by Yun-Cheol Kim[1]
12 Aug 2014, at National Theater Company of Korea
YCK:
As you know, the critical space in places such as theatre journals and the press has been radically reduced. I think several factors have brought about the reduction of theatre criticism, and the first one is the commercialization of the press. The press has been so commercialized that they don’t have space for intellectual discourse. The second one is the critics’ responsibility: they have lost their way in terms of connecting to readers. They don’t communicate very well. The third one is that practitioners have lost their trust in the criticism, or they have just given up communicating with the critics. All three of these combined, I think, have created the current situation so dangerous to theatre criticism.This special interview issue of Critical Stages was organized to invite theatre practitioners to offer their opinions on this. You are one of the most important directors in France and in Europe. I would like to hear your honest, frank opinion about the current practice of theatre criticism. What element or aspect of theatre criticism do you still accept? And what others don’t you like?
JLW : C’est une question complexe qui ne peut être résolue en abordant un seul facteur. C’est la conjonction, comme vous dites, d’une multiplicité de facteurs qui doit être étudiée. Cependant, il est possible d’en cerner le domaine de définition et de comprendre les conditions historiques de ces changements. Il s’agit donc d’une question concernant le théâtre et, pour être plus précis, de ses représentations symboliques, que celles-ci soient esthétiques ou politiques. Nous pouvons dire avec certitude que notre monde connaît, de par le développement des technologies de l’information et de la communication, une révolution épistémologique sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Nous vivons cette révolution. Nous l’accompagnons. Nous avons donc encore peu de recul historique sur l’ensemble des bouleversements en cours. Personne ne peut vraiment comprendre l’importance de ces changements. Personne ne peut appréhender dans une totalité la multiplicité de leurs répercussions. Cette révolution modifie en profondeur toute la structure de notre dialectique. En conséquence, tous nos systèmes de représentation sont en mutation. Actuellement nous sommes au milieu du gué. Le processus dialectique de notre pensée produit des représentations qui ne sont pas conformes à sa structure. La presse périodique est en grande difficulté. Elle n’arrive pas encore à adapter et à faire correspondre son modèle de distribution de l’information à ses changements. Beaucoup de journaux font l’erreur stratégique de croire qu’ils survivront en changeant leur modèle de productivité. En simplifiant jusqu’à l’extrême leur contenu. C’est une logique de survie qui tisse son linceul avec un fil de plus en plus fin. Si fin qu’il rompra.
La presse périodique a connu un incroyable essor à la fin du 19e siècle. Cela correspond à la révolution de l’électricité et du télégraphe. Ainsi, dans le temps d’une journée, on pouvait obtenir des informations provenant du monde entier. Mais c’était le temps mécanique d’une journée ! Aujourd’hui vous pouvez obtenir dans l’instant sur votre téléphone une multitude d’informations et de nouvelles. Nous sommes en connexion quasi constante. Pourquoi alors acheter un journal le soir pour lire une information dont vous avez pu suivre le déroulement sur votre téléphone ? Même si la presse périodique essaye par tous les moyens d’augmenter sa productivité, elle n’arrivera jamais à gagner cette bataille du temps. En tout cas, pas en appliquant cette tactique. Pour un média, il n’y a rien de plus difficile que de conserver la maîtrise de son temps. Voici, à mon sens, un des premiers facteurs de la complexité de cette question.
Un deuxième facteur est lié aussi aux critiques. Ils ont eux aussi perdu la maîtrise de leur temps. Ils s’évertuent en vain à se faire les correspondants de l’instant. Ils ont souvent l’obsession du moment. La peur de ne pas être les annonciateurs du moment. Cela a pour conséquence de normaliser leurs comportements. Ils deviennent tous en quelque sorte les messagers des mêmes bonnes nouvelles et des mêmes mauvaises nouvelles. À mon sens, l’actualité n’est pas le temps de la critique. Le temps de la critique, c’est le temps de la mémoire, le temps de l’histoire, le temps de toutes les connexions de notre mémoire. Les critiques sont entraînés dans la même erreur stratégique que le support qui les publie. Piégés dans un temps qui n’est pas le leur, ils adoptent des attitudes qui sont contraires à leur emploi. Ils perdent en force symbolique et donc ils perdent en lectorat. La boucle infernale commence alors. Par nécessité de productivité, leur surface de publication diminue, leur format se simplifie. Et ainsi de suite… jusqu’à disparaître complètement. C’est l’illustration terrible de ce proverbe français « À la presse vont les fous. » C’est-à-dire que l’on court follement où l’on voit courir les autres.
