Georges Banu*

Résume: Le Zeitgeist définit ce qui se constitue en “esprit “propre à une époque et que certains artistes captent dès ses premières manifestations annonciatrices. Ils sont les précurseurs. Ensuite, lorsque s’engage la diffusion de l’esprit du temps d’autres artistes empruntent cette voie et agissent en lanceurs qui oeuvrent à sa reconnaissance. L’étape suivante consiste dans la conversion en “mode” de l’esprit du temps qui se généralise grâce aux suiveurs qui, eux, précèdent les imitateurs ceux qui s’affilent à ce est échoue désormais un stéréotypie de la modernité.
On doit évoquer a contrario des phénomènes de résistance représentés soit par des artistes qui adoptent une position esthétiquement intégriste soit par des artistes irréductibles, réfractaires aux métamorphoses propres à l’esprit du temps.

Mots – clé: Zeitgeist, mode, stéréotypie, précurseurs, lanceurs, suiveurs, imitateurs.

L’esprit du temps, Zeitgeist, c’est ce qui surgit à un moment donné et que certains artistes pressentent grâce à une sensibilité toute particulière, comme des animaux qui, avant qu’il soit ressenti, éprouvent l’imminence d’un tremblement de terre. L’esprit du temps : c’est ce qui ne s’est pas encore constitué de manière explicite, mais qui entraînera des mutations pas encore manifestes du monde. Le défi consiste à le saisir dans sa dynamique première avant qu’il s’immobilise et se constitue en mode. Le Zeitgeist tient de l’émergence et dispose de la fluidité de l’inattendu, de l’imprévisible ! Arthur Miller répondait ainsi à la question « pourquoi vous vous trouvez à ce point inouï au cœur des problèmes de votre temps ? » : « Parce que je suis doté d’un sens particulier qui me permet de les déceler avant qu’ils mûrissent et se généralisent. » Le grand acteur Yoshi Oida, proche de Peter Brook, me disait un jour : « Peter saisit avant nous tous ce qui va advenir et va définir les préoccupations d’une époque. » Pour preuve, il fut le premier au théâtre à se consacrer aux problèmes du cerveau qui, ensuite, deviendront un champ de recherche constamment exploré.

L’acteur Yoshi Oida.
Web

L’esprit du temps se capte grâce à une intuition particulière, car il n’est pas encore répertorié, il est une manifestation en gestation dont les symptômes et les caractéristiques sont en attente, nullement explicite et ouverte à la pratique des arts et de la scène en particulier ! Pour le saisir, il faut disposer d’une aptitude de prémonition, d’intuition, de résonance à ce qui ne s’est pas encore manifesté, mais se manifestera. Comment ne pas rappeler le film La Chinoise où Jean-Luc Godard annonce, un an avant 1968, les grands motifs du mouvement de mai ? Le metteur en scène, à la surprise générale, s’est constitué en précurseur de ce qui allait advenir et a laissé présager le Zeitgeist de la célèbre année qui a changé le cours de l’histoire.

 L’esprit du temps réclame d’un artiste la saisie de ce qui bouge dans une société avec tout ce que cela comporte comme mise en cause de ses certitudes : par exemple, à la même époque des années ‘68, lorsque se manifeste le rejet de l’autorité individuelle au profit du travail collectif, des équipes comme le Théâtre du Soleil, l’Aquarium et la Schaubühne adoptent ce modèle de pratique. L’Esprit du temps se manifeste non seulement sur le plan des problématiques abordées, mais aussi dans la production ; c’est pourquoi il appelle au renouvellement de ses modèles au point d’assurer la synchronie entre les exigences perçues par une partie du corps social et l’exercice artistique. Ainsi, aux questions marquées par le Zeitgeist, comme ce fut le cas pour Arthur Miller, s’ajoute une dimension nouvelle, rattachée à la fabrication de l’œuvre : dans les années 1960, le Living Theatre associe les deux et se constitue en expression exemplaire du Zeitgeist. Son succès provient de là. Il appelle à la libération anarchiste et à l’élaboration d’un mode de travail lui correspondant.

