Alvina Ruprecht*
Auteur : Carole Fréchette. Mise en scène : Lucette Salibur. Musique : Alfred Fantone. Scénographie, accessoires, costumes, graphisme : Ludwin Lopez. Distribution : Daniely Francisque (Hélène), Patrice Le Namouric (Nabil), Ruddy Sylaire (plusieurs personnages dans la ville), Lucette Salibur (la femme qui cherche son fils). Production : Théâtre du Flamboyant, 2009.
Le Collier d’Hélène (2000) a été traduit dans de nombreuses langues et joué à travers le monde. Créée en 2002 par Nabil El Azan et sa compagnie la Barraca composée de comédiens arabophones, puis reprise au Théâtre du Rond-point en 2003, la pièce vient d’être reprise encore une fois par El Azan avec une distribution palestinienne (voir la critique de Philippe Duvignal)[1]. En juillet à Avignon, à la Chapelle du verbe incarné, nous avons pu voir une nouvelle mise en scène du Collier créée en 2007 à Fort-de-France par la martiniquaise Lucette Salibur : comédienne, metteuse en scène, fondateur du Now Théâtre en 1989, devenu le théâtre du Flamboyant en 1997. Lors de sa sortie en Martinique, le critique Roland Sabra qui dirige le site culturel Madinin-art, http://www.carleton.ca/francotheatres/spectacles_Le_Collier_Helene.html) a fait un compte rendu intéressant du spectacle, La compagnie de Salibur est important puisque cette comédienne est issue de la première formation professionnelle des acteurs, assurée par un stage organisé par Aimé Césaire en 1982. À la suite de cette formation, Césaire a créé sa troupe le Théâtre de la Soif nouvelle qui a marqué le théâtre de toute la région pendant 20 ans. Mais d’autres héritiers ont pris la relève et ils continuent à marquer l’activité théâtrale en Martinique.
Le Théâtre du Flamboyant est connu pour la diversité de son répertoire : des contes pour jeune public, et du théâtre des marionnettes à l’intention de tous publics, et des textes plus murs tels que Traverséed’après le récit d’ Xavier Orville ou La Ka espéré Godo, une version en créole de l’œuvre de Beckett traduite et adaptée par le poète martiniquais Monchoachi, jouée à la scène nationale de l’Atrium, à Fort-de-France et au Centre des Arts et de la Culture à Pointe –à-Pitre, en Guadeloupe.
Cette production du Collier est une réalisation extrêmement intéressante car elle resitue le texte québécois, dans une dynamique nouvelle. Le travail très dépouillé d’El Azan a eu recours aux films projetés sur un grand écran au fond du tréteau, évoquant une ville, ( peut-être Beyrouth) détruite par la guerre, mais mettant en valeur le personnage principal, Hélène, une française de passage dans le pays pour assister a un colloque universitaire. Très blonde, cette Européenne blanche est le symbole d’un premier monde arrogant, riche et indifférent aux souffrances des autres. Vision devenue sans doute assez stéréotypée de nos jours puisque les populations se déplacent, la richesse se distribue et que l’ethnie n’est plus du tout une indication des catégories politico-économiques associées à un individu.
Voici donc Daniely Francisque (comédienne martiniquaise très populaire actuellement), jeune bourgeoise antillaise (les références à la conférence universitaire ont été effacées) qui se retrouve dans un pays islamique et arabophone déchiré par la guerre. Certains y ont vu la Palestine, d’autres non, mais l’absence de précision est intentionnelle. Entourée de gens dont elle n’est même pas consciente de l’existence (c’est à peine si elle remarque qu’ils parlent une autre langue), elle cherche désespérément un collier de perles perdu quelque part dans cette ville où les habitants errent dans la détresse, la colère et la folie. Ces personnages victimes qui défilent dans les décombres, évoquées de manière très délicate par la scénographie, ne comprennent pas son affolement à cause d’un collier perdu, alors qu’ils ont perdu leurs familles, leurs maisons, leur vie entière. La rupture culturelle et économique entre Hélène et son entourage est totale et cette aliénation arrive à son comble au moment où Ruddy Sylaire, un pauvre qui erre dans la ville, saisit Hélène et la soulève en hurlant « on ne peut plus vivre comme ça ».
Hélène se déplace dans le taxi de ‘Nabil’, une voiture représentée par un pneu que l’acteur fait avancer par deux bâtons comme un jeu d’enfant. Mais ceci n’est pas du tout un jeu d’enfant lorsque cet homme calme, imperturbable, accompagne la femme dans sa quête de son objet fétiche, l’accumulation de tous les manques attribués à la société de consommation : la compassion, l’amour de l’autre et toutes les manifestations de la solidarité humaine. La pièce évolue au hasard des rencontres qui peu à peu, transforment Hélène. Elle peut enfin « voir » les autres, et elle peut enfin entendre le refrain « on ne peut plus vivre comme ça » et se reconnecter avec le monde.
