Georges Banu[1]

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À Cluj, en Roumanie, ont eu lieu les Rencontres Georges Banu(3-6 octobre 2013), organisées par le Théâtre National roumain, en association avec le Théâtre d’État hongrois et le Musée des Beaux-Arts. À l’occasion de cet événement exceptionnellement dense, de grands metteurs en scène ont présenté, en première, des spectacles dont les textes avaient été suggérés par Georges Banu. Par ailleurs, celui-ci a été le commissaire de deux expositions consacrées aux Nuits du musée et aux Nuits de la ville (photographies de Silviu Purcarete). La manifestation avait en effet retenu comme un de ses principaux foyers le motif de « la Nuit » car les éditions Némira ont publié en roumain les Nocturnes (version française : Biro éditeur) et la télévision roumaine a présenté des extraits de la série télévisuelle la Nuit écrite par Georges Banu et mise en scène par Dominic Dembinski.

Maria-Helena Serôdio, Hélène Delavault, Laurent Gaudé, Jean-François Dusigne et Adam Biro ont été les invités étrangers à la manifestation qui a réuni une centaine de critiques et de gens de théâtre roumains. Le maître d’œuvre était Mihai Maniutiu, à qui se sont alliés Gabor Tompa et Calin Stegerean, les directeurs des trois institutions qui ont collaboré à la réalisation de cette manifestation.

Nous publions ici les deux brèves interventions, d’ouverture et de clôture, de Georges Banu qui, à cette occasion, a esquissé certaines des données de son identité personnelle et théâtrale.

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Je ne me reconnais pas et je ne fais pas mien le conseil d’André Gide : « Choisis tes ennemis et laisse les amis te choisir ! » Je comprends son sens, mais je ne peux m’y associer. C’est pourquoi, au contraire, je l’avoue : « Je choisis mes amis et les ennemis me choisissent. » Il s’agit peut-être d’un manque. Le conflit ne me convient pas ; il me démobilise, il m’est nécessaire de bénéficier d’un contexte affirmatif, de soutien. Raison pour laquelle, depuis toujours, c’est plutôt le désir d’amélioration et nullement de révolution qui m’habite. Je cherche les « affinités électives » et guère les frictions agressives. Ionesco disait : « Prenez un cercle, caressez-le et il deviendra vicieux. » Cela me console en me confortant dans la conviction que « la caresse amicale » peut produire de l’inquiétude et troubler l’ordre, que la violence n’est pas absolument indispensable, que s’allier à des amis n’est pas synonyme de paresseux confort consensuel. Choisir les amis, depuis toujours j’en ai été convaincu, suppose évaluation et exigence car je n’ai eu comme amis que des artistes dont j’ai respecté l’œuvre et des êtres dont j’apprécie l’éthique. Rien ne m’est plus étranger qu’une amitié indifférente et une relation complaisante. L’amitié, je l’assimile à une aventure partagée.

Dans cet esprit ont été conçues les rencontres de Cluj, qui me réjouissent et m’honorent. Elles avancent une question essentielle, indispensable à nous tous, réunis ici : pourquoi le théâtre ? Pourquoi on s’en réclame et on ne l’abandonne pas ? Pourquoi nous continuons à y aller, à ne pas le quitter, même à l’aimer… Pourquoi nous rentrons encore dans ses salles, grottes nocturnes que nous fréquentons ensemble ? Les réponses, individuellement, peuvent se dissocier, mais l’interrogation nous associe.

Notre théâtre, européen, reste lié à la nuit et les rendez-vous auxquels il nous convie seront constamment nocturnes. Affronter la nuit et l’éprouver dans son essence séduit également acteurs et spectateurs réunis. Dans la nuit, on part à la découverte de soi, on s’oublie, on se perd, on se retrouve ; c’est pourquoi Shakespeare assimilait si souvent le théâtre et le rêve. Leurs expériences sont apparentées. Raisons pour laquelle, à Cluj, nous allons parler de la nuit. La nuit au théâtre, dans la peinture, dans la photographie.

De grands metteurs en scène amis signent des spectacles dont les textes, en majeure partie, ont été retenus ensemble. Spectacles, et je m’en réjouis, qui vont poursuivre leur existence durant la prochaine saison au-delà de ces « beaux jours », comme l’aurait dit Beckett. Et comment ne pas admettre l’émotion qui s’empare de moi en attendant de voir montés les textes de cet artiste si particulier que fut Aureliu Manea, dont la présence parmi nous sera ainsi honorée. Jamais on ne l’a oublié.

Je remercie Mihai Maniutiu à qui l’Oubli, spectacle que nous avons fait ensemble, de même que tant d’autres nuits, me lient. Je remercie sincèrement des amis proches qui se sont associés à son initiative, Gabor Tompa, Andras Visky, Calin Stegerean, Stefana Pop-Curseu. Je remercie aussi les maisons d’édition qui publient les trois livres dont le lancement aura lieu à cette occasion : les Nocturnes (éd. Nemira), Amour et désamour du théâtre (éd. Polirom, Actes Sud et Koinonia), Près de la scène (éd. Curtea Veche). Je remercie les amis présents, venus de Roumanie et de l’Europe. Nous nous sommes choisis ensemble.