Un troisième facteur vient du théâtre. Par effet de contamination, le théâtre est aussi piégé dans un temps qui n’est pas le sien. Il perd son temps dans un immédiat qui lui échappe constamment. Il devient douloureux pour tout le monde de courir derrière le temps, sans plus faire l’expérience de qui l’on est vraiment. Les constructions actuelles du théâtre sont fragilisées par cette mesure du temps erronée. Le temps du théâtre n’est pas le temps de l’information, de l’actualité, d’un immédiat de forcené. C’est un autre temps. Nous devons l’accepter. Notre temps ne fait pas l’époque. Chaque média produit son temps. Le théâtre est, lui, un médium qui combine le temps. Ce n’est pas la même chose.
La critique théâtrale est dépendante des médias. Nous devons donc organiser des combinaisons qui garantissent à la critique un espace temporel libre dans des espaces temporels contraints. Résoudre les combinaisons différentielles de ces temps associés et dissociés offrira un début de réponse à cette question complexe.
Tout a changé en 20 ans. Les gens perdent leur temps, car ils perdent leurs esprits. C’est à dire cette faculté de construire, par l’analyse critique, sa propre compréhension du temps. Les artistes, les critiques et les spectateurs sont prisonniers de cette certitude devenue dogmatique que le théâtre interroge le présent. C’est une stupidité. Le théâtre n’est pas la question du présent, mais la question de la mémoire. Une transaction entre le passé et l’avenir pour définir une image sensible de ce qui est présent. Mais le présent n’existe pas vraiment. C’est une présence sensible en mouvement et en constante mutation.
Le présent du théâtre est un pacte magique entre un acteur et son auditoire. Il peut interpréter un poème très ancien ou un drame moderne. Ce n’est pas la question. C’est pour cela qu’il peut survivre à l’inconstance du temps de tous les médias. Mais cette survie n’est possible que si les critiques nourrissent son espace hors du temps. Pourquoi avons-nous besoin de la critique ? Je vais vous répondre par une métaphore. Imaginons que nous sommes sur un bateau. Nous naviguons dans un océan gigantesque. Nous faisons route vers des terres inconnues. Mais dans notre navigation, nous sommes perdus. Il nous est impossible de connaître avec exactitude notre position. Nous cherchons un amer, un fanal, une lumière. Une lumière qui puisse nous dire où nous sommes. C’est le rôle de la critique de nous offrir cette lumière, de la maintenir vivante pour que nous ne nous égarions pas dans des mers inconnues où fatalement nous serions les naufragés de notre solitude. La critique est une mémoire qui nous permet de ne pas nous perdre, de savoir où nous sommes et où nous espérons nous rendre. La critique nous rappelle le rythme propre à notre temps. C’est notre mémoire.
Nous n’avons pas la possibilité, comme au cinéma, de conserver l’image de notre représentation. Et même si vous preniez une photo ou une captation vidéo d’une pièce, jamais elle ne parviendra à vous donner la sensation de ce moment magique où le public et les acteurs ne sont plus qu’une seule entité hors du temps. La seule mémoire de ces instants est conservée par la critique.
Il est de notre responsabilité, à chaque époque, d’organiser la transmission de l’histoire du théâtre. Nous ne devons pas oublier que pour y arriver, il est absolument nécessaire que la critique soit libre. Libre de nous, mais aussi libre d’elle-même.
Les difficultés de la critique sont les difficultés du théâtre. Il faut croire en la puissance de la critique si l’on croit en la puissance du théâtre. Ces deux motifs sont inséparables. Plus grand monde, d’ailleurs, ne croit encore en la puissance du théâtre. À sa capacité de transformation de notre époque. C’est une erreur à mon sens, car le théâtre est le seul espace où vous pouvez associer et éprouver tous les médias. C’est l’atelier de toutes nos futures Renaissances.
Le théâtre n’est pas dépendant d’une technologie. Il n’y a pas d’obsolescence au théâtre. Il n’y a que des transformations successives qui bâtissent l’empire de notre humanité. C’est la puissance de la poésie qui rétablit pour chaque génération la puissance de notre volonté à ne pas être prisonnier des cieux et des abîmes. Qui croit encore en cette magie, en cette puissance, dans un monde où l’on croit défier les cieux avec de l’argent et les abîmes avec de la publicité ?
Le théâtre est l’une des plus anciennes expressions de notre humanité. C’est l’un des laboratoires de notre évolution. Nous devons donc y être attentif. Sans les critiques, ce laboratoire est incomplet. Il est amnésique.