La fécondité du rapport à l’Esprit du temps s’explique souvent par la capacité d’un artiste ou d’une équipe à intégrer des attentes formulées à une certaine époque. Comment ne pas rappeler que dans les années ‘70, à l’attrait de la jeune génération pour la mixité culturelle correspond la création par Peter Brook d’un Centre international de Recherches théâtrales ? Ainsi, la constitution même de l’équipe attestait la perméabilité à l’Esprit du temps qui se retrouve également dans la communauté de l’Odin Teatret de Barba, où l’on reconnaît une hétérogénéité moindre, mais apparentée. L’aspect bigarré de la rue trouve son double dans la nature impure d’un collectif théâtral comme ceux de Brook ou de Barba. Ainsi, le Zeitgeist s’immisce au cœur même de l’assemblée des groupes qui se sont distingués par leur aptitude à l’intégrer. Et comment ne pas rappeler également l’attrait pour les voyages, en Inde ou à Bali, des partisans de la « contre-culture » que pratiquent à leur tour Brook – ses célèbres « voyages » en Afrique –, Mnouchkine – elle fait un voyage fondateur en Orient – ou Barba !

La question de l’Esprit du temps acquiert une importance particulière dans les arts du vivant, théâtre ou danse, car ils entretiennent un rapport direct, immédiat avec une assistance contemporaine prête à réagir collectivement aux données du Zeitgeist. Son intervention n’exerce pas un impact aussi rapide sur les autres arts, qui n’en restent pourtant pas insensibles, sauf que la présence de l’Esprit du temps est moins manifeste, moins explicite que sur un plateau de théâtre ou de danse.  Ce qui est de l’ordre du vivant appelle la résonance au vivant de son temps.

Georges Banu avec Peter Brook. Photo: Georges Banu

D’autres manifestations attestent la présence du Zeitgeist au sein même du travail théâtral, par exemple le recours à l’improvisation, dans le jeu, puis dans l’écriture. Contester le préalable du texte écrit et élaborer un projet collectif afin de cultiver une certaine spontanéité répond à des libertés réclamées et en partie acquises sous l’impact des événements des années 68. C’est surtout a posteriori que l’on décèle dans les manifestations de l’époque la présence de l’Esprit du temps auquel des artistes ont été sensibles et que le public, surtout jeune et engagé, a accueilli avec passion en récompensant ainsi le consentement de la scène au Zeitgeist. Aujourd’hui, en les repérant, on procède, pour reprendre une belle formule de Sorin Alexandrescu, à « la reconstitution du devenir du théâtre moderne ». Ces points de rencontre servent de balises qui, avec des écarts variés, retracent le chemin suivi par un art et ses artistes en relation avec l’Esprit du temps. Pour le cultiver, il fallait procéder à une révision des contenus autant que des pratiques !

Aujourd’hui, l’Esprit du temps se définit autrement et des symptômes distincts sont repérables : c’est le vœu d’un public « participatif », intégré dans le produit artistique et invité à fouler l’espace de jeu. La scène sacrifie le vieux pacte de clôture, aujourd’hui affaibli, et elle invite un public affranchi des interdits de jadis à l’investir. On peut y reconnaître une expression du Zeitgeist qui détermine, comme dans la société, l’instauration d’une liberté nouvelle, hostile à l’étanchéité des frontières aussi bien hiérarchiques que théâtrales. Autre symptôme, de nature différente, mais tout aussi flagrant : le goût pour la dérision et la généralisation de l’humour. Bon nombre de spectacles proposés par de jeunes compagnies procèdent à l’intégration de bandes dessinées et cultivent l’attrait du rire : on rit de tout ! De quoi rit-on ? Rire de peur ou rire de divertissement ? Peu importe le diagnostic, le rire se définit comme manifestation actuelle propre à l’Esprit du temps réfractaire à « l’esprit du sérieux », valeur centrale d’une autre époque !

