Irène Sadowska Guillon
Auteur : Juan Mayorga. Traduction : Yves Lebeau. Mise en scène: Jorge Lavelli. Théâtre de la Tempête, Paris, 2009. Tournée en France, Belgique, Luxembourg en 2010.
Juan Mayorga, 43 ans, occupe une place singulière dans la nouvelle dramaturgie espagnole. Il propose un grand théâtre du monde actuel, complexe et radical, qui interroge les conflits et les contradictions de notre système politique et social : rapport du politique à l’histoire, falsification et instrumentalisation de l’histoire et du présent, mécanismes de domination et d’appropriation de l’autre, perte de l’identité.

Le théâtre de Juan Mayorga transgresse les codes habituels de l’écriture dramatique et de la représentation scénique, brisant de surcroît la routine apathique de la réception du fait théâtral par le spectateur qu’il amène à sortir du rôle de consommateur pour devenir architecte de sa propre lecture du spectacle. Ce théâtre fait figure d’ovni sur nos scènes pavées de « bien-pensance » consensuelle et de messages idéologiques.
Il va sans dire qu’une mise en scène illustrative, réductrice, substituant les effets à l’imaginaire peut assassiner un auteur et une œuvre la meilleure soit-elle.
Pour donner vie aux pièces de Juan Mayorga, il fallait donc traduire dans l’espace et dans le jeu la singularité et la complexité de son écriture. C’est ce que nous a proposé un artiste d’exception, Jorge Lavelli qui, après avoir créé en France en 2007 Himmelweg, chemin du ciel de Juan Mayorga signe du 3 mars au 12 avril 2009 la création du Garçon du dernier rang au Théâtre de la Tempête, à Paris.
Germain, professeur de littérature dans un lycée, tente d’initier ses élèves aux arcanes de l’écriture et aux rudiments de l’analyse littéraire. Au milieu de copies anodines et sans intérêt, il découvre avec surprise dans la rédaction de Claude, élève terne et en retrait, une maîtrise peu commune de la langue et de l’écriture. Il pousse Claude à poursuivre l’histoire entamée, ce qui conduit le garçon à pénétrer de plus en plus dans l’intimité de la famille de son ami Rapha dont, sur le mode d’un voyeurisme malsain, il se nourrit pour écrire. Le jeu entre le réel et la fiction séduit peu à peu et contamine le professeur et sa femme Jeanne, confidente et complice.
Au gré des épisodes successifs écrits par Claude, des conseils et des remarques que lui prodigue Germain, le récit s’ordonne et la pièce se construit à travers un subtil jeu dramatique dans lequel la fiction et les éléments du réel, la vie et la littérature mutuellement jusqu’à se confondre.
Jorge Lavelli transpose avec maestria dans sa mise en scène du Garçon du denier rang le processus de l’écriture en devenir dont la clef de voûte est la relation ambiguë de prédation et de manipulation réciproque qui s’instaure entre Claude et Germain, son professeur, devenu complice. Le metteur en scène confère sur le plateau une continuité au récit fragmenté de Claude en l’inscrivant dans un espace-temps dans lequel, comme sur une page blanche, s’écrivent et s’emboitent les histoires des personnages.

Avec une totale économie de décor, Lavelli crée un espace où seules les relations entre les acteurs, le jeu d’une absolue rigueur et précision font advenir les situations qui s’imbriquent, se superposent et s’enchaînent avec une extraordinaire fluidité.
Une scène nue avec au fond un rideau de fils de perles permet les apparitions instantanées des acteurs qui arrivent parfois aussi depuis la salle et apportent à certains moments quelques accessoires : chaises, livres, œuvres d’art, nécessaires au jeu. Deux panneaux mobiles réfléchissants délimitent certains espaces de jeu.
C’est un espace où les divers plans de jeu simultanés ou juxtaposés, les différents niveaux de narration, l’interprétation de la réalité et de la fiction, la multiplicité des points de vue se matérialisent en un instant.
La quête initiatique, vampirique, de Claude, l’écrivain en devenir, qui traverse les territoires interdits de la vie intime de la famille bourgeoise de Rapha et du couple d’intellectuels (le professeur et sa femme), est en même temps un lieu de réflexion sur l’acte de l’écriture, la genèse de la fiction littéraire, l’enseignement, la culture bourgeoise, l’art contemporain.
Lavelli dessine finement l’évolution de la démarche de Claude qui, pensant dominer la situation, avec un certain cynisme d’adolescent, provoque chez Esther, mère de Rapha, la compassion, le sentiment de protection, cherchant à la séduire à la fois par l’écriture (le poème qu’il lui adresse) et par sa propre fragilité. En manipulant les personnages de sa fiction, à force de les observer de trop près, contrairement à ce qu’il a prévu, se laissant entraîner dans la fiction qu’il a créée, il finit par devenir amoureux de la mère de Rapha.
À l’opposé de tout réalisme, le jeu des acteurs se tient toujours à la fois dans l’artifice et l’émotion. Une alchimie du travail sur l’énergie, sur sa circulation, sur la rythmique, la justesse du ton dont seul Lavelli connaît le secret pour donner corps aux personnages et aux situations.
Tout est organisé comme dans une partition musicale et chorégraphique, en une confrontation de rythmes différents, chacun des acteurs ayant son propre rythme. Ainsi Rapha bondissant, sportif, dynamique, Rapha père en mouvement constant, en action, Claude dans un registre d’équilibriste, dans une avancée permanente, le professeur et sa femme comme drogués par l’écriture de Claude, impatients de lire la suite, Esther disponible, flottant dans un rêve inaccompli, dans l’attente de quelque chose.

La distribution est en tout point parfaite. Pierre Alain Chapuis, félin et imposant, qui dans Himmelwegétait un commandant éblouissant, inoubliable, crée ici le professeur à la fois mentor et rival, pervers et exalté. Isabel Karajan confère à Jeanne, amatrice inconditionnelle d’art conceptuel, une énergie impétueuse, d’une combattante. Christophe Kourotchkine (Rapha père), Nathalie Lacroix (Esther) et Pierric Plathier (Rapha fils) forment, sans jamais tomber dans la caricature, une famille de petits bourgeois compassés et frustrés. Enfin l’extraordinaire Sylvain Levitte relève les différentes nuances et les ambiguïtés du personnage de Claude : fragile et manipulateur, obstiné, cynique et sensible.
La scène finale, la confrontation de Claude avec le professeur, avec en fond de scène les personnages de son récit, comme s’ils assistaient à la fin de celui-ci, est sublime et d’une force inouïe. Claude provoque le professeur, la tension monte et culmine dans la gifle que Germain lui donne. Ce geste de violence d’un mari humilié marque la rupture entre eux et en même temps la victoire de l’élève qui, obligeant ainsi le professeur à sortir de son rôle de maître, se retrouve non seulement sur un pied d’égalité avec celui-ci mais encore l’auteur souverain de la fin qu’il donne à son récit.
Par sa virtuosité, cette mise en scène est une leçon magistrale d’écriture scénique, ce que n’a pas manqué de reconnaître la critique française.
Copyright © 2009 Irène Sadowska Guillon
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411
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