Je pense que tous les directeurs de théâtre, les producteurs, les metteurs en scène, les acteurs doivent accepter les jugements des critiques, la question importante n’étant pas de savoir si nous sommes les meilleurs ou les pires ; mais bien de savoir où nous sommes.
Nous devons accueillir les critiques comme nous accueillons les artistes, les producteurs. Nous devons leur garantir les mêmes espaces de liberté. Ils sont des membres de notre famille ! Et même si ces membres de la famille disent des choses dures à entendre, nous devons les écouter. Ils travaillent avec nous et aussi pour le royaume du théâtre. Ils sont l’une des composantes de la terre de ce royaume !
La critique peut se tromper, comme les artistes le peuvent aussi. C’est pourquoi nous avons besoin d’une critique forte et nombreuse, car plus les critiques seront nombreux, plus nous aurons de points de vue qui nous permettront de connaître avec exactitude notre position et notre déplacement dans le temps de l’époque et l’histoire du théâtre.
Enfin, nous devons faire en sorte que notre navigation soit aussi celle des spectateurs. Nous devons partager avec eux notre cartographie poétique. Les générations actuelles utilisent les médias d’une façon bien différente que leurs parents. En naviguant sur le Net, ils ne cherchent pas des informations. Ils cherchent une nouvelle possibilité de comprendre le monde. Ils cherchent les éléments qui leur permettront d’associer leur propre errance à une errance plus grande qui garantira une humanité à l’époque où ils vivront leur existence. Nous ne devons pas craindre ces nouvelles possibilités médiatiques. Elles offrent de nouvelles possibilités que nous devons questionner et utiliser. Elles offrent des plateformes de coopération immenses et inédites que nous devons par tous les moyens explorer.
J’espère pouvoir construire l’une de ces plateformes au Théâtre de L’Union, le Centre Dramatique National du Limousin.
YCK:
Some practitioners think that we critics are not talking to them, but only talking among ourselves. There are some barriers between practitioners and critics with respect to the vocabularies we use, for example. I would like to ask you: what do you think is the ideal function or ideal nature of criticism for the near future? What kind of criticism do you long to have?
JLW : Je suis celui qui ne peut jamais se voir. J’ai une idée de ce que je suis, de mon royaume, et peut-être de mon destin. Mais ce ne sont pas des vérités. Ce sont des projections de mon imaginaire. Les gens qui me regardent ou me critiquent ajustent ma position. Parfois leurs avis peuvent être différents de mon jugement, mais la question n’est pas de savoir si je suis d’accord ou non. C’est seulement de les écouter. Ils sont des radars qui me donnent ma position dans le vide infini de mon exiguïté. J’ai besoin de radars. Ce radar peut être un autre artiste. Mais pour que son jugement ne soit pas altéré par la vanité de juger sa position par comparaison de la mienne, pour cela, il doit être vraiment un ami. Mais puis-je croire un ami qui voudra par nature toujours me rassurer ? Je puis croire en la critique, car c’est son travail de me regarder, de me juger, de me donner ma position. Je ne dois jamais oublier que je suis aveugle de moi-même. Je dois l’accepter et accepter le regard en travail qui me dira où je suis.
Si un artiste est seul, il peut être perdu. Nous avons besoin de critiques pour comprendre le royaume du théâtre. Si nous perdons la critique, nous perdrons les frontières du royaume.
La critique, c’est aussi le truchement qui réunit le temps d’un artiste et le temps des spectateurs. La critique est le médiateur entre le temps nécessaire pour bâtir une œuvre et le temps nécessaire pour en donner sa compréhension, son analyse, sa lecture.
La critique n’est pas juste ou injuste, bonne ou mauvaise, elle est seulement une part nécessaire à la survivance de notre royaume.
YCK:
I guess you have had the experience several times of having good critics write about your work. What review has had the greatest influence or impact on your work? Do you have a specific example for that? And how was the review structured or written?
JLW : Oui, il y a en eu beaucoup. J’ai eu de très mauvaises critiques et de très bonnes critiques. Je vais vous donner deux exemples. À mes débuts, j’ai fait quelques spectacles importants utilisant les nouvelles technologies. Beaucoup de critiques m’ont alors catalogué comme appartenant à ce mouvement artistique lié aux nouvelles technologies.
Cela me semblait totalement erroné. C’était cependant la position que l’on me renvoyait. J’ai donc examiné avec attention ma pratique. Je l’ai interrogée. Ayant l’impression de ne pas être à l’endroit que je désirais, j’ai changé de cap. J’ai alors travaillé sur un spectacle d’une grande complexité poétique avec les Indiens Xavantes de Pimentel Barbossa au Brésil. Il s’agissait de Mue – Première Mélopée de l’Hypogée – qui fut présenté au Festival d’Avignon en 2005. Cela a bien évidemment décontenancé la critique, qui devait redéfinir complètement les coordonnées de ma position.