Le Zeitgeist et la mode

L’Esprit du temps peut, avec le temps, perdre son pouvoir déflagrateur et se constituer en mode. Et ainsi ce qui, à l’origine, tenait de l’émergence des discours et de l’inédit des pratiques bascule du côté du connu et de sa diffusion… presque unanime. Le Zeitgeist est alors domestiqué, récupéré et dispersé tel un acquis désormais aisément manipulable. La mode est confortable, non pas le Zeitgeist. Les deux notions sont voisines, mais pas synonymes : la mode, c’est la version light du Zeitgeist, désormais intégré et récupéré. Ainsi, on assiste à sa chute dans la coutume qui mobilise des moyens « modernes » déjà explorés ensuite, voire galvaudés.

Ivo van Hove.
Photo: Web
Kr. Warlikowski.
Photo: Web

Prenons un exemple. Frank Castorf, il y a plus de vingt ans, adopte un procédé déroutant alors : filmer sur le plateau et, sur un écran, projeter en simultané les comédiens afin de dilater l’espace de la fiction, d’intégrer le hors-scène, de suivre les acteurs au-delà du plateau, etc. Cela tient du Zeitgeist qui, alors, impose la désacralisation du comédien et l’exploration du plateau dépourvu désormais du secret des coulisses au profit d’une ouverture sur le parcours intégral des acteurs ou sur… le monde ! Ce procédé « signé » par Castorf sera d’abord repris par quelques grandes figures de la mise en scène, comme Warlikowski, Katie Mitchell, Ivo Van Hove, tout en préservant dans leurs spectacles ses ressources polémiques originaires, pour ensuite connaître une diffusion contagieuse qui désamorcera son pouvoir dérangeant. Cette inflation, par la généralisation des procédés comme celui que je viens de citer, les vide de leur pouvoir polémique qui, initialement, avait suscité de la perplexité et souvent de la résistance. Récupération molle des avancées jadis novatrices.

L’accord et la quadrature des postures

Il y a les « précurseurs », ceux qui ont l’intuition du Zeitgeist, ceux qui le pensent, le prévoient comme Gordon Craig ou Antonin Artaud, et que, plus tard, d’autres artistes parviendront à accomplir sur le plateau. Penseurs utopiques dont les perspectives ont servi, plus tard, de socle à des artistes qui vont apporter des réponses, car aux «précurseurs» succèdent les «lanceurs». Ils parviennent à saisir le Zeitgeist et à l’exprimer concrètement, le plus souvent au prix de risques et d’agitations. Ce fut le cas de Grotowski par rapport à Artaud. Le « précurseur » a l’intuition d’une voie, le « lanceur » amorce les premiers pas. Et ainsi, ce qui tenait de l’horizon projeté se précise et intègre l’Esprit du temps.

Katie Mitchell. Photo: Web

Il y a, après, les «successeurs», artistes qui assument les découvertes préalables et continuent à les exploiter sans produire pour autant un même effet de rupture. Tout l’héritage grotowskien, de Wodek Staniewski à Jaroslaw Fret, appartient à cette catégorie. Et les exemples sont nombreux, car la quête de la modernité se définit par son expansion rapide et également par la volonté de s’y associer : c’est le propre de la déchéance du Zeitgeist en mode qui contamine la majorité des «suiveurs». Empruntons un exemple plus récent. Si Jacques Derrida a eu l’intuition, sur le plan philosophique, de la « déconstruction », ensuite c’est Frank Castorf qui l’a imposée sur le plan scénique en engendrant un véritable mouvement que Hans Thies Lehmann a défini comme « postdramatique », propre à une assemblée d’artistes où s’associent les « lanceurs », mais aussi les « suiveurs », ceux qui œuvrent à son intégration correcte sans assumer les risques des premiers. Ainsi s’engage, par des artistes successifs, le glissement progressif des enjeux polémiques du Zeitgeist vers la contamination de la « mode ». Par ailleurs, nous pouvons évoquer le théâtre-danse dont Grotowski et Barba ont eu l’intuition et que Pina Bausch a imposé avec génie… Cette « mixité » des arts autrefois exaltante s’est constituée au fur et à mesure en une pratique généralisée qui connaît des succès, sans pour autant dérouter, étonner comme jadis.

