu Roi.
Le théâtre relève du présent saisi dans l’Histoire et non comme représentation au diapason des pulsations et catastrophes d’un présent sans avant ni après. La vie des émotions, et l’explosion des spectacles (théâtre et danse, performance) où la découverte des corps semble se faire en dehors du Temps de l’Histoire, n’est pas autonome et simplement une affaire d’esthétique.
Il faut donc contrarier l’ordre, la raison du monde et se réapproprier ce mot contradictoire mais vital : politique. C’est un acte sérieux qui n’exclut pas le rire (p.29 à propos du Théâtre du Rond-Point à Paris) à condition qu’il ne nivelle pas et rende toutes les questions égales. Tout n’est pas politique (encore le rire) pensons-nous, et pourtant, conflits, contradictions, instabilité sont bien là: le théâtre politique donne des nouvelles de la politique; il ne confond pas opinions, faits et pratiques; il appelle l’éthique mais elle seule ne suffit pas à élaborer des représentations nécessaires pour comprendre le présent, même si nous n’y pensons pas consciemment.
Réussir à percevoir que le monde n’est pas semblable (hors temps ou hors espace) à lui même et profiter de ce flottement pour pouvoir rêver de construire autre chose et peut être de construire autre chose.
Bien sûr nous pouvons trouver les propositions de Neveux utopiques , trop idéologiques mais il a le mérite de les poser au nom de la liberté et de l’égalité des intelligences qui sont brandies comme porte-drapeaux des démocraties dites avancées qui savent très bien récupérer cette liberté.
On pourra certes critiquer cet ouvrage mais sa lucidité sur les contradictions incontournables qu’il aborde sont un stimulant permanent.
Un petit regret: le rôle du metteur en scène, figure dominante de l’histoire de la création théâtrale des années (en gros 1930-1990) n’a pas été abordé. La relecture des classiques pour notre temps par les metteurs en scène explique sans doute pourquoi on peut faire une lecture politique de Racine ou de Corneille: leurs œuvres étaient enracinées dans leur époque et pas dans le seul monde intemporel et de l’art. Elles parlent certes de l’éternité de l’homme et du monde mais aussi de leur inscription dans un temps et un espace social historique précis.
[1] Philippe Rouyer est Professeur émérite, Université Bordeaux-Montaigne et un redacteur (Europe) del’Encyclopédie mondiale du théâtre contemporain.
Copyright © 2014 Philippe Rouyer
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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