Un autre exemple fut La Mort d’Adam – Deuxième Mélopée de l’Hypogée – qui fut présentée au Festival d’Avignon en 2009. La réception de la critique française fut très dure. Mais de nombreux critiques étrangers ont trouvé que ce spectacle était l’un des plus importants du Festival. Il y a eu même de nombreuses publications universitaires à l’étranger. Il était assez étrange de constater cet écart entre les critiques. J’ai essayé de comprendre cet écart et d’affirmer ma position pour la rendre plus lisible, tant dans ma pratique d’acteur, que dans la minutie furieuse de ma poésie.
Je pense que les critiques m’ont beaucoup aidé à comprendre, non seulement ma position, mais aussi la position du théâtre de mon époque.
La critique m’a aidé à comprendre où je suis et où je vais.
Cela, seule la critique peut le faire.
YCK:
I understand that you have said theatre should have social relevance, and that theatre criticism should, too—that it needs to relate both to your show and to the real lives of the audience members. That way, we can serve as a bridge between you and the audience. Thank you. Do you have any other comments?
JLW : Nous devons trouver un espace qui garantisse un temps où la critique puisse exister et se développer librement. Où se trouve cet espace ? Quelles sont les conditions requises à l’existence de ce temps ? Ce sont des questions importantes et nous devons y répondre. Personne ne viendra nous offrir de réponses toutes faites. C’est à nous d’imaginer des solutions, de les expérimenter jusqu’à ce que nous trouvions un modèle viable et pertinent. C’est urgent désormais. Ce ne sont pas des questions qui concernent seulement les critiques. Elles concernent tous ceux qui œuvrent et agissent dans le royaume du théâtre. La critique est la frontière de notre royaume. Si nous perdons la frontière, nous perdons le royaume. Nous avons encore les moyens et la force de trouver une réponse à cette question. Mais attention, il y a urgence ! Nous ne pouvons plus perdre de temps dans de vaines plaintes.
Dans les années à venir, du fait des avancées technologiques, nous allons continuer à assister à des mutations extrêmement importantes. Au milieu de ces mutations, le théâtre occupera une place tout à fait intéressante : le théâtre est un palais de mémoire, le lieu où l’on expérimente et où l’on fait l’expérience de nos mémoires. C’est au théâtre qu’on les teste, et qu’elles se manifestent dans leur symbolisme concret et leurs ellipses secrètes. Le théâtre est le seul espace narratif où toutes les combinaisons de médiums sont possibles. Le cinéma, par exemple, est un espace narratif contraint par sa technique, son système de projection. Ce n’est pas le cas du théâtre : on peut y faire cohabiter du vivant, du virtuel, du réel, du mort, des fantômes, de la voix, du mouvement, de la parole… toutes les associations, tous les emboîtements sont possibles.
L’évolution d’un monde ne nous est manifeste qu’après que nous ayons bouleversé les possibilités de nos représentations du monde. Les technologies nous offrent de nouveaux dispositifs de vision. Ce sont les combinaisons de ces dispositifs qui enrichissent notre horizon, qui lui offrent des résonances où le maintenant conjugue tous les temps. Pour moi, les termes « nouvelles technologies » ou « multimédia » au théâtre n’ont pas de sens. Je préfère dire que le théâtre est « multimédiums ». Une combinatoire de médiums qui permet d’interroger la question d’une mémoire multimodale. Je me définis dans cet espace de mémoire. Je m’intéresse à la façon dont la technique crée des mécanismes de mémoire, mais aussi des mécanismes d’oubli. La question qui taraude le théâtre, c’est d’explorer les mécanismes d’association de mémoire et leur construction symbolique.
Mon théâtre est une tentative de mémoire folle qui explore toutes les associations techniques et poétiques des remembrances qui, en se combinant et en se représentant, dévoilent les signes opératifs de reconnaissance d’une humanité.
Je crois en cela !
[1] Yun-Cheol Kim is President of IATC; Artistic Director of National Theater Company of Korea; recipient of the Cultural Order of Korea; Professor at the School of Drama, Korea National University of Arts; editor-in-chief of Critical Stages. Two-time winner of the “Critic of the Year Award,” he has published ten books so far, two of which are anthologies of theatre reviews.
Copyright © 2014 Yun-Cheol Kim
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
This work is licensed under the
Creative Commons Attribution International License CC BY-NC-ND 4.0.