Cette mise en scène, très physique, élimine les manifestations filmiques et situe les corps au centre du jeu. Parfois, l’énergie corporelle nous paraît très juste et nous engage à fond ; d’autres fois cet excès de mouvement perturbe, sans pour autant enlever de l’ensemble une impression de grande humanité, surtout lors de la scène finale entre le chauffeur de taxi Nabil (un chaleureux, sensuel et séduisant Patrice Le Namouric) et une Hélène épanouie (bien cernée par Daniely Francisque) , enfin libérée de sa quête névrotique. Ici, Francisque et Le Namouric se fondent l’un dans l’autre, fusionnés dans un élan de tendresse et de sensualité presque brûlante. En effet, Salibur met en évidence par les rythmes corporels l’intensité des émotions et les bruitages, pour insister sur la confusion et l’activité chaotique de cette ville étrange qui emporte la femme dans son tourbillon d’intensité. Une fois de plus, elle inscrit ce corps assaillis dans une chorégraphie inspirée des mouvements circulaires d’un Islam mystique, les rituels liturgiques soufistes des derviches tourneurs.
En revanche, au départ, Daniely Francisque, à la recherche de son bijou, est frappée par une hyperactivité névrotique qui, à mon avis, aurait pu se ralentir plus tôt, surtout puisque nous comprenons rapidement ce que cette frénésie corporelle signifie. L’arrivée de Ruddy Sylaire (un excellent Othello dans une mise en scène récente de Denis Marleau à Montréal) qui étale ses chiffons devenus des cadavres gisant dans la rue, se livre à des moments quasi burlesques qui me semblaient déplacés. Il est vrai que la présence de Sylaire est si forte que le moindre effort de cet acteur à la voix superbe prend des proportions énormes. Il faut ménager cet acteur, une force de la nature, ce que Denis Marleau et José Exélis (metteur en scène martiniquais et fondateur du « Théâtre des enfants de la mer») ont bien compris. De toute manière, une Hélène moins frénétique au début, aurait mieux mis en évidence l’explosion de colère de Sylaire qui arrive plus tard, lorsqu’il soulève une Hélène terrifiée dans un geste de violence qui annonce des vengeances meurtrières possibles. Un moment intéressant qui frôle une réflexion politique tout à fait à sa place. Ce moment cathartique selon la lecture de Salibur se retrouve aussi (mais marquée par un rythme plus hiératique) dans la rencontre tragique avec la mère à la recherche d’un fils disparu qu’elle savait déjà mort. Salibur, qui joue cette mère frappée par la folie, les larmes aux yeux, cerne avec une finesse extraordinaire, toutes les nuances de la situation tragique. Sa gestuelle d’une lenteur gracieuse lorsqu’elle manipule les tissus qui recouvrent sa tête, révélait un jeu discret et délicat qui donnait à sa douleur une délicatesse lumineuse. Une douceur presque maladive devant une telle horreur, qui a rendu le jeu de Salibur profondément émouvant. Ce sont dans ces moments qu’elle cerne l’essence affective que l’auteure Fréchette aurait souhaité capter.
Jusqu’à présent je connais le travail de Lucette Salibur par ses spectacles pour jeune public. Il est évident cependant qu’elle est une comédienne accomplie qui devrait élargir son répertoire et jouer plus souvent les rôles plus difficiles comme celui-ci. D’ailleurs, dans la mouvance de l’esthétique scénique actuelle, sa formation à la technique des marionnettes à Charleville-Mézières avec François Lazaro (1993), ce qui explique sans doute son approche si physique avec l’acteur, pourrait l’amener à inscrire ces figures symboliques dans des mises en scènes pour « adultes » et par la même occasion, réalise en collaboration avec le scénographe Ludwin Lopez (artiste formé au conservatoire de la Havane et cofondateur de la troupe martiniquaise Les Corps beaux), une collaboration qui pourrait renouveler les traditions de mise en scène en Martinique.
Cette production du Collier d’Hélène fera l’objet d’une table ronde en présence de la metteuse en scène et de l’auteur lors d’un colloque à Montréal au mois d’octobre (Les Théâtres francophones en Amérique), organisé par Gilbert David, professeur à l’université de Montréal.
Note de fin
[1] http://theatredublog.unblog.fr/2009/03/07/le-collier-dhelene/
*Alvina Ruprecht est professeur émérite de l’Université Carleton (Études françaises et francophones) et actuellement professeur adjoint au programme d’études théâtrales de l’Université d’Ottawa. Elle est critique de théâtre a la Radio nationale du Canada (Ottawa Morning CBC), Vice-présidente de l’Association canadienne des critiques de théâtre et co-fondateur de l’Association des critiques de théâtre de la Caraïbe. À part ses recherches et ses nombreuses publications universitaires, elle contribue à différents sites de critique théâtrale dont www.madinin-art.net (Martinique) et www.theatredublog.unblog.fr (Paris).
Copyright © 2009 Alvina Ruprecht
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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