Touche, de Fabio Alessandrini et Carlo Tolazzi. Compagnie Teatro di Fabio. Tournée : février 2014 à la Comédie de Picardie, à Amiens ; du 6 mars au 3 avril 2014 au Théâtre Douze, Paris 12e ; les 13 et 14 mai 2014 à l’Espace Gérard Philipe, Fontenay-sous-Bois ; le 30 mai 2014 au Centre Culturel d’Amay, Belgique ; du 21 au 30 novembre 2014 au Théâtre de Saint-Maur.

Irène Sadowska-Guillon[1]

Guillon

Aucun jeu collectif autant que le football ne fait résonner en nous ces pulsions ancestrales, tribales, de rivalité, de domination, cette communion sauvage de défoulement collectif semblable à une transe qui culmine souvent dans une décharge de violence barbare. Plus qu’aucun autre sport, le football tient d’un rite primitif, du simulacre de la guerre où les camps adverses se combattent par procuration des équipes auxquelles ils s’identifient et qui les font gagner.

« Le football est la dernière représentation sacrée de notre temps », a dit Pier Paolo Pasolini.

C’est un espace de rêve, d’ivresse de la victoire, de la gloire, du sacrifice, de l’héroïsme, du dépassement et de la chute. Dans le football, comme au théâtre, il y a le devant de la scène et les coulisses. Ces idoles, les champions, sous les feux des projecteurs, montent sur le podium, acclamés par la foule, puis retournent dans les vestiaires.

La pièce « Touche » est basée sur des faits réellement arrivés dans le football italien.
La pièce « Touche » est basée sur des faits réellement arrivés dans le football italien.

Touche nous fait pénétrer dans cet envers du décor, cette zone sombre, secrète, malsaine du football où se font et se défont les carrières, où se trament les victoires, où les vies se détruisent. L’humour, l’absurde, le tragique se télescopent sans cesse dans cet univers où le rêve du paradis tourne à l’enfer.

Il y a du théâtre dans ce plus grand spectacle du monde qui mobilise et électrise les foules. Rien qu’en France, le football « draine chaque année 10 millions de spectateurs dans les stades et plus de 100 millions de téléspectateurs », dit Fabio Alessandrini, co-auteur avec Carlo Tolazzi et interprète avec Damien Hennicker de Touche.

Mais le football, c’est aussi un « chiffre d’affaire colossal de la publicité, des droits télévisuels et du marketing ». Un monde de rêve, du dépassement de soi, de la beauté du jeu, de l’argent facile, mais aussi l’enfer de la violence, de la corruption, des matchs truqués, de l’exploitation et de la fabrication des champions, esclaves du dopage, de la compétition permanente, entraînés dans l’engrenage de l’autodestruction sans issue.

L'acteur de « Touche » Fabio Alessandrini, accompagné par le musicien Damien Hennicker. Photo by Christophe Leclaire
L’acteur de « Touche » Fabio Alessandrini, accompagné par le musicien Damien Hennicker. Photo by Christophe Leclaire

Se basant sur des faits réels, les témoignages d’anciens sportifs de la 1ère division italienne (les noms des joueurs évoqués sont vrais), et sur l’expérience de Carlo Tolazzi, physiothérapeute et journaliste sportif qui a fréquenté les coulisses du championnat de la 1ère et de la 2ème Ligue, Fabio Alessandrini raconte l’histoire d’un champion de football, emblématique de tant d’autres. Un garçon qui a appris à marcher en trottant derrière un ballon, qui jouait au foot avec les copains dans la rue en rêvant d’être champion comme son idole, le joueur argentin Juan Luis Morales.

Sélectionné en 2ème Division, passé en 1ère Division, il découvre à la fois le monde doré du foot, l’argent, le luxe, les filles, et les affaires sales, les arrangements occultes, les matchs truqués.

Telle une drogue, sa passion du jeu, son désir de puissance, d’être toujours plus performant, l’entraînent dans la spirale du dopage.

Sur le plateau nu, juste un tabouret et un sac de sport. Deux néons au plafond se croisant délimitent sur le sol un espace rectangulaire évoquant un terrain de foot.

Fabio Alessandrini, le footballeur et narrateur, a pour protagoniste le saxophoniste Damien Hennicker dont la musique dialogue avec le récit, qui participe au jeu en donnant à certains moments la réplique et en créant avec son instrument des effets visuels et sonores.

Fabio Alessandrini possède ce don rare de transmuer le réel sans l’amputer de sa gravité en fiction, en jeu « ludique » qui n’est qu’une ruse pour nous faire éprouver le tragique de la situation.

« Touche » est un dialogue entre le musicien Damien Hennicker et l'acteur Fabio Alessandrini. Photo by Christophe Leclaire
« Touche » est un dialogue entre le musicien Damien Hennicker et l’acteur Fabio Alessandrini. Photo by Christophe Leclaire

Il interpelle le public depuis la scène et la salle, nous communique l’énergie de son personnage, son enthousiasme, sa conviction forcenée. Parfois assailli par les doutes et les craintes, il reprend son élan dans une fuite en avant. Il est comme dans une transe, dans un perpetuum mobile, et comme si le mouvement de son corps, le flux de la parole, le rendaient invulnérable, insensible à la peur, à la faiblesse.

Fabio Alessandrini mêle dans le récit des souvenirs d’enfance, les évocations poétiques de l’idole de son personnage, du joueur magique, inimitable, l’Argentin El Indio qui dominait le ballon au point que celui-ci s’endormait dans ses boucles noires.

Sa recherche de la beauté du geste, de la perfection, l’ivresse de la puissance, interfèrent sans cesse avec son inexorable engouffrement dans le cauchemar du dopage et avec son inconscience tragique d’aller toujours et à tout prix au-delà des limites. C’est sur le mode comique que Fabio Alessandrini montre son personnage en train de s’engloutir dans le tunnel quand il déverse de son sac un tas de médicaments, prépare devant nous un cocktail explosif en en énumérant les divers ingrédients et en expliquant leurs effets : les amphétamines pour éviter et supprimer la fatigue, un peu d’EPO pour augmenter le nombre des globules rouges, un peu d’anticoagulants pour éviter la thrombose, des anabolisants pour augmenter la masse musculaire, des diurétiques et un brin d’antidépresseurs, etc.

Il met tout ça dans un shaker, boit cette potion magique et la propose aussi au public, cherche un volontaire.

Quand dans le final il évoque plusieurs de ses coéquipiers morts de sclérose latérale amyotrophique, il s’agit de dates et de personnes réelles, des joueurs saints et martyrs du football, décimés par le dopage en Italie dans les années 2000.

Tout cela est joué et dit sur un ton presque grotesque, à la fois drôle et troublant, sans un zeste de didactisme, sans aucune intention de faire de la morale, ou un procès.

La force de ce spectacle d’une extrême intensité est précisément de nous mettre à l’épreuve de cette expérience de la passion du football dans toute l’ambiguïté de l’emprise qu’elle peut exercer sur les corps et les esprits de ses adeptes.


Guillon
[1] Irène SadowskaGuillon, critique dramatique et essayiste, est spécialisée dans le théâtre contemporain. Présidente de « Hispanité Explorations », Échanges Franco-Hispaniques des Dramaturgies Contemporaines, elle collabore à plusieurs revues dans le domaine de la culture en France et à l’étranger. Elle est l’agent en France et dans les pays francophones de plusieurs auteurs de théâtre espagnols.

Copyright © 2014 Irène Sadowska–Guillon
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411

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Cet amour sacré du ballon rond