Georges Banu

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Clôture

À l’heure de la clôture, j’éprouve le sentiment que les « Journées » passées ensemble à Cluj ont esquissé un portrait qui me représente, et dans l’hétérogénéité de laquelle je me reconnais. Dans ce sens-là, je m’assume en tant qu’Occidental et non pas comme Oriental qui, pour reprendre la distinction de Yoshi Oida, préfère creuser et se concentrer sur un terrain bien délimité, personnel, identitaire. Moi, au contraire, je me disperse et cherche partout en assumant le risque de l’extension, aux dépens de la profondeur. Ici, j’ai ressenti le bonheur de voir du théâtre et de me retrouver « près de la scène » – selon le titre retenu pour le volume qui m’est consacré et qui fut édité à cette occasion (éd. Curtea Veche) – « près des artistes », dans la vie, dans les coulisses, dans les loges. Une discussion prolongée nous a réunis autour des thèmes importants : Pourquoi le théâtre ?, Le spectateur, ombre de la scène. Ici, j’ai été commissaire d’exposition, j’ai présenté livres et films, j’ai été « multiple », avec tout ce que cela implique comme qualité et défaut tout à la fois. Je me sens enrichi par les expériences vécues et les pensées en commun partagées.

En écrivant Amour et désamour du théâtre (éd. Actes Sud, Polirom, Koinonia), j’ai essayé de rédiger un bréviaire des doutes et des arguments pour renforcer la confiance dans le théâtre, chacun des termes corrigeant, dialectiquement, l’attitude contraire : l’excès d’amour engendre un abus sentimental, le désamour trop affirmé conduit à l’éloignement et au repli réfractaire. C’est la raison pour laquelle je ne me réclame pas de l’alternative du « ou », mais de cette addition des contraires exercée grâce à un « et » affirmé. Amour et désamour du théâtre… double indispensable. L’amour apaise le désamour, mais celui-ci, à son tour, calme les élans insupportablement lyriques. Un lien étroit les noue. Je me reconnais dans la tension de ce couple antinomique.

J’ai vécu la moitié de ma vie en Roumanie et même plus qu’une moitié en France – mais des événements pareils à celui-ci comptent double en nombre d’années –, c’est pourquoi, aujourd’hui, la parité me semble être totale. Deux cultures, deux appartenances se sont retrouvées dans le contexte desRencontres et ainsi, j’ai retrouvé la gémellité franco-roumaine qui me constitue. Des amis français se sont rendus à Cluj et des amis roumains sont venus de partout. Leur dialogue m’a ému.

Nous avons pu formuler des pensées autour du « théâtre nécessaire » ou du « spectateur comme ombre de la scène », mais toujours dans une perspective personnelle, jamais partisane ou militante. Nous vivons grâce à nos attentes… et ici, chacun les a formulées dépourvues de programme ou de volontarisme esthétique, politique, idéologique.

Ces Rencontres ont coïncidé avec mon anniversaire dont, à la grande satisfaction du septuagénaire que je suis devenu, nous n’avons pas parlé. Cela ne m’interdit pas de formuler, au terme de ce qui reste tout de même un événement personnel, quelques conseils que je prodigue à mon intention :

  • avance sans vouloir plus troubler l’ordre du monde ;
  • poursuis en douceur pour que le déclin doit serein ;
  • admets ce que tu es devenu. Ni trop sage, ni plus jeune. Tâche de préserver les deux postures et de les réunir dans des proportions variables, jamais les mêmes, toujours autres, sans obstinations illusoires ;
  • reconnais le temps vécu, mais pense surtout au temps qu’il te reste encore à vivre en te rappelant le dicton de Confucius : « l’homme a deux vies, mais à partir de soixante ans il découvre qu’il n’en a qu’une » ;
  • n’abandonne pas les désirs, conseille Sénèque, mais en vieillissant ose les changer. Afin d’éviter la dégradation de ce que tu as fait, cherche ailleurs, sans acharnement, en éprouvant du plaisir mais sans l’espoir de susciter des vocations tardives.
  • accepte l’idée, sans doute trop optimiste, qu’à soixante dix ans débute « l’été indien » de la vie, avec des sentiments pâles et un soleil tendre, un été clément pour l’homme qui admet son âge et ne le combat pas. Cela ne signifie pas résignation, mais seulement accord avec la disparition pareille à celle de la source qui a traversé, fécondé, sillonné les terres pour disparaître à la fin dans le désert ou dans les eaux de la mer.

J’aime encore aller au théâtre mais, plus que jamais, j’aime me retrouver ainsi parmi des gens et amis afin de m’inscrire dans des communautés temporaires bienvenues par ces temps dépourvus de solidarités. C’est ce pourquoi ces Rencontres m’ont particulièrement touché : nous avons constitué ici une île éphémère qui nous a permis, trois jours durant, d’échapper à l’archipel des solitudes, notre condition quotidienne.

Je remercie tout ceux qui, ici, m’ont accompagné.


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[1] Georges Banu est Président d’honneur de l’AICT, Professeur à la Sorbonne (Paris III), essayiste et critique de théâtre. Il a signé un grand nombre d’ouvrages consacré surtout au théâtre du XXème siècle et aux relations entre le théâtre et la peinture. Parmi d’autres, on peut nommer les livres Le rouge et or. Le théâtre à l’italienne (1989), Peter Brook : De Timon d’Athènes à La tempête (1991), Exercices d’accompagnement : D’Antoine Vitez à Sarah Bernardt (2002), La scène surveillée (2006). Il a assuré la direction des numéros spéciaux de la revue Alternatives Théâtrales (Les répétitions, Débuter, Les penseurs de l’enseignement). Sur les relations entre le théâtre et la peinture, dans les éditions d’Adam Birö, il a publié : Le rideau ou la fêlure du monde (1997), L’homme de dos (2000), Nocturnes : Peindre le nuit, jour dans le noir (2005).

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