Capter le Zeitgeist comporte un geste novateur, suivre la mode implique la récupération et la diffusion de procédés déjà exploités. De même que l’usage de la vidéo, qui a élargi le champ de perception dans un premier temps pour se transformer ensuite en élément sine qua non de la scène moderne. De même que les micros HF, haute-fidélité : choix inattendu initialement qui se convertit en topos inventorié de la modernité, il exaspère par son expansion commode. Ces emprunts et ces appropriations explicites se constituent en ce que l’on pourrait appeler la « tradition de l’avant-garde ». Avant-garde pas-à-pas pétrifiée.

Un ami théoricien, Victor Ivanovici, réclame pour les «suiveurs» plus d’indulgence que je leur accorde, car, écrit-il, « ils ont le mérite d’apprivoiser la découverte radicale qui, si elle restait à un niveau de tension trop élevé, ne pourrait pas durer et finirait par s’autodétruire ». Position conciliatrice pleinement légitime confirmée par Grotowski lui-même, qui s’est arrêté de travailler après Apocalypsis cum figuris. Il a suspendu son propre parcours, laissant aux «successeurs» le soin de le poursuivre ! Mais cela comporte des risques et entraîne des rejets !

Une distinction mérite d’être rappelée, qui est liée à la durée, à la vitesse de la récupération. Les « suiveurs » se trouvent parmi les premiers à saisir la portée novatrice de certaines mutations. Ils se dissocient d’une autre catégorie, subalterne, celle des « imitateurs » qui seulement au bout d’un certain temps, plus long, se rattachent au courant principal, tels des épigones qui rattrapent tardivement « les trains en marche ». Cette fois-ci, la mode elle-même subit un phénomène de dévitalisation et les pratiques adoptées désignent une posture flagrante de récupération. L’imitation n’est que l’avatar subalterne de la mode et témoigne du désir de s’affilier à ce qui, par ailleurs, a perdu tout effet novateur. Avec les « imitateurs » s’achève la chaîne… On peut distinguer l’élargissement progressif de cet ensemble, car les « précurseurs » sont rares, très rares, les « lanceurs » se distinguent par leur nombre restreint, tandis que les « suiveurs » se multiplient et les « imitateurs » finissent en légions. Ainsi s’achève un mouvement et s’engage, ensuite, un autre à même de saisir un Esprit du temps différent, celui d’une nouvelle époque.

Des « précurseurs » des « lanceurs », des « suiveurs », des « imitateurs » : à travers ces quatre hypostases, nous pouvons désigner et qualifier les attitudes adoptées à l’égard de l’Esprit du temps métamorphosé d’abord en mode, pour échouer ensuite en stéréotypie. En « mythologie » au sens barthésien du terme, à savoir de « lieu commun » de la scène actuelle.

Le binôme de la résistance

Face à cette suite de postures se précisent deux formes distinctes de refus : il y a d’un côté les « fondamentalistes », soit les artistes qui, délibérément ou pas, se contentent de l’exercice de la scène « transmis » par le savoir : ils sont les prisonniers de l’« habitus » théâtral dans le sens où Bourdieu le définit et cultivent le plaisir du même érigé en modèle conservé avec respect, car apte encore à être exploré. Il s’agit des « fondamentaux » du théâtre, bref d’un héritage assumé et non contesté comme socle de la mise en scène. Le théâtre est ce qu’il est… indifférent à l’Esprit du temps aussi bien qu’à la « mode ». Et, dans ce sens, ils pourraient faire leur le propos de Lichtenberg invitant à la méfiance et la résistance à l’égard des manifestations du temps, assimilé à la « mode ». « Efforce-toi de ne pas être de ton temps », conseille-t-il.

