Selim Lander*
La Double Mort de l’horloger. Adaptation de deux pièces d’Ödön van Horvath par André Engel. Création au Théâtre national de Chaillot, à Paris, du 17 octobre au 9 novembre 2013.
A Director’s Risky Intrusion into the Playwright’s Territory
Summary : Under the title The Double Dead of the Watchmaker, the theater and opera director André Engel has brought together two pieces by Ödön von Horváth: Murder in Muslim Street (1922) and The Stranger of the Seine River (1933). The famous theater of Palais de Chaillot (in Paris), a talented and numerous distribution, the rather convincing scenery (by Nicky Rieti), do not add up to a success. Such a failure poses two different problems. 1) The propensity of many contemporary directors to endorse the position of the author through improvisation, adaptation of texts which were not intended to become plays, or, as in the present case, by exhuming two oldfashioned plays in the false expectation that their combination could produce something new. 2) The imbalance between the means which are mobilize to produce this Double Dead and the insignificance of the texts. This in turn raises the question of the choice of the plays by the national (subsidized) scenes: is it not time to give more importance to the texts?
Le Théâtre National de Chaillot, l’héritier du TNP de Jean Vilar, est une magnifique machine à la disposition des acteurs et du public parisien du théâtre : grande salle, immense scène, foyer avec une vue impressionnante sur les jardins du Trocadéro et la tour Eiffel. Nous nous souvenons d’y avoir assisté en d’autres temps à des spectacles mémorables, dont un Arturo Ui de Brecht avec Georges Wilson dans le rôle titre. Aussi n’était-ce pas sans une secrète émotion que nous nous disposions à découvrir, dans cette même salle, deux pièces d’Ödön von Horváth : Meurtre dans la rue des Maures, sa première pièce, écrite en 1922, et L’Inconnue de la Seine, qui date de 1933. La présence d’un assassinat dans les deux pièces justifiant qu’elles se trouvent réunies pour l’occasion sous le titre de La Double Mort de l’horloger.
Le metteur en scène, André Engel, jouit d’une solide réputation gagnée à l’opéra comme au théâtre. LesLégendes de la forêt viennoise, du même Horváth, qu’il avait dirigées il y a dix ans, ont connu le succès. Si l’on ajoute la distribution impressionnante réunissant dix-sept comédiens chevronnés et la scénographie signée Nicky Rieti, collaborateur habituel d’André Engel sur les décors, tout semblait donc réuni a priori pour une grande soirée de théâtre.
Pourquoi la déception fut-elle, malgré tout, au rendez-vous ? Les comédiens – qui interviennent successivement dans les deux pièces – ne déméritent pas. Julie-Marie Parmentier, pour ne citer qu’elle, se montre tout à fait convaincante dans le rôle de la jeune fille au départ pleine d’enthousiasme que la déception amoureuse conduira à se jeter dans la Seine. Quant au dispositif scénique de N. Riety, qui remplit le plateau avec élégance, il se transforme tour à tour en maison, rue ou placette suivant les besoins. Cependant, trop sobre, uniformément gris (en dehors de la boutique de la fleuriste dans la deuxième pièce), il n’est sans doute pas étranger à l’atmosphère réfrigérante de cette Double Mort de l’horloger. Mais si la pièce, malgré tous ses atouts, ne parvient pas à captiver, c’est dû avant tout aux faiblesses des textes : ce n’est pas par hasard si ces deux pièces n’avaient jamais été jouées en France auparavant !
De même est-il permis de penser que si Engel a voulu ajouter un prologue à L’Inconnue de la Seine, dont le format est pourtant assez long pour remplir une soirée, c’est parce qu’il s’est rendu compte des insuffisances de la pièce. Car on ne peut plus, aujourd’hui, intéresser le public du théâtre avec des caractères aussi schématiques (sauf à exagérer le comique). Et que l’histoire soit inspirée d’un fait réel ne suffit pas, en l’occurrence, à la sauver ! Certes, Engel justifie autrement l’adjonction de la pièce brève Meurtre dans la rue des Maures : « Mon but, a-t-il déclaré dans le programme du théâtre, et c’est pour ça que j’ai choisi de distribuer les mêmes acteurs dans les deux pièces, c’est de créer un trouble. Est-ce que ce sont les mêmes personnages ou est-ce que ce ne sont pas les mêmes ? Et que signifie cette ressemblance ? » Mais ce but n’est pas atteint, ne serait-ce que parce que le passage d’une pièce à la suivante est clairement annoncé aux spectateurs. On reste face à deux pièces successives, clairement indépendantes l’une de l’autre et, du coup, le fait de retrouver les mêmes comédiens n’apporte pas grand-chose.
La tentative que l’on peut dire ratée de cette Double Mort appelle deux remarques :
En premier lieu, on ne peut que constater, une fois de plus, combien la confusion entre metteur en scène et auteur est risquée. Le plus souvent, le metteur en scène qui veut « faire auteur » adapte un roman, un échange de correspondances, etc., à moins qu’il ne préfère carrément faire appel à l’improvisation de ses acteurs pendant la préparation du spectacle (« l’écriture de plateau »). Ici, nous sommes en présence d’un cas de figure plus rare : insatisfait de la pièce qu’il a choisie, le metteur en scène décide de « bricoler » quelque chose autour, en l’occurrence de lui adjoindre un prologue, dans l’intention affichée d’introduire chez les spectateurs ce « trouble » qu’ils attendent du théâtre, mais que, à l’évidence,L’Inconnue de la Seine ne serait pas à elle seule capable d’apporter. Loin de nous de prétendre que toutes les manifestations du « complexe de l’auteur », chez le metteur en scène, soient condamnables : ce serait nier toutes les réussites éclatantes qui en ont résulté. Mais on se permettra tout de même de rappeler qu’il y a des spécialistes de l’écriture théâtrale, qu’on appelle des auteurs, et qu’il semble a priori moins risqué de faire appel à ces spécialistes, plutôt que de s’en remettre à l’inspiration du metteur en scène ou des comédiens, dont les métiers sont tout autres. Cela étant, tous les textes écrits pour le théâtre n’étant pas – ou plus – susceptibles de plaire, il restera toujours au metteur en scène affranchi du complexe de l’auteur le pouvoir de choisir ce qu’il entend monter.
On peut, en second lieu, s’étonner de la disproportion entre les moyens mis en œuvre (ce palais du théâtre qu’est Chaillot, un metteur en scène prestigieux, dix-sept comédiens dont certains non moins prestigieux [1], un décor imposant, à nouveau dix-sept machinistes pour le mettre en mouvement[2]) et la modestie du propos. Il n’y a aucune raison que le théâtre soit traité plus pauvrement que les autres arts et il n’est donc pas choquant en soi que l’État investisse beaucoup d’argent dans certaines productions. Par contre, on est en droit d’attendre que les projets bénéficiant d’une telle manne fassent l’objet d’une sélection rigoureuse. Et, à cet égard, un premier critère devrait être tout simplement le texte. Il n’est pas normal que tant de spectacles montés à grand frais dans les centres dramatiques nationaux ou dans le IN d’Avignon s’avèrent si décevants, malgré le luxe des moyens, et que l’indigence du texte soit bien souvent la première explication de ces échecs.
Notes de fin
[1] Yann Colette, Evelyne Didi, Natacha Régnier,…
[2] On peut les compter car ils participent aux saluts à la fin du spectacle.
*Selim Lander lives in Martinique (French West Indies). His theatre reviews appear in the following webjournals: mondesfrancophones.com and madinin-art.net.
Copyright © 2014 Selim Lander
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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