Les « fondamentalistes » sont plutôt des gens de théâtre qui agissent dignement au nom d’une posture indifférente aux mutations. Une fois, en raison de leur crispation sur les « fondamentaux » j’ai osé les assimiler aux « ayatollahs de la tradition » quand ils se sont manifestés et ont collaboré au déclin des avant-gardes. Mais une fois cette situation conflictuelle dépassée, nous pouvons interpréter cet « intégrisme » comme une fidélité à l’égard des savoirs transmis durant le « court siècle » de la mise en scène sans que cela affecte la qualité de leurs spectacles. Ces artistes, les meilleurs, de Planchon à Chéreau ou Bondy, en France, de Krejca à Stein ou Efros, opèrent tout de même certaines adaptations au présent et apportent un souffle discret qui anime leurs spectacles réfractaires à la « momification » du théâtre. On pourrait les qualifier d’« antimodernes » et ils peuvent s’apparenter aux figures citées par Antoine Compagnon dans son livre célèbre Les Antimodernes (Ed. Gallimard, 2005) car Strehler pour la scène a été l’équivalent de Barthes pour la théorie ! Et moi, « un peu classique » comme une amie m’a qualifié, je me suis reconnu dans l’un comme dans l’autre. Ils ont associé un repli sur l’héritage et cultivé, tout de même, un refus tempéré.

Il y a de l’autre côté les « irréductibles », ces artistes qui ont été des capteurs de l’Esprit du temps de leur époque, mais qui, ensuite, s’obstinent à rejeter toute mobilité : ils s’érigent en résistants réfractaires aux mutations. Ils se replient sur un Esprit du temps, le leur, qui, pour eux, s’éternise. Bien que le Zeitgeist par sa nature même subisse des métamorphoses radicales d’une période à une autre, les « irréductibles » décident de se dérober à toute envie d’adaptation, de transformation, de trahison de l’option initiale. Ils sont « incorruptibles », ne veulent pas transiger avec le modèle du Zeitgeist dont, initialement, ils furent les « lanceurs ». Eugenio Barba dit : « Je reste égal à moi-même et je gratte mon morceau de terre, toujours le même, comme une Antigone des temps modernes. »

Eugenio Barba : « Je reste égal à moi-même et je gratte mon morceau de terre, toujours le même, comme une Antigone des temps modernes. » Photo : Web

La résistance est assimilée à une éthique intransigeante refusant la moindre contamination. Cela, on doit le rappeler, entraîne des conséquences sur le plan de la réception, car les spectateurs de jadis, eux aussi fidèles, s’accommodent des données de l’Esprit du temps qui a déterminé les spectacles de Barba ou du Living, mais les spectateurs actuels, en particulier les jeunes, sont à la recherche du nouveau Zeitgeist et délaissent ses expressions anciennes ! Ils défendent un passé qu’ils ne considèrent pas mort… ils s’affirment rétifs à l’opinion environnante. Les « irréductibles » osent encourir ce risque. Je les regarde comme des modèles sculptés dans le temps qui ne se rendent pas et abhorrent les artistes girouettes qui suivent les moindres mouvements de la mode. Peut-on leur jeter la pierre au nom de cette fidélité à l’égard de l’Esprit du temps d’une autre époque, dont ils s’érigent en conservateurs exigeants ? Le champ de l’art se trouve agité par le conflit entre le refus irréductible et l’adaptation spontanée. Entre un Esprit du temps qui perdure et un autre, différent et nouveau, trop vite intégré. Au milieu, en manifestant des sympathies pour l’un ou l’autre des camps en conflit, les « fondamentalistes » qui labourent le champ balisé et reconnu du théâtre.

Les « fondamentalistes » se déclarent partisans d’une tradition culturelle commune et les « irréductibles » se crispent sur la tradition de leurs propres découvertes. C’est ce qui les distingue ! Comment choisir entre deux excès ?

Le Zeitgeist et l’âge

J’ose affirmer une conviction : percevoir l’Esprit du temps implique une certaine ouverture à ce qui « advient » et cela est un symptôme de jeunesse. Je parle de la jeunesse bien réelle, celle des artistes à l’orée de leur voie, et non pas de la jeunesse simulée par des critiques qui souffrent du complexe de Dorian Gray. Les collègues de ma génération qui s’associent à ces nouvelles modes avec une précipitation suspecte font preuve, il me semble, d’une panique, d’une crainte de la vieillesse contre laquelle ils considèrent que la thérapie la plus appropriée est de s’associer à ce qui porte le label de « neuf ». Comment ne pas rappeler ici cette revue italienne qui réunit des enseignants/critiques âgés pour se livrer, sans nulle réticence, à des exercices d’analyse des « performances »… Eux qui ont été réactifs à l’Esprit du temps d’autres époques se convertissent en zélateurs de l’autre, nouveau, étranger à leur âge. Nous ne pouvons exercer une relation organique avec le Zeitgeist en dehors de notre propre histoire dans l’art, de notre parcours, de notre vie. Et cela est vrai aussi bien pour des théoriciens que pour des artistes qui, au terme de leur carrière, procèdent affolés à la récupération de ce qui leur paraît encore être une garantie de modernité ! Mieux vaut la résistance que le mimétisme ! Combien de collègues, par crainte d’être marginalisés, sont passés de la résonance à un Zeitgeist à un autre, suivant : l’adaptation échoue, preuve de trahison. Il y a un temps pour la perméabilité à l’Esprit du temps et un autre pour la méfiance… Ce qui compte pour un artiste, c’est de s’interroger lui-même aussi bien que son art. Pour un critique, plus modestement, aussi. Les dissocier, c’est un danger.

Tadeusz Kantor : « J’ai quitté l’autoroute des avant-gardes pour emprunter à la vieillesse le sentier du cimetière. » Photo: Web

Passer de la course pour capter l’Esprit du temps à son abandon au nom d’un repli sur soi, c’est le trajet d’une vie en mouvement ! C’est ce sens que nous pouvons accorder à la phrase de Tadeusz Kantor lorsqu’il franchissait le cap de la soixantaine : « J’ai quitté l’autoroute des avant-gardes pour emprunter à la vieillesse le sentier du cimetière. » Il s’agissait donc d’assumer d’abord l’Esprit du temps et ensuite d’abandonner cet accord pour engager le repli sur soi, pour réactiver sa mémoire. De là vient le coup de génie de La Classe morte, geste radical qui a entraîné chez Kantor un éloignement du Zeitgeist pour se replier sur son autobiographie. L’accord ou l’opacité à l’Esprit du temps s’opère au nom des options esthétiques, mais ils subissent aussi l’impact de la biographie et, parfois, de l’histoire. Elle aussi intervient, car le Zeitgesit n’a rien d’abstrait et il invite les artistes à la prendre en compte. L’Esprit du temps porte l’empreinte des incidences historiques, politiques, des événements auxquels l’art en accord avec son époque ne peut rester indifférent.

Comment trouver la position juste entre un appétit de résonance et un besoin de résistance ? Peut-être, hypothèse personnelle, en changeant de position au long d’un parcours de vie. Ne pas rester immuables sur la même position. Aux données du Zeitgeist collectif, il est indispensable d’ajouter les injonctions de son autobiographie. De ce mariage peut découler une relation d’harmonie en mouvement.


*Georges Banu est Président d’honneur de l’AICT, Professeur à la Sorbonne (Paris III), essayiste et critique de théâtre. Il a signé un grand nombre d’ouvrages consacré surtout au théâtre du XXème siècle et aux relations entre le théâtre et la peinture. Parmi d’autres, on peut nommer les livres Le rouge et or. Le théâtre à l’italienne (1989), Peter Brook : De Timon d’Athènes à La tempête (1991), Exercices d’accompagnement : D’Antoine Vitez à Sarah Bernardt (2002), La scène surveillée (2006). Il a assuré la direction des numéros spéciaux de la revue Alternatives Théâtrales (Les répétitions, Débuter, Les penseurs de l’enseignement). Sur les relations entre le théâtre et la peinture, dans les éditions d’Adam Birö, il a publié : Le rideau ou la fêlure du monde (1997), L’homme de dos (2000), Nocturnes : Peindre le nuit, jour dans le noir (2005).

Copyright © 2018 Georges Banu
Critical Stages/Scènes critiques e-ISSN: 2409-7411

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Creative Commons Attribution International License CC BY-NC-ND 4.0.

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Le théâtre et l’Esprit du temps
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